Tribune
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Publié le 5 Mars 2014

Une relation passionnelle pourrait peut-être convenir…

Tribune de Pascal Bruckner publiée dans le hors-série des Etudes du  CRIF anniversaire des 70ans du CRIF

Introduction, par Marc Knobel, Directeur des Etudes du  CRIF :

Le CRIF a publié un recueil de textes en hommage au 70e anniversaire du CRIF, qui a été offert aux invités lors du 29e Dîner de l’institution. Ce recueil est composé de trente articles rédigés par des intellecuels, écrivains, journalistes, sociologues, philosophes... Nous reproduisons ci-après le second article de ce recueil : la tribune de Pascal Bruckner, philosophe et écrivain. Nous publierons par la suite l’ensemble de ces textes.

Marc Knobel, Directeur des Etudes du  CRIF

C’est une anecdote célèbre, mais  qu’il faut avoir à l’esprit quand on  parle de la France : « Une nation  capable de se diviser pour l’honneur d’un petit capitaine juif est une nation où il faut se rendre sans attendre », disait son père lituanien au futur philosophe Emmanuel Levinas, avant la Seconde Guerre mondiale. Durant l’Affaire, l’Hexagone ne se déchire pas seulement sur la culpabilité ou l’innocence d’un gradé de l’armée, il se partage sur le plan des principes : d’un côté, ceux, nombreux à droite comme à gauche, qui déduisent la culpabilité de Dreyfus de son caractère juif ou bourgeois, de l’autre, ceux qui opposent l’exigence de justice et le respect des faits à toutes les passions nationalistes ou prolétariennes.  

Pour ces derniers, condamner Dreyfus, une fois son innocence prouvée, c’est souiller les valeurs qui fondent la France depuis la Révolution de 1789, c’est moquer le droit, bafouer la République. Pour les autres, Dreyfus constitue le coupable idéal au moment où la nation, déjà vaincue par l’Allemagne en 1870 et cernée de « grands carnassiers », doute d’elle-même et doit se ressouder autour de la figure d’un traître. Peu importe que Dreyfus soit coupable ou non. Pour le moral du pays, il est bon qu’il soit traîné au banc d’infamie et condamné. L’on connaît le mot de Charles Maurras, fondateur de l’Action française et collaborateur par hyperpatriotisme, lorsqu’il fut condamné, le 28 janvier 1945, à Lyon, pour haute trahison et intelligence avec l’ennemi : « C’est la revanche de Dreyfus ». 

 

Durant les douze ans que dura l’affaire proprement dite, la France faillit sombrer dans la guerre civile tant les esprits étaient échauffés : les familles, les amis se fâchèrent, émeutes et tentatives d’assassinats se succédèrent sans discontinuer. Cela prouve une chose : la question juive fut et reste en France, passionnelle.

 

Il est une autre raison qui explique l’intensité de la querelle : ce qu’on pourrait appeler la haine française de l’argent. Double héritage du catholicisme et de la République, le « vil métal » est considéré dans notre pays comme un germe de corruption qui fausse les rapports entre les hommes. Rousseau a là-dessus des pages  définitives, où il oppose, au luxe et à la vanité des villes, la frugalité et la simplicité de la vie rurale. Ce dégoût de la finance, qui fut l’une des constantes de l’antijudaïsme moderne de Proudhon à Drumont, a été illustré par un pamphlétaire catholique, Léon Bloy, qui, après avoir fustigé l’argent comme le sang qui coule des plaies du Christ, après avoir vomi « la vermine juive » et « l’infection protestante » doit en  reconnaître l’importance dans la vie publique et privée et finit insensiblement par le réhabiliter.

 

Paul Claudel, dans un livre sur Israël, voit au contraire dans l’argent une première forme de solidarité spirituelle qui fonde une communauté et réhabilite l’importance des échanges matériels dans la cité, facteurs de paix et de rapprochement. Mais ce soupçon d’un peuple adonné aux seuls rapports marchands est loin de s’être dissipé, colporté notamment par toute une  tradition de gauche depuis Karl Marx. Il continue à sévir dans une période de crise où la jalousie et la critique sociale, attisées par l’ostentation des plus fortunés, peuvent rapidement dégénérer en stigmatisation. Le refus du veau d’or – pauvreté serait vertu, richesse serait vice – ne se transforme pas forcément en antisémitisme, mais dans toute parole antijuive, cet argument revient en leitmotiv.

