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« On ne me dérange jamais. » Yvonne Abbas parle sans détour lorsqu’on lui demande d’évoquer sa déportation, durant la Seconde Guerre mondiale. Celle que l’on commémore, aujourd’hui, dans toute la France. Pourtant, la mise en abîme blesse. La mort d’un père pour ses 12 ans, celle d’un frère et d’un mari, en pleine guerre, d’une mère ensuite et d’un fils, même, plus tard. Sans parler d’années de torture, de travaux forcés, d’emprisonnement. Aujourd’hui sans famille, Yvonne, l’une des dernières voix « de ces vies gâchées », croit pourtant en l’avenir. Et garde, admirablement, le front haut : « Je n’ai jamais témoigné pour pleurer, mais pour que ça n‘arrive plus jamais. »
Petite militante, jeune résistante
Yvonne naît le 29 avril 1922 d’un père algérien et d’une mère française. À peine décorée du certificat d’études, elle est contrainte à l’embauche, dans une épicerie de La Madeleine. La crise de 1929 et la mort d’un père de tuberculose ne lui laissent aucune échappatoire. « En 1935, les enfants étaient exploités… » Yvonne ne se laisse (déjà) pas faire. Elle occupe les usines avec ses aînés et adhère à l’Union des jeunes filles de France, un des mouvements de la Jeunesse communiste d’alors. Après « une éducation patriotique », des goûters familiaux « petits biscuits et guerre », l’ado pousse dans le militantisme. Au fil des ans, elle alimente son insurrection : « Lors de réunions, j’ai rencontré des jeunes gens. Nous discutions de ce qui se passait en Allemagne, en Italie et, surtout, en Espagne. On était avertis. » C’est d’ailleurs là qu’elle rencontre Florent Debels, avec qui elle se marie en 1938. Avant d’en être séparée, à jamais, quatre ans plus tard.
Vers l’horreur
Yvonne a 19 ans. L’armée française écrasée, l’occupant allemand s’installe. Pour « chasser la barbarie nazie », elle ne peut pas dynamiter des voies de chemin de fer avec les francs tireurs et partisans, alors elle se fait agent de liaison, pour leur compte. Elle « emprunte » une presse, relaie les messages, diffuse les tracts, cache des cocktails Molotov et des revolvers… Mais continue à travailler, pour ne pas éveiller de doutes et protéger les siens.
« En 1942, je m’apprêtais à passer dans la clandestinité… » Pas le temps. Ni de fêter ses vingt ans. La police, informée, fait irruption à l’aube. Le début de l’horreur, pour elle et deux autres partisans. Elle enchaîne les cachots humides, infestés, surpeuplés, boulets au pied et menottes, de Lille à Rennes, en passant par Douai ou Paris. Comme les interrogatoires musclés. On la bat pour dénoncer celui qu’elle aime : « Nous sommes séparés… » Yvonne ne lâche rien. Mais ne sait pas encore que Florent a été arrêté à quelques jours d’intervalle. Encore moins qu’il sera fusillé deux mois après au fort du Vert Galant à Wambrechies. Elle ne l’apprendra que trois ans plus tard.
« Disparue »
La prison de Rennes écrit à une mère du Nord. On lui retourne les courriers qu’elle envoie, en vain, à sa fille. La jeune Yvonne est considérée comme disparue, ou plutôt « partie sans laisser d’adresse », comme l’indique une lettre. « Je leur en veux encore », souffle l’intéressée, les dents serrées. Remise aux Allemands, la disparue est en réalité devenue déportée. Internée dans le camp de concentration pour femmes de Ravensbrück, dans le nord de l’Allemagne. Celui qui engloutira plus de 90 000 âmes, en trois ans de fonctionnement. Yvonne n’est plus que le matricule 35 138.
Pioche sur le dos, elle casse des cailloux, 12 heures par jour. Pour faire du sable. Le soir, forcée de longer le mur « des fusillées dans le dos », elle se couche, épuisée, sur des paillasses. Entassée dans un baraquement avec un millier d’autres Européennes. « C’était l’extermination, par le travail, la faim, le froid. » Vivre se résume à la solidarité, en priorité envers « les femmes qui avaient des enfants et se devaient de survivre ». Par le rire, aussi, pourtant si difficile : « Sourire pour survivre. »
Le 4 mai 1945, Yvonne travaille dans l’usine d’armement d’Holleischen, où elle a été affectée, lorsqu’elle voit des résistants quitter la forêt pour gagner son camp : « Ils avaient appris que les SS, dans la déroute, prévoyaient de miner le camp ». Le camp est libéré le lendemain, par les armées alliées. Yvonne sera parmi les derniers rapatriés, dans sa tenue rayée de bleu et de gris.
Prendre le dessus
Trois ans après avoir quitté sa geôle du commissariat de Lille, Yvonne se présente à La Madeleine, à l’adresse qu’on lui a remise. Elle y retrouve sa mère, demande à rentrer chez elle. Elle ne tarde pas à apprendre qu’elle a « tout perdu » : un frère tué dans l’armée, un mari exécuté et un logement saccagé puis occupé par la police. Sans logement, argent, papier… Sans espoir ? « La vie continue », commente aujourd’hui Yvonne, illico. Pas comme ce jour de juin 1945 : « Je n’étais pas facile, je ne comprenais pas que certains puissent vivre. Que l’on rit, que l’on chante… »
Aujourd’hui, malgré les épreuves, Yvonne aborde la vie avec malice et tendresse. Sûrement grâce à Pierre, rencontré après la guerre et aujourd’hui disparu. Peut-être aussi par son implication dans la municipalité de La Madeleine. Ou dans toutes les associations, notamment à la présidence du musée de la Résistance de Denain, auprès des élèves de la région, pour honorer ce « serment fait à des vies gâchées qui n’ont pas eu la chance de revenir ». Sans se déconnecter. Inquiète, indignée par le chômage et la pauvreté qu’elle lit dans les journaux, Yvonne, lundi 91 ans, garde espoir. Et livre une leçon de vie : « Le chagrin ne fait pas mourir, il faut prendre le dessus. »