Tribune
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Publié le 30 Juin 2014

Tu ne tueras point ?

Propos recueillis par Gérard Stern, publié dans l’Arche

Stéphane Encel, historien des religions et spécialiste du judaïsme ancien, nous donne son regard sur la manière dont la violence tente parfois  de se maquiller de causes politiques ou religieuses.

L’Arche : Comment est née la notion de meurtre au nom de la religion et comment les religions ont-elles dépassé cette notion aujourd’hui ?

Stéphane Encel : Les hommes tuent et se tuent depuis la préhistoire, pour bien d’autres raisons que la religion, même si l’idée d’une « autre chose » remonte également à la préhistoire – lorsque les morts commencèrent à être enterrés, et avec des objets du quotidien. À quel moment tua-t-on au nom de la religion ? Les Égyptiens ou Babyloniens menèrent-ils les guerres dans ce sens ? Certes, la conviction d’une divinité majeure soutenant le projet royal était un fort levier, mais les motifs étaient avant tout politiques et économiques. Pour parler de meurtre, de guerre et de violence au nom de la religion il faut, semble-t-il, attendre l’émergence d’un exclusivisme religieux, qui ne peut plus s’accommoder de la présence d’autres cultes – concurrents ou déviants – sur un territoire souverain. Les quatre premiers « commandements » (Ex 20, 1-6//Dt 5, 6-10), maintes fois réitérés et que l’on peut résumer dans la reconnaissance du Dieu unique et l’interdiction des cultes autres, induisent logiquement de détruire les « hauts lieux », de pourchasser les prêtres y officiant et les fidèles y offrant, et sont probablement la première marque de cet exclusivisme, donc de ce potentiel de violence. Si ces dernières lignes font sursauter, il n’est qu’à citer – outre le commandement d’exterminer les sept peuples de Canaan – l’épisode du prêtre Pinhas empalant l’israélite et la madianite couchés ensemble, au nom de Dieu et devant Moïse, qui s’achève par la consécration de Pinhas par Dieu lui-même, car il a fait preuve d’une même passion que Lui. Le terme quineha, traduit en grec par zêlos, se rapporte à une attitude enflammée, passionnelle et jalouse. C’est ce terme dans les « Dix commandements/paroles » qui justifie, dans la « bouche » de Dieu, son exclusivisme, et c’est ce qu’Il demande à ses fidèles. Incontestablement, dans les monothéismes, le péché est une violence contre Dieu, et défendre Dieu et ses commandements implique une violence, qui sera celle-là légitime. Mais il ne s’agit là que d’un potentiel de violence, qui peut s’exprimer de différentes manières et susciter beaucoup de débats d’interprétation.

Est-ce un phénomène qui s’adapte avec les évolutions politiques ?

Précisément oui, et c’est la grande force du judaïsme et de son absence d’orthodoxie, c’est-à-dire de dogmes. Le prophète Jérémie que l’on encense, à juste titre, avait préconisé la soumission – pour un temps – au babylonien Nabuchodonosor, comprenant très pertinemment que s’y opposer serait un choix stratégique désastreux. Son argument principal était que les ennemis avaient été envoyés par Dieu pour châtier le peuple de Juda, et prendre les armes constituait donc non seulement une folie militaire, mais une attaque contre la volonté divine ! (Jér 25). Pourtant, dans le même temps, à Jérusalem, un autre prophète, Hananya, haranguait les foules pour se soulever contre l’oppresseur babylonien au nom de… la défense des commandements divins ! (Jér 28). Jérémie avait objectivement raison, mais que dire de la famille des Maccabées, qui prit au milieu du second siècle avant notre ère les armes contre le pouvoir grec et les juifs qui le soutenaient ? La fête de Hanoucca célèbre bien cette fois la victoire de cette entreprise – en passant il est vrai pudiquement et précautionneusement sous silence le déroulement de la guerre, meurtrière et fratricide. Et que dire du grand rabbi Aquiba, qui soutint, assez isolément d’ailleurs, la catastrophique révolte messianico-politique de Bar Kochba (132-135) qui s’acheva dans le sang ? La question est finalement celle du libre arbitre et de l’interprétation des textes par rapport à une situation souvent imposée… Lire la suite.