Tribune
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Publié le 14 Juin 2013

Tempête sur le "modèle" turc

Par Franz-Olivier Giesbert

 

La Turquie est un cas d'école et, depuis plusieurs années, tous les yeux de notre Vieux Monde sont rivés sur elle. À juste titre. Dix-huitième PNB du monde, c'est une boule d'énergie de 75 millions d'habitants qui, aux portes de l'Europe, écrit l'avenir et contredit les idées reçues.

D'abord, le cas turc montre que la croissance économique n'est pas du tout incompatible avec l'islam, contrairement à une légende qui a la vie dure. Depuis qu'il est arrivé au pouvoir en 2002, le très pieux AKP (Parti de la justice et du développement) de M. Erdogan a obtenu des résultats impressionnants, à faire rougir de honte nos dirigeants.

 

En libéralisant le système économique et en s'appuyant sur des classes moyennes dynamiques, les militants musulmans au pouvoir ont réalisé ce qu'il faut bien appeler un miracle. La croissance de 9 % des années 2010 et 2011 avait provoqué une surchauffe avec l'inflation et les déficits afférents ; elle est tombée à 3% ; en France, on s'en contenterait bien.

 

Ensuite, deuxième idée reçue que la crise turque a fait voler en éclats : les partis religieux ne seraient pas dangereux pour la démocratie dès lors qu'ils sont modérés. Encore une erreur de jugement : c'est le refus de la laïcité qui met le ver dans le fruit, on ne peut plus empêcher la religion d'aller au bout de sa logique en essayant d'imposer sa marque sur la société civile.

 

M. Erdogan a fini par se lâcher et tente désormais de mettre en oeuvre ce qu'il annonçait il y a dix ans, avant d'en rabattre : "Les mosquées seront nos casernes, les minarets nos baïonnettes, les croyants nos soldats." Et c'est ce qui est en train de le perdre.

 

À croire qu'Allah lui en demande toujours plus. Saisi d'une espèce de prurit religieux, le Premier ministre turc ne cesse d'embaucher des imams et de planter des mosquées ou des salles de prières. Il y en a désormais une pour 350 habitants (contre un hôpital pour 60 000). Dans son budget, il privilégie les affaires islamiques au détriment des autres secteurs et prétend même former une "jeunesse religieuse". Ce n'est pas lui faire un procès d'intention que de se demander si son objectif, sur le tard, n'est pas de mettre en place un État théocratique.

 

Le cancer et l'âge aidant, le Premier ministre turc s'est refugié dans un bigotisme grotesque. On en rirait si les femmes, condamnées peu à peu à une ségrégation sexuelle, n'étaient les premières victimes de son fanatisme. De plus, le sunnisme de M. Erdogan ne souffre pas les "hérésies", comme celle des Alevis, qui représentent 20 % de la population et sont toujours ostracisés, comme les chrétiens, Arméniens ou Assyriens, qui s'inquiètent de plus en plus de leur sort.

 

La charia commence à pointer son nez affreux. Puritain comme un cagot, M. Erdogan s'est lancé dans une croisade obsessionnelle et ridicule contre l'alcool. Dieu merci, sa maladie n'est pas contagieuse : là était sans doute l'interdit de trop dans ce pays à la tradition laïque. Son régime prétend aussi interdire les baisers dans le métro. Sa décision d'arracher les arbres du parc Gesi, à Istanbul, pour y construire notamment une mosquée, a fait le reste et allumé la mèche.

 

Troisième idée reçue à revoir : l'islam serait une voie sans retour ni issue. C'est comme le communisme, contrairement à ce qu'on pouvait penser de celui-ci dans les années 70 : on peut toujours en sortir. La preuve, M. Erdogan se trouve aujourd'hui confronté à une révolte laïque et à une contestation politique grandissante dont le moindre des griefs n'est pas l'autoritarisme du régime qui réprime sauvagement les manifestations et a emprisonné plus de journalistes que la Chine. Sans parler des militants de la minorité kurde et de tant d'autres causes qui croupissent dans les geôles.

 

Le loup qui voulait se faire passer pour un agneau : l'histoire de M. Erdogan ressemble à une fable, celle d'un démocrate de circonstance qui a laissé son naturel islamiste revenir au galop. Déconnecté de la société civile, ce plastronneur a poussé le bouchon trop loin, pour le plus grand bonheur de M. Gül, le chef de l'État, son vieux rival du parti islamo-conservateur, un homme érudit et subtil, qui pourrait ramasser la mise, ce qui n'est pas encore sûr.

 

En attendant, dans le monde musulman, les printemps se suivent et ne se ressemblent pas.En Turquie, on ne voit pas l'automne, encore moins l'hiver, éteindre tout de suite les lumières qui viennent de s'allumer. Même s'il faut se méfier de l'Histoire, souvent si tragique, on peut gager que ce printemps-là donnera beaucoup plus de fleurs que les autres.