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Published on 9 October 2025

L'entretien du Crif – François Heisbourg : Russie, Gaza, des troubles et des incertitudes

Grand expert des questions stratégiques et militaires, François Heisbourg, conseiller spécial de la Fondation pour la Recherche Stratégique, répond à nos questions sur les leçons à tirer d’une part des intrusions russes répétées dans l’espace aérien de l’Union européenne, d’autre part des plans avancés, par Donald Trump notamment, cherchant à dessiner un avenir à Gaza. Répondant aux questions de Jean-Philippe Moinet, cet essayiste de renom international évoque d’une part le probable objectif du régime de Vladimir Poutine d’accoutumer les Européens à diverses formes de déstabilisation, il relève d’autre part les zones d’incertitudes qui apparaissent quant à la future gouvernance de Gaza et les mesures sécuritaires applicables sur ce territoire palestinien.

Le Crif : Comment analysez-vous les intrusions russes en Europe et les violations répétées des espaces aériens européens (par des drones, avions…) ont quel objectif, selon vous, pour la Russie de Vladimir Poutine ?

François Heisbourg : Les ingérences et intrusions russes sont multidimensionnelles, elles sont régulières sur les mers, sous les eaux et dans les airs. La nouveauté est la prise de conscience de l’ampleur et de la simultanéité des formes d’intrusion en territoires européens. On le sait, il y a eu des opérations caractérisées de désinformation, visant à duper et déstabiliser l’opinion publique avec, en France par exemple, l’affaire des pochoirs d’étoiles de David sur des murs de Paris, des mains rouges au Mémorial de la Shoah ou encore des têtes de cochons aux portes de mosquées. Tout cela visait à fracturer la société française.

Il y a eu aussi des opérations menées contre des industriels de la Défense en Allemagne ou contre des entrepôts au Royaume-Uni. La vingtaine de drones en provenance de la Russie qui ont violé l’espace aérien de la Pologne a été suivi par une série d’événements qui mettent en cause des drones plus que suspects dans de nombreux pays européens, encore dernièrement au Danemark et en Allemagne, obligeant les autorités à stopper le trafic aérien des aéroports concernés. Ce n’est pas rien.

Le but peut être double. Premièrement, obtenir des renseignements pratiques et précis sur les zones visées, jugées stratégiques. Les drones peuvent en effet être des outils de renseignement utiles, complémentairement aux satellites ou autres formes, électroniques ou humaines par exemple, d’actions de renseignement. Deuxièmement, ces opérations peuvent être jugées utiles par le Kremlin pour observer précisément quelles sont les conséquences, pratiques, militaires et politiques, qui en découlent dans les divers pays européens concernés.

 

« Les Russes font clairement monter la pression sur les pays européens et leurs opinions publiques »

 

Le Crif : Et quelles sont, ou doivent être, les conséquences pratiques et les leçons générales à tirer pour les pays et les citoyens européens ?

François Heisbourg : Il y a d’abord des conséquences, directes et immédiates, que les pays européens peuvent ou non mettre en œuvre. Sur le plan strictement militaire, il y a bien sûr des protocoles militaires très précis concernant les violations d’espaces aériens, par exemple quand il s’agit d’avions de chasse ou de missiles. En l’occurrence, dans l’affaire récente que vous évoquez concernant la Pologne, 21 drones sont apparus dans une zone très surveillée, quatre d’entre eux ont été abattus, ce qui n’est pas impressionnant sur le plan pratique et numérique. Cela a sans doute été instructif pour la Russie. Mais aussi pour les autorités polonaises et de l’OTAN. D’une certaine manière, si on prend un peu de recul, peut-être que les Européens peuvent, à ce stade, remercier les Russes de leur permettre de bien tester leurs systèmes de défense aérienne et de l’améliorer !

En tout cas, les Russes font clairement monter la pression sur les pays européens et leurs opinions publiques. Au-delà de objectifs pratiques recherchés par les Russes, leur objectif stratégique est probablement de créer une nouvelle normalité, une sorte d’accoutumance à ce que des engins approchent et perturbent les aéroports européens et le trafic aérien. Les Russes aimeraient « normaliser » le fait de violer les espaces aériens de pays souverains et d’intervenir de manière suspecte aussi au large des côtes européennes, que ce soient les côtes donnant sur la Mer Baltique, la Manche, l’Atlantique ou encore la Méditerranée.

 

Le Crif : Ces intrusions et intimidations sont, sur le principe, inacceptables pour les États européens et les membres de l’OTAN. Les Européens doivent-ils en conséquence systématiquement abattre ce qui paraît suspect et hostile dans les airs, comme l’a indiqué par exemple Donald Trump ou Emmanuel Macron ?

François Heisbourg : Nous, Européens, nous ne nous considérons pas en guerre et c’est en soi heureux. Cette année, les intrusions et les agressions russes n’ont jusqu’à présent pas fait de victimes dans l’Union européenne (UE), même si on voit bien que les Russes – le régime de Vladimir Poutine –, eux, sont dans une logique de guerre, au moins de manière hybride, contre les démocraties européennes solidaires de l’Ukraine agressée tous les jours. Sur le plan pratique, abattre des avions ou des drones peut néanmoins poser des questions complexes, par exemple pour les infrastructures, les habitations et donc les populations des zones concernées. Il n’y a donc pas de solutions systématiques ou idéales, sans risques de dégâts.

