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Le Crif : Quels enseignements géostratégiques sont à tirer, après les frappes israéliennes, puis américaines sur l’Iran et après la décision de cessez-le-feu prise par Donald Trump ?
François Heisbourg : Un premier bilan, très préliminaire (parce que des données d’évaluations précises manquent), peut être dressé d'abord du point de vue de Donald Trump : le président américain paraît avoir rempli le premier de ses deux objectifs. À savoir se débarrasser de l'image qui commençait à lui coller à la peau aux États-Unis d'être, pour utiliser l'acronyme à la mode aux États-Unis, un « TACO » (« Trump Always Chickens Out »), une poule mouillée, un dégonflé. Cette image le gênait très sérieusement, notamment en ce qui concerne sa politique économique et commerciale, suite à ses annonces et renoncements nombreux… Il lui fallait absolument corriger cette image et la frappe sur le site nucléaire iranien a été pour lui l'occasion de le faire. De ce point de vue, je pense qu'il a réussi son opération.
L'autre objectif de Donald Trump était de ne pas se laisser entraîner dans une guerre interminable, selon sa logique « No more forever wars ». L’opération militaire qu’il a lancée en Iran a été impopulaire aux États-Unis, au sein de sa base électorale en particulièrement. Sur la longue durée, on sait que Trump est extraordinairement réticent à entrer dans tout processus d'engrenage guerrier dont il ne maîtriserait pas les données. C'est une constante chez lui, comme je l'analyse dans mon nouveau livre, Le suicide de l'Amérique (Éd. Odile Jacob, juin 2025). En cela, Trump a de la continuité, contrairement à l'image qu'il donne parfois chez nous.
Le Crif : Derrières ses attitudes ou paroles qui paraissent sporadiques ou compulsives, il y a en ce domaine une continuité Trump ?
François Heisbourg : Oui, concernant son rapport à la guerre, il y a plus de continuité que ce dont on lui fait crédit. Dès qu'il a frappé son grand coup en Iran, sa première préoccupation a été de se retirer du jeu avant que ses doigts ne soient pris dans l'engrenage. Les Iraniens lui ont fourni une porte de sortie, grâce à la frappe très calibrée au Qatar.
Le Crif : À propos de l’Iran, reste la grosse inconnue de l’état réel de son arsenal nucléaire, qui peut pour partie perdurer…
François Heisbourg : Oui, à propos de l'Iran, c’est la grande inconnue. On ne sait pas précisément à ce jour ce qu'il reste ou non du programme nucléaire iranien. Sachant que le nucléaire est un élément de consensus en Iran, ce n’est pas un sujet clivant, les gens qui n'aiment pas le régime en place à Téhéran ne le critiquent guère dans le domaine du nucléaire.
Le Crif : Même en ce qui concerne sa dimension d’arme militaire potentielle ?
François Heisbourg : Le Shah d’Iran voulait la bombe atomique, le régime des Mollahs aussi, c'est pour beaucoup d’Iraniens une ambition nationale qui, elle, n’a pas disparue dans les frappes. Faisons un petit rappel technique, important et rarement mentionné. On dit souvent qu’il y aurait plusieurs centaines de kilos d’uranium enrichi à 60 % en Iran, c’est exact mais on oublie souvent de préciser qu'à 60 % d’enrichissement d’uranium un pays peut déjà disposer d'une arme atomique, même s’il ne s’agit pas d’une arme optimisée.
Le Crif : Donc, pour l’État d’Israël, une menace perdure et pourrait ressurgir dans quelques mois ?
François Heisbourg : Oui, potentiellement, la menace perdure, d'autant plus que les Iraniens ont fait savoir qu'ils avaient planqué les stocks d'hexafluorure d’uranium enrichi à 60 %. Ils disent les avoir mis en lieu sûr avant les frappes israéliennes et américaines.
Le Crif : En termes de calendrier, la résurgence d’une menace nucléaire iranienne est possible dans quels délais, quelques mois, quelques années ?
François Heisbourg : Pour l'instant, c'est impossible à dire mais on ne peut pas dire que la menace ait disparue, l'Iran ne va pas renoncer à son ambition nucléaire. La question est de savoir précisément si l’Iran a subi un recul majeur ou non. Si les Iraniens veulent reconstruire des centrales nucléaires, ils n'ont visiblement plus assez de centrifugeuses pour nourrir en combustibles un programme nucléaire civil mais le problème n'est pas le nucléaire civil, c'est bien sûr le nucléaire militaire. Or, le nucléaire militaire, paradoxalement, est beaucoup moins gourmand en matières fissiles.
Le Crif : L’un des objectifs évoqués de l’opération israélienne a été aussi de faire chuter le régime des Mollahs. On voit bien que, pour le moment, il n’en est rien. Ce régime s’arcboute et risque de renforcer ses mécanismes de répression intérieure. Est-ce de ce point de vue un échec ?
François Heisbourg : Le régime est toujours en place, c'est ce qu'on peut actuellement observer en effet, le cessez-le-feu est conclu avec la République islamique d'Iran et non pas avec son successeur, cela nous amène à évoquer un troisième élément du bilan, c'est celui d’Israël. L’opération menée a été un grand succès en ce qui concerne l'affaiblissement du potentiel militaro-industriel et nucléaire de l'Iran. Les frappes israéliennes telles qu'elles ont été détaillées, et généralement confirmées, ont été impressionnantes. Cela a d'ailleurs dû peser dans la décision de Trump d'y ajouter son propre grain de sel, parce que Trump aime bien voler au secours de la victoire.
