Tribune
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Publié le 26 Février 2013

Une guerre qui se mène aussi sur le corps des femmes

 

Discours de Colette Braeckman sur la violence sexuelle au Congo au 5ème Sommet de Genève

 

L’un des Congolais les plus connus à l’étranger est le médecin-chef de l’hôpital Panzi, au Sud Kivu, le gynécologue Denis Mukwege. Il y a plus de dix années que je l’ai rencontré et son hôpital, hélas, au fil du temps, s’est agrandi,  jusqu’à devenir un hôpital de référence pour les femmes qui ont été victimes de violences sexuelles, ainsi qu’une autre institution, l’hôpital Heal of Africa à Goma. Plus de 30.000 femmes ont suivi des traitements dans les services du Dr Mukwege, une petite partie des femmes en détresse au Sud Kivu qui, pour la plupart n’ont pas les moyens de faire le déplacement.

 

Elles souffrent des séquelles du viol, de problèmes gynécologiques et aussi de la fistule, cette destruction de l’appareil vaginal et urinaire qui entraîne des troubles de la miction, de l’incontinence et transforme les victimes en parias dans leur milieu, d’où elles sont chassées. C’est à travers le Dr Mukwege et d’autres médecins que j’ai découvert la tragédie des femmes congolaises et essayé de retracer l’historique de leurs souffrances.

 

 

Historique

Il importe de rappeler que le viol n’appartient pas à la culture ses peuples des Grands Lacs. Lors des troubles des années 60, les combattants « Mai Mai » (guerriers traditionnels) se voyaient interdire tout contact avec les femmes avant d’aller au combat.

 

Certes, dans cette région  comme dans bien d’autres, le machisme existe, les femmes accomplissent des travaux lourds, se marient trop jeunes, ont trop d’enfants, sont quelquefois maltraitées par leur mari. Mais le viol n’est pas une pratique séculaire, un  « accès de sauvagerie » comme on ose parfois le dire trop vite. Il est un phénomène récent, qui s’est répandu dans la société comme une épidémie.

 

La pratique du «  viol comme arme de guerre » et de destruction massive a commencé au Rwanda, lors du génocide de 1994. On a découvert alors que les miliciens Interhahamwe ne se contentaient pas de mutiler, frapper, et finalement achever les civils tutsis : ils se livraient au viol systématique des femmes, les gardant quelquefois comme esclaves sexuelles. Et aux survivantes, ils inoculèrent le VIH et autres maladies vénériennes. Le but était bien  le génocide : faire disparaître un groupe ethnique, les Tutsis, hypothéquer sa capacité de survie. Il a fallu du temps  pour que la justice internationale au TPIR se saisisse de cette dimension du  génocide, car dans un premier temps, cet aspect était passé sous silence.

 

En 1994, fuyant le Front patriotique rwandais composé de Tutsis exilés, deux millions de Hutus, civils, miliciens et militaires confondus, se transportent au Kivu, où ils vivent dans des camps de réfugiés et où les femmes sont souvent victimes de violences.

 

En 1996-1997 le Rwanda lance une offensive sur ces camps, plus d’un million et demi de Hutus restent au pays, mais les plus radicaux s’incrustent au Congo. En 1998 ils participent à la Deuxième Guerre, puis s’installent au Kivu où des groupes armés, vivant dans la forêt, tentent de prendre le contrôle de carrés miniers où ils obligent les paysans à travailler pour eux et à extraire des minerais, dont le colombo tantalite, qui deviendra leur trésor de guerre.

 

Généralisation de la pratique

 

C’est alors, vers 1999-2000 que la terreur commence à régner au nord et au Sud Kivu : des gynécologues comme Mukwege constatent qu’il ne s’agît plus seulement de viols massifs, mais de tortures et d’humiliations : on tire dans le vagin des femmes, on découpe des fillettes, on viole des femmes âgées, on jette du plastique fondu dans le vagin…Tout cela se passe en public, sous le regard du mari humilié et impuissant, sous les yeux des enfants, des voisins.

 

Quelques cas de cannibalisme forcé sont même signalés. On n’est plus là dans la recherche du plaisir sexuel, mais de l’humiliation, du contrôle d’une population sur une autre : les groupes armés assoient leur autorité en violant, en brisant la résistance de populations paysannes dont ils veulent contrôler les terres riches en minerais, qu’ils veulent obliger à travailler à leur profit.

 

Ces miliciens hutus, de l’avis général, sont les plus cruels. Mais ils ne sont pas seuls : l’armée rwandaise et ses alliés locaux, qui occupe le Kivu jusqu’en 2002  et traque les miliciens hutus se livre aussi à des massacres de civils, mais pas à des viols systématiques.

 

Par ailleurs, la pratique du viol se répand comme une épidémie, encouragée par l’impunité. La guerre a détruit le système judiciaire, la corruption, le manque de moyens ont fait le reste : les violeurs sont assurés de ne jamais être sanctionnés. Au fil des années, les groupes armés se multiplient : ils sont d’origine rwandaise, mais aussi congolaise. La possession d’une arme donne tous les droits et pour terroriser les civils, tous adoptent les mêmes pratiques : recruter des garçons pour en faire des enfants soldats, emmener les filles comme esclaves sexuelles, violer, mutiler pour pouvoir régner par la terreur.

