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Actualité Juive : M. le Ministre, quelle est la motivation profonde, ou l'urgence, de la rédaction de cette Charte de la laïcité ? En quoi cette question est-elle d'actualité alors que tout un corps de lois encadre déjà les pratiques religieuses ?
Vincent Peillon : J’ai voulu cette Charte, car je suis convaincu que si la laïcité connaît aujourd’hui tant de contestations, de remises en cause, de dévoiement même, c’est parce qu’elle souffre d’abord d’un déficit de connaissance et de compréhension. Trop de nos élèves, mais aussi, trop de nos concitoyens en ignorent l’histoire, le sens et les enjeux. Dans notre société traversée depuis plusieurs années par de fortes tensions, elle est trop souvent invoquée pour stigmatiser ou diviser. Inversement, certains la prétendent inadaptée, insuffisamment moderne et ouverte, voire liberticide. Il faut faire comprendre que la laïcité n’est pas une arme : c’est un pacte. Un pacte qui garantit à la fois l’émancipation individuelle et notre capacité à vivre ensemble, à faire société, à dépasser nos différences pour construire notre avenir. Et c’est à l’école – cette enceinte où l’élève construit sa personnalité et son rapport aux autres – que la laïcité doit d’abord être garantie – et enseignée. Cette Charte n’invente pas de nouvelles règles, elle ne crée pas de droits : elle éclaire le sens de ce principe essentiel de la République.
Quelles ont été les difficultés principales à la mise en place de cette charte ?
À ce stade… aucune. Le texte de la Charte a fait l’objet de nombreuses consultations, qui ont permis aux uns et aux autres de l’améliorer et de se l’approprier. Elle a reçu un accueil très favorable au Conseil supérieur de l’Éducation – y compris d’ailleurs, des représentants de l’école privée. L’Observatoire de la laïcité a rendu un avis positif. Des professeurs, des établissements, s’en sont déjà saisis pour proposer des séquences de cours. Mais je sais aussi que cette Charte n’a d’intérêt que si elle est exploitée pour mettre en œuvre une véritable pédagogie de la laïcité. Lorsque je vois, par exemple, des élèves de CM2, sous la houlette de leur enseignant, proposer leur interprétation de la Charte, avec leurs mots, je me dis que nous sommes en bonne voie. Il y a, bien sûr, des sceptiques : à nous de les convaincre. Quant à ceux, peu nombreux en définitive, qui voient dans ce texte une attaque contre les religions, je ne peux que les inviter à le lire plus attentivement : ils y verront la place qu’y occupe la liberté de conscience.
Comment voyez-vous l'intégration dans les écoles privées confessionnelles de la charte de la laïcité ?
L’enseignement public et l’enseignement privé sous contrat partagent la mission de faire partager les valeurs de la République. Dans les établissements privés sous contrat, comme dans les établissements publics, la laïcité doit être enseignée et transmise, dans le cadre des enseignements comme dans les actions éducatives. Le texte de la Charte est de ce point de vue un très bon support pédagogique et plusieurs représentants de l’enseignement privé m’ont dit en partager très largement l’esprit, voire la lettre pour l’essentiel. Mais, hors des programmes que les établissements privés sous contrat sont tenus d’appliquer dans leur intégralité, il appartient à ces établissements de déterminer les modalités de cette transmission : l’affichage de la Charte ne peut dès lors pas leur être imposée.
Considérez-vous la laïcité comme partie intégrante de l'identité française ?
Il y a nombreuses façons de considérer la question de l’identité. Y compris, nous l’avons vu ces dernières années, de très dangereuses. Lorsqu’on essentialise un mode de vie, une culture, une religion en disant « tout ce qui est différent de cela n’est pas la France, ne peut pas être la France », alors on court le risque de graves dérives. La France, la Nation française, c’est d’abord une manière de vivre ensemble, catholiques, protestant, juifs, musulmans, athées... La laïcité, c’est le chemin que nous avons trouvé pour répondre à deux questions très anciennes – bien antérieures d’ailleurs à la Révolution française – celle de la cohabitation dans un pays à majorité catholique, mais multiconfessionnel, et celle de la nécessaire neutralité de l’État et de la liberté religieuse. Notre pays a connu, au cours de son histoire, d’une part des guerres de religions, d’autre part des tensions récurrentes liées à la volonté d’indépendance de l’État face aux pouvoirs « spirituels ». La IIIe République met fin à cela, par la séparation des Églises et de l’État. La loi de 1905, c’est une loi d’apaisement.
Un Conseil supérieur des programmes éducatifs va voir le jour dans les prochaines semaines, avec, entre autres missions, d'intégrer une dose de mor ale laïque dans les enseignements. Pouvez-vous nous en dire plus ? Sur quels textes va-t-elle s'appuyer ? Cela concerne-t-il les établissements confessionnels ?