De ce point de vue, l’État d’Israël est donc dans une meilleure situation, en ce qui concerne le court terme et peut-être le moyen terme, qu'il ne l'était avant ses frappes. Le succès est aussi d'avoir obtenu de Donald Trump ce que Benyamin Netanyahou n'avait jamais réussi à obtenir de George W. Bush Jr. et de Barack Obama, à savoir un feu vert, puis la contribution américaine aux frappes contre les installations nucléaires iraniennes. Netanyahou a obtenu que Trump et les Américains se mouillent, au moins provisoirement mais de manière effective et décisive.
La partie moins positive du bilan côté israélien, c'est que le but de guerre affiché par Netanyahou, qui était le renversement du régime iranien, n'a pas été atteint. Le Premier ministre a beau avoir expliqué que tous les objectifs ont été atteints, une bonne partie de l’opinion publique israélienne constate bien que ce n’est pas le cas.
Le Crif : Et la décision de Donald Trump d’imposer un cessez-le-feu a peut-être sauvé le régime iranien en place, il se voit de fait diplomatiquement remis en selle, non ?
François Heisbourg : L’avenir du régime iranien est incertain, il peut à terme vaciller ou, au contraire, se rétablir et se renforcer, en redoublant ses répressions féroces contre ses opposants. Le fait est qu'on n'en sait rien et que si Israël pensait que ses frappes étaient utiles pour renverser le régime des Mollahs, le constat actuel est que l’objectif visé n’est pas atteint. En résumé, si le but de guerre des Israéliens était vraiment le renversement du régime iranien, il ne fallait donc pas que les frappes s'arrêtent. Ou alors, ce but de guerre n’était qu’une fantasmagorie, un argument qui n'étaient pas sérieux et de la poudre aux yeux. Dans ce cas, il ne fallait sans doute pas le mentionner.
Le bilan pour Israël est contrasté et compliqué. Je n'exclus d'ailleurs absolument pas que les tirs de missiles au nord d'Israël puissent servir de prétexte à une reprise des opérations israéliennes contre l'Iran. L’incertitude peut durablement planer.
Le Crif : Sur le front sud d’Israël, la guerre lancée après l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023, continue à Gaza et on ne voit pas d'issue immédiate ou prochaine. À terme, une perspective politique et géopolitique n’est-elle pas, pour autant, inéluctable ?
François Heisbourg : Elle est en tout état de cause nécessaire, parce qu'une guerre sans objectif politique ferait tourner Clausewitz dans sa tombe. À Gaza, il n'y a aucune définition de l'étape politique finale recherchée. Depuis des mois, il y a certes des buts de guerre, comme bien sûr la libération des otages encore détenus par le Hamas ou la destruction des tunnels et des infrastructures utilisées par le Hamas. Tout cela est poursuivi de façon plus ou moins efficace... Vues les controverses qui traversent aussi la démocratie israélienne, où les prises de position sont très contrastées, c’est le moins qu’on puisse dire.
Au-delà de ces objectifs, personne n'a jusqu'à présent vu l'ombre de la définition de l'objectif politique final recherché par le gouvernement israélien, plus d’un an et demi après le 7-Octobre. Le but est-il d'annexer Gaza ? Le but est-il de mettre en place une gouvernance arabe nouvelle à Gaza, en liaison avec les amis de la communauté internationale ? Personnellement je ne vois pas car personne n’a entendu prononcée les contours de l'étape finale recherchée, en termes politiques, de cette guerre menée à Gaza. C'est un constat structurel car il y a un défaut structurel : c'est un immeuble sans fondation politique.
Le Crif : La perspective d’établir des discussions avec les pays arabes dits modérés de la région, par exemple du Golfe, avec une participation américaine mais aussi européenne, cette voie-là, très étroite, est-il encore possible de l’ouvrir ou est-elle totalement théorique, utopique ou illusoire ?
François Heisbourg : Pour l'instant, on l’a constaté aussi, la victime collatérale des derniers événements, c'est le rapprochement franco-saoudien avec la perspective d’une reconnaissance conditionnelle de l'État palestinien. Ce rapprochement est tombé à l'eau dès le premier jour des frappes israéliennes sur l’Iran. Il est à relever aussi que la récente réplique de l’Iran, qui a visé le Qatar, a été très calibrée. Elle était sans doute faite pour permettre à Trump de trouver sa porte de sortie. Mais dans cette région du Golfe, les Iraniens ont montré qu'ils étaient aussi capables de s'en prendre aux États du Golfe et que ne serait pas forcément calibré…
En regardant les images, on pouvait observer que les missiles iraniens se présentaient de sorte que les missiles de défense Patriot qataris puissent les abattent les uns après les autres. Les Iraniens ont sans doute fait passer le message que cela pouvait, à l’avenir, être fait différemment. On peut imaginer que le message soit passé ailleurs dans la région, une salve de drones iraniens pouvant se précipiter par exemple sur Dubaï aux Émirats Arabes Unis, sans parler des bases à Abu Dhabi.
Enfin, pour répondre à votre question sur les perspectives de discussions possibles ou non pouvant ouvrir une voie politique entre Israël et ses voisins, disons simplement qu’au Moyen-Orient tout est possible… mais généralement en pire. Je vois mal les Saoudiens bouger en ce moment. Car ils se souviennent aussi que lorsque les Iraniens s’en sont pris à eux en 2020, cela s'était très mal passé pour l'Arabie saoudite. Trump les avait alors laissés tomber. Sans doute n’ont-ils pas la mémoire courte.
Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet
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