L’effet recherché aussi par les Russes est de démoraliser les opinions publiques, les opérations évoquées pouvant risquer de renforcer un sentiment de vulnérabilité et donc d’insécurité. Il y a aussi l’effet possible d’accentuer une crainte de la guerre, qui peut induire une montée des opinions neutralistes dans une partie des populations européennes. En tout cas, on le voit bien et c’est un problème majeur, la Russie joue sur divers leviers pour créer du trouble dans nos sociétés. Au-delà des ripostes militaires à opposer de manière circonstanciée aux dangers, il faut prendre en compte ces dimensions d’ordre psychologique et politique au sens large. C’est l’un des grands défis actuels pour les dirigeants européens et les sociétés civiles.

 

« Quand on analyse les plans [pour Gaza], il peut y avoir, disons-le diplomatiquement, un certain flou » quand aux futures mesures concrètes relatives à la gouvernance du territoire palestinien

 

Le Crif : Concernant la situation au Proche-Orient et les plans d’avenir pour Gaza, estimez-vous que nous sommes passés en quelques semaines à des discussions à dimensions essentiellement diplomatiques et politiques, qui vont dépasser et remplacer l’approche militaire du sujet ?

François Heisbourg : Nous sommes, de fait, revenu à ce qu’il y a quelques mois on avait appelé « la phase 2 » du conflit à Gaza. Souvenons-nous, en début d’année 2025, une phase de négociations étaient ouvertes avec le commencement d’une trêve qui a été rompu en mars, le Premier ministre Benyamin Netanyahou décidant de rompre la trêve pour reprendre les combats à Gaza. Actuellement, c’est en quelque sorte un retour à la case du début d’année, où la perspective est celle de négociations visant et pouvant aboutir à la libération des otages du Hamas.

L’avenir est incertain mais on observe que l’effet d’intenses discussions diplomatiques et des impératifs géopolitiques incitent les principaux protagonistes à entrer, directement ou indirectement, en négociation. On revient donc à cette situation mais au prix de victimes supplémentaires dans l’intervalle. Un horizon est un peu plus ouvert qu’il y a quelques semaines même si tout n’est évidemment pas réglé d’un coup de baguette magique.

 

Le Crif : Pour la future gouvernance de Gaza est-ce qu’on peut y voir un peu plus clair grâce aux divers plans (américains, européens et autres), qui ont été avancés avec notamment des pays de la région qui comptent, les États du Golfe, l’Arabie Saoudite en particulier, qui a du poids dans les discussions sur les projets d’avenir ?

François Heisbourg : Quand on analyse les plans, notamment le plan américain présenté par Donald Trump qui a le plus d’incidences, il peut y avoir disons-le diplomatiquement un certain flou. Ce plan laisse entier par exemple la question de la défense militaire des pays du Golfe, les récentes frappes israéliennes n’ayant pas été empêchée par les États-Unis. En termes d’intervention militaire, Donald Trump s’en tient à une attitude et à un agenda minimaliste. Il émet des volontés, voire des exigences (par exemple en ce qui concerne son opposition à une annexion de la Cisjordanie) mais ces exigences sont politiques. S’il fallait résumer le prisme de Donald Trump : il veut être présent politiquement mais en retrait militairement.

 

Le Crif : Dans ce contexte, peut-il y avoir une solution crédible, même transitoire, pour une gouvernance de Gaza sans le Hamas, cette exigence d’exclure le Hamas faisant l’objet d’une grande convergence mondiale, celle des Israéliens bien sûr d’abord mais aussi celle des Américains, des Européens (dont la France), des pays arabes du Golfe, de l’Autorité palestinienne… ?

François Heisbourg : On voit bien que les États-Unis comme d’autres puissances, européennes et proche-orientales, veulent tracer un avenir apaisé, garantissant la sécurité d’Israël. L’exclusion du Hamas est une condition largement avancées et partagée en effet. Le plan Trump fixe des objectifs mais ne dessine pas vraiment pour autant un débouché politique précis à la guerre. Le problème actuel est qu’on ne voit pas quelles options politiques concrètes vont pouvoir, rapidement en tout cas, être mises en œuvre à Gaza en termes de gouvernance. Des questions précises et aiguës se posent. Comment assurer l’absence du Hamas dans les prises de décisions futures ? Ensuite, l’absence du Hamas est une chose mais la présence alternative est une autre chose, qui est très loin d’être précise ? Qui, par exemple, maintiendra l’ordre à Gaza ? Des élections sont projetées mais comment les mettre en œuvre dans des zones où elles n’ont pas eu lieu depuis tant d’années ?

Pour l’instant, on ne peut donc pas du tout dire que le schéma politique concret, en particulier sur le plan sécuritaire et des représentants futurs de Gaza, soit clair. Bien sûr, tout le monde comprend, en Israël aussi naturellement, qu’il faut sortir de l’impasse actuelle à Gaza, la libération des otages étant la première et indispensable étape d’un processus de discussions, dont on voit mal encore l’aboutissement politique à moyen terme.

Élaborer des scenarii est assez facile, l’histoire de cette région est pleine de plans qui, pour certains ont partiellement réussi, d’autres complètement échoués. L’échec n’est pas assuré pour l’avenir mais, une fois l’éventuelle durable et sans doute souhaitable cessation des combats, la mise en œuvre des mesures opérantes sur un terrain aussi compliqué que celui de la bande de Gaza sera beaucoup plus difficile que les simples déclarations, qui accompagnent les plans et les postures politiques.

 

Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet

 

- Les opinions exprimées dans les entretiens n’engagent que leurs auteurs -