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La question s'est compliquée en raison des effets symboliques de la mémoire du nazisme, phénomène répulsif dont la représentation sociale s'est réduite à son idéologie raciste (à dominante antisémite), qui se présentait abusivement sous la catégorie de "racisme scientifique", et au génocide des Juifs d'Europe. L'antiracisme occidental a dès lors pris la figure d'un antinazisme continué, ou d'un néo-antinazisme en quête de "néo-nazis" censés porter l'idéologie raciste. D'où la tentation de "nazifier" tous les phénomènes perçus comme racistes, à commencer par les mouvements nationalistes, quels qu'ils soient. Modelé par le militantisme antinazi, l'antiracisme des années cinquante à soixante-dix était régi par la conviction que les "thèses racistes" représentaient des erreurs dues à l'ignorance ou à la puissance des préjugés, erreurs que les scientifiques pouvaient et devaient rectifier, après les avoir dénoncées. Lorsque le raciste désigné n'était pas un méchant, il ne pouvait être qu'un ignorant, un homme qui se trompait ou qui était trompé. La bonne nouvelle colportée par les militants antiracistes pouvait se résumer en une phrase : le racisme n'était en rien "scientifique". L'antiracisme se définissait idéalement comme la poursuite du combat des Lumières contre les ténèbres de l'ignorance ou des idées fausses, dont le racisme nazi et le racisme colonial (à l'âge de la décolonisation) étaient l'incarnation historique par excellence. L'antiracisme savant, incarné par le discours autorisé des biologistes (et plus spécialement des généticiens), a ainsi longtemps dominé les pratiques antiracistes depuis les premières déclarations de l'UNESCO, au début des années cinquante. L'antiracisme "scientifique" enveloppait un idéal relevant de l'humanisme rationaliste : par l'instruction et l'éducation, faire advenir un monde où les erreurs, les préjugés et les illusions ayant disparu, le racisme ne survivrait que sur le mode d'un archaïsme, d'une trace du passé, d'un passé heureusement dépassé.
Cette foi dans l'inévitable dépérissement futur du racisme semble s'être évanouie. Le militantisme antiraciste est passé d'un optimisme historique à un pessimisme anthropologique : si le raciste n'est plus un ignorant, mais un méchant, s'il se définit par ses pulsions ou ses passions négatives (haine, intolérance agressive, etc.), alors le mal est en lui, et son cas semble désespéré. L'antiraciste n'a plus pour tâche de conduire le "raciste" vers le bien, mais de l'isoler en tant que porteur du mal. Le "raciste" doit être montré du doigt, stigmatisé, mis à l'écart. Il ne peut plus s'agir que de le mettre hors d'état de nuire par la sanction judiciaire, au risque de rétablir la censure idéologique et de limiter la liberté d'expression. L'effet pervers de cette redéfinition théorique et pratique de la lutte contre le racisme est observable, notamment en France, depuis les années 1970. Le racisme étant illégal et illicite, l'antiracisme s'inscrivant dans le système des valeurs et des normes conformes à la loi, les antiracistes cessent du même coup d'incarner une posture critique et contestatrice. Corrélativement, les organisations antiracistes ne fonctionnent plus comme des contre-pouvoirs, elles se transforment subrepticement en auxiliaires du pouvoir. Il y a là une rupture de tradition. Car, pour se référer à un moment fondateur de la lutte contre le racisme, l'affaire Dreyfus, il importe de rappeler que l'antiracisme des dreyfusards était mû par la révolte contre l'injustice. Le dreyfusisme se situait du côté de l'anticonformisme, de la rébellion spirituelle, les intellectuels dreyfusards luttaient avec les armes de l'intellect, au nom des valeurs universelles (Justice, Vérité), contre les préjugés officiels et les idées dominantes, incarnées par le bloc articulé autour de la Raison d'État, comprenant l'état-major, l'armée et l'Église. La fondation de la Ligue des droits de l'homme en 1898 témoigne de cette réaffirmation de l'universalisme par le camp dreyfusard - réactivant ainsi l'héritage de la Déclaration des droits de l'homme - et de sa constitution en mythe fondateur républicain, en socle de l'identité républicaine de la France. On peut voir dans cette institutionnalisation, en France, de l'universalisme antiraciste l'une des origines de l'antiracisme d'État, armé d'une législation spécifique. La lutte contre le racisme et/ou l'antisémitisme, illustrant pendant "l'Affaire" la montée d'un contre-pouvoir (celui des "intellectuels", incarnation de la pensée critique), est progressivement devenue l'affaire d'organisations spécialisées, en même temps qu'elle se réduisait à des poursuites judiciaires. Cette étatisation et cette professionnalisation de la lutte contre le racisme ont fait perdre à nombre d'antiracistes leur statut d'esprits libres incarnant un contre-pouvoir, tout en conférant à l'antiracisme le visage d'un dispositif répressif. L'hyper-légalisme de l'antiracisme contemporain ne risque-t-il pas de conduire les antiracistes à s'installer dans l'hyper-conformisme ? À oublier la Sorbonne au profit de la Préfecture de police ? À faire dériver un combat ordonné à l'exigence de justice et de vérité vers une triste chasse à la délinquance verbale ou textuelle ? Comme si le racisme se réduisait à l'emploi de mots interdits ou suspects, décrétés tels par diverses instances s'autorisant abusivement à dire le Bien et le Mal.
