Par Pierre-André Taguieff, publié dans le Figarovox le 21 avril 2016, sous le titre "De l'islamisation de la cause palestinienne au complotisme antisioniste"
Pierre-André Taguieff est philosophe, politologue et historien des idées. Il est directeur de recherche au CNRS, rattaché au Centre de recherches politiques de Sciences Po. Dans son dernier livre Du diable en politique. Réflexions sur l'antilepénisme ordinaire (Paris, CNRS Éditions, 2014), il décrypte le processus de diabolisation du Front National et ses revers.
Pour comprendre comment s'est fabriquée, au cours de la période post-nazie, une nouvelle configuration antijuive dans une Europe professant le respect inconditionnel des droits humains, il faut procéder à quelques détours historiques et géographiques, bref sortir à la fois de l'histoire européenne et de l'actualité la plus récente. Dans cette recherche, le fil rouge est constitué par l'islamisation croissante de la judéophobie, à travers la place toujours croissante occupée par la «cause palestinienne» dans le nouvel imaginaire antijuif partagé désormais par les musulmans et les non-musulmans. La «cause palestinienne» s'est ainsi transformée en cause arabo-islamique, comme par un retour à ses origines (les années 1920 et 1930), mais avec un point de fixation construit comme un mythe répulsif: le «sionisme», entité diabolisée érigée en ennemi universel (le «sionisme mondial»), et Israël, l'État jugé absolument illégitime et voué à la destruction. La réislamisation de la «cause palestinienne», dans le contexte d'une montée en puissance de l'islamisme dans le monde depuis les années 1990, a joué un rôle déterminant dans la production de la nouvelle judéophobie globalisée.
Dans ce cadre, de vieilles accusations antijuives transmises par la tradition musulmane ont été réactivées et mises au premier plan. Il en va ainsi du célèbre hadîth du rocher et de l'arbre, qu'on trouve cité dans la Charte du Hamas:
«Ainsi, bien que les épisodes soient séparés les uns des autres, la continuité du jihad se trouvant brisée par les obstacles placés par ceux qui relèvent de la constellation du sionisme, le Mouvement de la Résistance Islamique [Hamas] aspire à l'accomplissement de la promesse de Dieu, quel que soit le temps nécessaire. L'Apôtre de Dieu - que Dieu Lui donne bénédiction et paix - a dit: “L'Heure ne viendra pas avant que les musulmans n'aient combattu les Juifs (c'est-à-dire que les musulmans ne les aient tués), avant que les Juifs ne se fussent cachés derrière les pierres et les arbres et que les pierres et les arbres eussent dit: ‘Musulman, serviteur de Dieu! Un Juif se cache derrière moi, viens et tue-le.' Un seul arbre aura fait exception, le gharqad [sorte d'épineux] qui est un arbre des Juifs” (hadîth rapporté par al-Bukhâri et par Muslim).»
Dans la propagande «antisioniste» sont recyclées aussi les accusations de meurtre des prophètes, de falsification des livres saints, de propension juive à mentir et à semer la corruption et la guerre civile. D'où les stéréotypes négatifs indéfiniment exploités: les Juifs seraient fourbes et traîtres (en référence aux démêlés entre le Prophète et les Juifs de Médine), cupides et cruels, ennemis de Dieu et de l'humanité, corrompus et corrupteurs.
Mais il ne faut pas oublier pour autant le phénomène de transfert culturel des thèmes antijuifs européens au sein du monde arabo-musulman qui, commencé à la fin du XIXe siècle, a pris une ampleur croissante au Proche-Orient à l'occasion de la lutte engagée par les Arabes contre le sionisme aux lendemains de la Déclaration Balfour du 2 novembre 1917. Le refus arabo-musulman de la création d'un «foyer national juif» en Palestine a été immédiat, et s'est idéologisé par recours à des stéréotypes et à des thèmes d'accusation empruntés au corpus de l'antisémitisme européen. C'est le cas pour la légende du «meurtre rituel», le mythe du «complot juif mondial» ou l'accusation plus récente de «racisme», qui alimente depuis les années 1970 la «nazification» d'Israël et du sionisme. En raison de ces investissements symboliques, le modèle ordinaire du conflit israélo-palestinienne, en tant que conflit strictement politique et territorial, s'avère trompeur. Le conflit ne saurait se réduire au simple choc de deux nationalismes rivaux, impliquant des conflits de légitimité plus ou moins surmontables. Qu'on le veuille ou non, il tend à prendre la figure d'un conflit judéo-musulman...
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