Entendons-nous déjà sur ce qu’il faut entendre par morale laïc : un ensemble de connaissances et de réflexions sur les valeurs, les principes et les règles qui permettent, dans la République, de vivre ensemble selon notre idéal commun de liberté, d'égalité et de fraternité. Cela doit aussi être une mise en pratique de ces valeurs et de ces règles. Elle prendra la forme d’un enseignement moral et civique, avec un programme, des horaires, une évaluation, des manuels, une formation des enseignants dédiés et sera évidemment enseignée dans les établissements privés sous contrat. Soyons clairs, la morale laïque n’est pas antireligieuse, elle ne s’oppose pas aux morales confessionnelles. C’est exactement l'inverse : elle est une morale commune à tous, et c’est justement son respect qui autorise la liberté et la coexistence des croyances individuelles et privées de chacun. Le Conseil supérieur des programmes aura à construire une progression du CP aux classes de terminales. Il pourra partir des préconisations du rapport rédigé l’an passé par Laurence Loeffel, Alain Bergougnoux et Rémy Schwartz. Il devra y avoir à la fois des cours et du travail interdisciplinaire.
Que répondez-vous à ceux qui avancent que le modèle laïc, et la morale à la française sont à bout de souffle, car trop intellectuels, et pas assez ancrés dans la réalité culturelle commune (contrairement aux religions qui comprennent généralement un aspect social (solidarité) culturel (fêtes et cultes) intellectuel, spirituel, etc.) ?
Je n’ai pas souvent entendu cette critique, qui repose d’ailleurs sur une vision fausse de ce qu’est la laïcité. La laïcité n’est pas davantage l’athéisme qu’une religion alternative. C’est un principe d’organisation collective. Elle ne s’oppose en rien au partage, par des coreligionnaires, d’une culture, d’une solidarité et évidemment, d’une spiritualité. Mais elle permet non seulement de cohabiter, mais au-delà, de partager avec tous, au-delà de leur appartenance religieuse, une culture, une solidarité, un respect, des moments de joie collective.
Où situez-vous le curseur de la juste laïcité entre athéisme "laïcard" et vraie cohabitation des croyances ?
Il n’y a pas de curseur à placer. Comme je l’ai déjà souligné, la laïcité n’est pas l’athéisme. Elle permet la cohabitation des croyances… et des incroyances. C’est, précisément la liberté de croire ou de ne pas croire. Elle accorde la même dignité à tous, croyants ou non. Et elle repose sur la liberté d’expression, qui autorise la critique et la dérision. C’est pour cela qu’un État laïc ne peut pas, par exemple, reconnaître le blasphème, mais peut et doit condamner fermement tout appel à la haine.
Quelles sont les autres priorités pour les écoles aujourd'hui ?
On a un système qui fonctionne bien pour environ 80% des élèves. Mais pour les 20% restants, il crée de l’échec et du décrochage. Ce sont des drames individuels et un gâchis social insupportables. Donc il faut refonder notre scolarité obligatoire. Cela veut dire d’abord mettre l’accent sur le fondement : l’école primaire, notre priorité. C’est là que se joue souvent l’échec ou la réussite. Donc nous lui donnons plus de moyens, nous répartissons mieux le temps scolaire et nous développons des nouvelles pédagogies. Dès cette année, nous avons aussi recréé la formation des enseignants, qui avait été démantelée. Enseigner, ça s’apprend, et nous avons recréé une année de stage qui prépare vraiment à l’exercice de la profession. Nous voulons notamment faire en sorte que les professeurs soient en mesure de mieux prévenir le décrochage scolaire, d’utiliser le numérique, de scolariser les enfants handicapés... Et pour cette année nous avons quatre grands chantiers : la refonte de tous les programmes, la réforme du collège, celle de l’éducation prioritaire et les discussions avec les syndicats sur le métier d’enseignant.
Quels sont en pratique, les changements que vous envisagez sur le plan pédagogique dans les écoles primaires pour réduire le taux d'échec dans les apprentissages ?
À l’école primaire, nous avons commencé par les rythmes scolaires, car la situation française, avec seulement 144 jours de classe et des journées de 6 heures, était unique au monde et engendrait beaucoup de fatigue, de mal-être et donc d’échec. Chacun comprend qu’on apprend mieux à lire le mercredi matin que le vendredi après 15 heures. Et là où il y a le plus de difficultés, nous proposons « plus de maîtres que de classes » : un enseignant supplémentaire qui pourra faire travailler les écoliers en petits groupes et les accompagner dans leurs apprentissages. C’est une méthode qui a fait ses preuves. Nous favorisons aussi la scolarisation des enfants de moins de 3 ans dans les quartiers défavorisés ; c’est très bénéfique pour l’apprentissage du langage, par exemple. En tout, il y aura plus de 3 350 nouveaux postes d’enseignants dans le primaire à la rentrée, ciblés dans les écoles où les besoins sont les plus importants.