 

Cette épidémie du viol gagne aussi les militaires congolais, assurés eux aussi de l’impunité. En outre, répudiées par leur mari, chassés de leur village les femmes échouent souvent en ville, sans moyens et certaines d’entre elles, malades, sont obligées pour survivre de se livrer à la prostitution.

 

Situation au Nord Kivu depuis l’éclatement de la nouvelle guerre

 

En avril 2012, une nouvelle rébellion est apparue au Nord Kivu, le M23, composée d’officiers tutsis proches du Rwanda. Elle a pris le contrôle d’une partie du territoire et menace toujours de revenir à Goma, conquise le 20 novembre 2011.

 

Pour les femmes, cette nouvelle guerre a empiré la situation : les déplacés de guerre sont entre 600.000 et un million, des gens qui vivent sous les bâches, des abris précaires. Dans ces camps, les femmes sont très vulnérables : sitôt qu’elles sortent pour aller chercher du bois de feu, elles sont attaquées et violées par des groupes armés. Même dans les camps il y a des cas de violences sexuelles. En outre les recrutements d’enfants soldats ont repris, plus de 600 écoles occupées par des militaires ou des déplacés sont hors d’usage. Malgré leurs déclarations, les rebelles pratiquent aussi la violence à l’encontre des civils : ils imposent des taxes aux barrières douanières,  menacent ceux qu’ils soupçonnent de leur être hostiles, provoquent la fuite des déplacés. L’armée gouvernementale a reçu des consignes, mais malgré tout elle se livre elle aussi à des pillages, des exactions contre les civils. Depuis le Nord Kivu jusqu’au Katanga, les nombreux groupes armés qui se sont développés ont tous adopté les mêmes pratiques, certains d’entre eux, les Raia Mutomboki se livrant, à l’encontre les Hutus rwandais et Congolais à des massacres particulièrement horribles.

 

Rôle de la communauté internationale

 

Depuis 2002 une force des Nations unies (Monuc puis Monusco, 17.500 hommes, un milliard 200 millions par an…) est déployée au Congo. Son mandat, très restreint, est de contribuer au maintien de la paix et d’assister les forces congolaises. Mais  force est de constater que malgré certains efforts (accompagner les femmes au marché, multiplier les campagnes de sensibilisation, publier des rapports)  la force onusienne ne protège pas réellement les femmes ; elle arrive dans les villages attaqués lorsque  tout est terminé et les bases militaires ne sont pas ouvertes aux villageois menacés. En outre, dans les forêts reculées, les patrouilles onusiennes sont rares et impuissantes.

 

C’est ce qui désespère un homme comme le Dr Mukwege et d’autres activistes : le problème est connu, la Marche mondiale des femmes s’est même transportée à Bukavu, des vedettes de Hollywood ont fait le voyage, les pétitions se multiplient, mais la situation change peu sur le terrain.

 

Quelles ébauches de solution ?

 

Prendre le problème à la racine : restaurer l’autorité de l’État, appuyer les autorités locales, renforcer les juridictions militaires (elles commencent à se multiplier), mettre fin à l’impunité et multiplier les tribunaux civils. Rapatrier au  Rwanda les miliciens hutus qui  furent à l’origine du problème. Modifier le mandat de la force des Nations unies ou renforcer ses effectifs par unités plus combatives.

 

Décourager, par une action internationale déterminée, toutes les tentations de prendre le pouvoir par les armes et d’imposer ainsi, une fois de plus, le règne de l’impunité.  Réguler et contrôler le commerce des minerais, non par des embargos contre-productifs, mais par l’assainissement des filières d’exportation.

 

Je suis personnellement convaincue du fait que tout est lié : des solutions humanitaires, compassionnelles, inspirées  par l’étranger ne suffisent pas, les dénonciations « Bukavu, capitale du viol… » sont infamantes. Il ne faut pas contourner l’ État congolais, mais le renforcer, l’épauler, car en définitive, ce sont les autorités locales qui ont le devoir de protéger leur population, il faut renforcer les institutions et en particulier la justice et le système de sécurité. Et enfin, surveiller efficacement la frontière entre le Congo et ses voisins, afin d’empêcher les infiltrations d’hommes armés et les exfiltrations de ressources naturelles afin de tracer le cadre d’une vraie coopération entre États.

 

Lors des accords de 2009, le Rwanda et le Congo avaient conclu des accords de sécurité et la situation régionale s’était améliorée, malgré les critiques. Il faudra un jour ou l’autre revenir à l’ esprit de ces accords et la communauté internationale peut donner aux deux pays des garanties de sécurité qu’il s’agisse de soutien économique, d’aide à la réinsertion, et de soutien systémique aux femmes de la région, en matière d’éducation, de promotion sociale, de revenu économique.  Afin que les courageuses femmes du Kivu ne soient plus caricaturées comme des victimes, des martyres, mais des citoyennes, des productrices de richesse. Ce qu’en réalité elles n’ont jamais cessé d’être.