 

On distingue généralement deux grands types d’antisémitisme : le religieux d’inspiration chrétienne, qui dénonce « l’aveuglement de la  Synagogue », accuse le peuple mosaïque d’avoir tué le Christ et de persister dans l’erreur après la révélation évangélique ; et le nationaliste, qui reproche aux minorités apatrides d’être un ferment d’impureté préjudiciable à la bonne santé des nations. À ces deux griefs classiques, il faut en ajouter un autre, plus inattendu et plus redoutable depuis un demi-siècle : l’envie du Juif en tant que victime, parangon du malheur depuis 1945. Il devient alors le modèle et l’obstacle, il usurpe une position qui revient de droit aux Noirs, aux Arabes, aux Palestiniens, aux Français, etc. Nous touchons à un phénomène bien connu, celui de la compétition victimaire qui fait rage aujourd’hui. Pourquoi tout le monde veut-il être juif de nos jours, et surtout les antisémites ? 

 

Pour accéder fantasmatiquement au statut de l’opprimé, parce que nous avons en Europe une vision chrétienne des Juifs qui fait d’eux les  crucifiés par excellence. Pour hausser enfin le plus petit conflit au niveau d’une réédition de la lutte contre le nazisme. C’est ainsi que les  intégristes voudraient mettre sur le même plan antisémitisme et islamophobie, comme si la critique, justifiée ou non, d’une religion équivalait à une persécution raciale et méritait que soit  rétabli le délit de blasphème. Toute l’extrême droite, en France comme en Russie ou en  Europe centrale, reprend à son compte cette rhétorique victimaire : reléguées au second plan les tirades flamboyantes sur la suprématie blanche, la supériorité de la brute blonde. Le discours défensif est celui de l’asservi, de  l’esclave qui se bat pour sa survie : les vrais Juifs, c’est nous (sous-entendu : les autres sont des usurpateurs). Cet appétit mimétique peut entraîner des comparaisons équivoques : le théologien fondamentaliste Tariq Ramadan n’explique-t-il pas que la situation des musulmans en Europe de nos jours est comparable à celle des Juifs dans les années 1930 ?

 

Comprenez le sous-entendu : critiquer l’islam, c’est risquer une nouvelle Shoah à l’endroit des adorateurs du Prophète. Peut-être faut-il voir dans cette obsession l’évolution de notre attitude à l’égard du problème juif en Europe. On est passés de l’idéalisation consécutive à la révélation du génocide au dénigrement ultérieur. L’éloge du déporté portait en lui l’imminence de l’éreintement, la calomnie suivait de près l’idolâtrie. À l’image du bon Juif, humble et persécuté, des ghettos d’Europe centrale s’est substituée celle du colon israélien, arrogant et agressif. On admirait le premier, déraciné, vagabond, témoin exemplaire de la condition humaine ; on vomit le second, citoyen ordinaire d’une nation qui défend chèrement sa peau. On en veut aux Juifs d’être sortis de leur faiblesse immémoriale, d’embrasser la force sans crainte, d’en user et d’en abuser. Ils ont trahi la mission que leur avait assignée l’Histoire, être un peuple d’apatrides qui ne s’enferre pas dans l’étroitesse obtuse des nations. Leur dispersion hier à travers le monde signait leur grandeur. Au moment où l’Europe elle-même abjure ses patries, leur ancrage sur une terre, disputée et arrachée à d’autres, équivaut à un désastre. 

 

Bref, en eux, on n’aimait pas une mémoire, une culture, un rapport précis à l’étude, à l’écriture, au livre, on aimait la victime impersonnelle. Leur faute ? Ils ont réécrit sans nous le scénario  auquel nous les avions cantonnés, ils ont donc perdu le droit de nous demander des comptes. Nation de parias, Israël est ainsi devenue, chez beaucoup, le paria des nations.

 

On le sait, l’antisémitisme est majoritairement le fait, en France, des populations musulmanes qui ont importé sur notre territoire le conflit israélo-palestinien. Chaque citoyen français « israélite » devient ainsi l’otage de la politique de Jérusalem. Comme le disait avec lucidité le feu roi du Maroc Hassan II : « La haine d’Israël est le principal aphrodisiaque du monde arabe ». Requis de se fondre dans la population, les Juifs sont ramenés à leur particularité dès qu’il s’agit du Proche-Orient et soupçonnés, par leur simple existence, de prêter appui à l’entité sioniste. Ce qu’exprime à sa façon, par exemple, le sociologue Laurent Muchielli, qui regrette l’incapacité des organisations juives à prendre leurs distances avec la politique israélienne. Bref, il faudrait abjurer Israël pour avoir le droit d’être considéré comme un Français à part entière. Étrange raisonnement qui en rappelle d’autres.

