Tribune
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Published on 5 February 2013

Respecter l'être humain proche de la mort

 

Par Gilles Bernheim, Grand Rabbin de France. Article publié dans le n° 1242 d’Actualité Juive, du jeudi 31 janvier 2013.

 

Le rapport rendu le 18 décembre 2012 par le professeur Sicard au Président de la République prône la « sédation terminale » par les médecins et ouvre la vole au débat sur le suicide assiste. Après saisie par l'Élysée du Conseil consultatif national d’éthique, un projet de loi sera soumis au Parlement en .juin 2013. C'est l’occasion de réfléchir ici à notre rapport à la mort et aux mourants, et de poser les premiers termes d'un débat sur la fin de vie. 

 

De tout temps l'homme a été confronté au mystère de la mort. Jamais peut-être n'a-t-il été autant qu'aujourd'hui désorienté par cette donnée pourtant fondamentale de sa condition. De multiples progrès ont permis de prévenir ou de guérir des maladies autrefois fatales.

 

Simultanément, des changements socioculturels et les impératifs d'une médecine technicisée ont fait que la mort a généralement cessé d'être un évènement social, ritualisé, intégré dans la vie des familles et des communautés humaines.

 

Cette perte de l’expérience de proximité, de familiarité même avec la mort est une des causes d'une banalisation de la vie qui perd en sérieux et en profondeur, et elle contribue à renforcer pour chacun l’angoisse de sa propre fin.

 

On en vient penser qu’un abrègement de cette phase de l'existence, une mort accélérée procurée de la main même de ceux qui ont pour fonction de soigner serait parfois préférable, serait même un geste d'humanité. La conviction tend à se répandre, s'affirme avec une insistance grandissante, qu'il serait souhaitable de donner la mort aux malades incurables qui manifestent qu'ils ne supportent plus leurs souffrances ou la dégradation de leur état.

 

Quelques remarques s'imposent, car le sentiment d'évidence fondé sur l’émotion risque toujours d'être trompeur.

 

Que l’on puisse donner la mort directement, même si le patient le demande, risque de détruire la confiance indispensable aux relations du malade et de sa famille avec l’équipe soignante.

 

Déléguer ce rôle au corps médical lui donnerait dans la société un pouvoir exorbitant. La « mort douce » octroyée à quelques-uns pourrait devenir la source d'une angoisse irrésistible pour beaucoup de malades.

 

On tente de légitimer l’euthanasie par la demande de celui qui souffre. Certes il doit être écouté. II est capital de mieux percevoir sa souffrance, son désespoir, son sentiment de déchéance, pour mieux le soulager, lui témoigner l'attachement qu'on a pour lui, le rattacher ainsi au monde des vivants. Beaucoup le soulignent, la plupart des demandes d'euthanasie sont des interrogations sur l'estime d'autrui, des requêtes d'amour. La société répondra-t-elle par un geste de mort ?

 

La mort provoquée ne représente-t-elle pas cependant un acte de pitié ? Nous avons été témoins de l’épreuve et des interrogations angoissées des familles, des soignants, et nous savons qu'elles peuvent susciter le désir d'abréger la souffrance d'un mourant. Des situations extrêmes sont largement exploitées dans les campagnes d'opinion. La pitié est un sentiment très profond qui témoigne de la sensibilité à la souffrance d'autrui, mais elle prend différentes formes. Passive, elle se laisse envahir par cette souffrance, la fait sienne, et en est obsédée. Active, elle se fait compassion, recherche la communication avec le mourant en affrontant le risque de souffrir soi-même davantage dans cette proximité. Certains se laissent bouleverser par le changement de l’autre qui ruine son image ancienne.

 

Celui ou celle qui compatit postule, cherche et perçoit, quelles que soient les apparences, la dignité, même la grandeur de celui ou celle qui reste un frère ou une sœur en humanité. L'émotion viscérale fait dire que l'existence de tel malade n'est plus humaine. Celui ou celle qui s'élève jusqu'à la compassion reconnait l’humanité même sous des formes repoussantes. La pitié qui désespère de la valeur de la vie d'autrui, de sa sacralité, peut devenir homicide pour se débarrasser, entre autres, de sa propre souffrance. La pitié compatissante cherche humblement à aimer.

 

Nous avons conscience que bien rude est la tache parce qu'elle est à l’opposé des tendances d'une société comme la nôtre. La présence attentive auprès de celui qui s'en va est une expérience éprouvante. Ceux qui ont su dépasser leurs peurs et se rendre ainsi disponibles reconnaissent cependant qu’ils ont reçu plus qu’ils n’ont donné. Ce qu'ils ont fait réalise une des formes les plus hautes de la fraternité humaine.

 

Ceux qui ont su témoigner d'une véritable compassion envers ceux qui quittaient cc monde dans la douleur et les apparences de la déchéance ont répondu à la parole de la Torah : « J’ai placé devant toi la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction ; choisis la vie » (Deutéronome 30, 19).

 

II a été question ici davantage des motivations des bien-portants que des souffrances des malades. Mais ce sont les bien-portants qui légifèrent et qui, demain peut-être, disposeront de la vie des malades.