Par ailleurs, l'antiracisme s'est redéfini, sur le modèle étatsunien, autour de l'impératif de la lutte contre les discriminations et les ségrégations fondées sur l'origine "raciale" ou ethnique, la couleur de la peau ou certains traits culturels (linguistiques, religieux, etc.), et ayant pour cibles des minorités ou des catégories de population d'origine étrangère. Jusqu'à la fin des années 1990, c'est surtout le Royaume-Uni et les Pays-Bas (dans une moindre mesure) qui ont fait de la lutte contre les discriminations le "cœur de leur politique de gestion des minorités immigrées" (Virginie Guiraudon). Dans l'Europe des Quinze, l'adoption en juin 2000 de la directive "relative à la mise en œuvre du principe d'égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d'origine ethnique", surnommée "race directive", marque à cet égard un tournant. L'antiracisme contemporain se présente ainsi comme l'héritier de plusieurs traditions historiques qui semblent avoir fusionné à la fin du XXe siècle : l'anti-esclavagisme, l'anticolonialisme (et plus largement l'anti-impérialisme), l'anti-antisémitisme, l'antinazisme (et plus largement l'antifascisme), l'antiségrégationnisme et l'antinationalisme. À ces traditions idéologiquement définies s'ajoutent leurs variantes nationales ou certaines traditions antiracistes proprement nationales. Ces traditions incorporées dans l'imaginaire antiraciste joue le rôle de mémoires associées non nécessairement compatibles, et, en conséquence, souvent sources de tensions. Dès lors que l'antiracisme devient une "cause", son hétérogénéité doctrinale se traduit par des orientations incompatibles ou des engagements mutuellement exclusifs. S'il faut historiciser et sociologiser l'antiracisme, il faut aussi s'efforcer de le fonder, en répondant à la question "Pourquoi l'antiracisme ?". Traiter de "l'antiracisme", c'est nécessairement se risquer dans un champ d'analyse où les emplois respectivement descriptif et normatif du terme ne cessent d'interférer.
Un impératif moral et une exigence politique
L'antiracisme est une morale et une politique fondées sur des principes. Or, il n'y a pas plus de morale scientifique que de politique scientifique. Mais, comme le suggérait Henri Poincaré, "la science peut être d'une façon indirecte une auxiliaire de la morale". Et le mathématicien-philosophe ajoutait : "La science largement comprise ne peut que la servir ; la demi-science est seule redoutable ; en revanche, la science ne peut suffire, parce qu'elle ne voit qu'une partie de l'homme." Ce que le scientifique peut faire d'une façon efficace et légitime, au nom de la science qu'il maîtrise, c'est réfuter les prétentions scientifiques de ceux qui appellent à exclure certains groupes humains, à les discriminer ou à les exploiter, à leur faire violence, en supposant l'existence d'une échelle hiérarchique universelle entre lesdits groupes, appelés ou non "races". Si le savoir scientifique ne peut fonder la nécessaire lutte contre le racisme, il peut cependant l'éclairer.
Le fondement du rejet absolu du racisme ne doit pas être cherché dans le discours de la science, il se trouve dans l'impératif moral qu'on peut juger fondamental. Il suffit de prendre au sérieux et de tirer toutes les conséquences de la "règle d'or", dans sa formulation la plus courante : "Ce que tu ne voudrais pas qu'on te fît, ne le fais pas à autrui." Quel être humain pourrait vouloir être une victime du racisme ? Que chacun étende cette condamnation personnelle du racisme à l'ensemble du genre humain, et, par cet acte d'universalisation, le rejet du racisme est érigé en impératif moral. Le sens moral commence avec la faculté de reconnaître le caractère normatif de la réciprocité dans le traitement des personnes humaines : "Fais à autrui ce que tu voudrais qu'il te fît." Un tel impératif moral est modeste, il prend le genre humain tel qu'il est. Il se tient à distance des utopies de "ceux qui veulent rendre l'humanité 'meilleure'" (Nietzsche), voire parfaite. Telle est la sagesse pratique enseignée par le pluralisme libéral ainsi théorisé par John Stuart Mill : "De même qu'il est utile, tant que l'humanité est imparfaite, qu'il y ait des opinions différentes, il est bon qu'il y ait différentes façons de vivre et que toute latitude soit donnée aux divers caractères, tant qu'ils ne nuisent pas aux autres, et qu'il est donné à chacun d'éprouver la valeur des différents genres de vie." Il en va de la société sans préjugés raciaux ni discriminations raciales comme de la société sans classes ou de la cité parfaite : une utopie susceptible de stimuler autant que d'endormir les esprits. Et aussi de provoquer, en les justifiant au nom d'un avenir meilleur, les violences de tous les reconstructeurs de peuples, dont les totalitarismes du XXe siècle auront constitué les expérimentations historiques. Trop souvent l'indignation morale trouve un refuge dans telle ou telle utopie consolatrice. C'est choisir l'aveuglement et la fuite dans l'avenir. Il est de meilleure méthode d'être résolu à affronter, sans bouée de sauvetage, ce qui nous semble insupportable. C'est la voie de la sagesse pratique. Max Scheler rappelait que "tout service rendu à autrui n'a de valeur qu'autant que celui qui donne s'est réalisé, lui et ses propres valeurs, dans la plus grande mesure possible". Qui s'engage dans la lutte contre le racisme, tous les racismes, doit commencer par se rendre lui-même digne d'une telle action. Il nous reste à lutter sans fin et avec inquiétude contre l'intolérable, qui, faut-il le souligner, ne se réduit pas au racisme.