 

La recension des figures de la haine ne devrait pourtant pas faire oublier ce fait nouveau : la normalisation de l’État juif dans l’opinion publique française, à mesure que s’estompe la centralité de la question israélo-palestinienne, rétrogradée au rang d’affaire régionale. Et ce pour deux raisons essentielles : au moment où le monde arabo-musulman, du Pakistan à l’Algérie, semble guetté par le spectre de la guerre civile, Israël paraît à l’inverse comme une oasis de démocratie, de prospérité.  

 

Cette contrée qu’on promettait à la disparition manifeste une endurance remarquable alors qu’alentour, les peuples s’entretuent et se  déchirent au nom de Dieu. Mais surtout,  Français et Israéliens partagent désormais une communauté de destin à travers les menaces terroristes qui frappent l’Europe : les bombes qui explosent, les attentats déjoués ne sont plus des événements exotiques mais des possibilités domestiques que nous avons tous intégrés à notre mode de vie. Partageant les mêmes risques, nous manifestons plus d’empathie.  

 

On le sait, la France moderne est écartelée entre deux mémoires douloureuses : celle de Vichy et celle de l’Empire. Mais ce sont deux mémoires de poids inégal. La colonisation semble moins lourde à porter que la Collaboration et ce pour une raison simple : la défaite de 1940 et l’Occupation ont mouillé l’ensemble du pays, l’ont sali autant que rabaissé, en dépit d’unerésistance minoritaire et courageuse.  

 

L’aventure coloniale, en revanche, pour brutale et sanglante qu’elle fut souvent, et en dépit  d’un fort lobby à l’Assemblée durant la IIIe République, n’a concerné au final qu’une  fraction de nos compatriotes. La honte de la  déroute et la participation active du gouvernement de Pétain à la déportation des Juifs (alors qu’au Danemark par exemple, pays qui sauva tous ses Juifs, le roi lui-même avait choisi de porter l’étoile jaune en signe de solidarité) l’emportent sur celle des conquêtes africaines ou asiatiques, considérées aujourd’hui, par une majorité, comme des aberrations d’un autre âge.  

 

Entre aventure coloniale et accommodement avec l’hitlérisme, c’est de ce dernier péché dont il vaut mieux s’exonérer. D’où l’importance de la question israélienne : si l’on peut prouver que les Juifs, une fois constitués en État, reproduisent sur plus faibles qu’eux ce qu’ils ont enduré jadis de la part de plus fort, alors la passivité voire la complicité des nations européennes vis-à-vis du IIIe Reich diminue d’autant.

 

La France, nation à vocation universaliste, est soumise à un double défi : abritant sur son  territoire la plus grande communauté musulmane et la plus grande communauté juive d’Europe, elle doit veiller à leur bonne intelligence sans sa CRIFier l’une à l’autre. Elle doit aussi veiller à ce que les désaccords puissent s’exprimer pacifiquement entre les diverses familles spirituelles qui la composent. Imaginons qu’éclate au Proche-Orient une troisième Intifada, une nouvelle guerre : elles pourraient provoquer un déferlement de judéophobie analogue à celui qui a frappé l’Hexagone à partir de l’an 2000.

 

Il serait intéressant de voir alors comment les politiques et l’intelligentsia réagiraient : suivraient-ils le « théorème de Pascal Boniface », lequel, dans une note aux dirigeants du parti socialiste d’avril 2001, semblait recommander (il s’en est lui-même toujours défendu) de lâcher le vote juif (500 000 personnes en France) au profit du vote musulman (5 à 6 millions de personnes) ?

 

L’Europe n’est pas revenue aux déchainements de l’entre-deux-guerres, elle a même érigé toutes les barrières morales et juridiques pour prévenir le retour de la Bête immonde. 

 

Mais elle peut pratiquer, à l’occasion, un antisémitisme par abstention, par souci d’équité et de tranquillité. Jugeant les enfants d’Israël  injustement favorisés et les enfants d’Ismaël  injustement déshérités, et abandonnant les uns pour les autres au nom d’un antiracisme strict. 

 

Minoritaires, les Juifs auront toujours sur notre territoire un privilège d’ancienneté : des liens millénaires, un attachement par le cœur et la raison, des engouements radicaux suivis d’aversions intenses, ont ponctué leur histoire complexe au sein de notre nation. 

 

C’est pourquoi la manière dont la France traite ses citoyens juifs est révélatrice de la bonne santé ou des fragilités de notre pays. 

 

L’antisémitisme ne disparaît pas, il se métamorphose, ses formes peuvent prendre les atours les plus complexes, y compris celui d’un  philosémitisme profus. Dans une période de crise morale et spirituelle profonde comme celle que nous traversons, il importe d’avoir présent à l’esprit le mot si profond de Prosper Mérimée : « Souviens-toi de te méfier ».