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Sylvie Taussig, vous êtes chargée de recherches au CNRS. Votre activité de chercheuse s’enracine dans le XVIIème siècle, autour de Gassendi, prêtre catholique de la contre-réforme, astronome copernicien et défenseur et illustrateur d’Épicure, artisan de la paix entre les philosophes, et se déploie autour de la figure du cardinal ministre Richelieu dans ses activités moins connues d’auteur de pièce de théâtre et de lecteur notamment de romans emblématiques de sa recherche fondamentale pour la paix européenne en matière religieuse et politique. Elle remonte jusqu’à l’Antiquité pour en chercher les sources juives, grecques et chrétiennes. Pourriez-vous nous expliquer ce dont il s’agit ?
Vous m’emmenez dans un exercice d’ego-histoire, toujours diabolique comme tout ce qui tend à abolir le hasard : soit on fait de son aventure intellectuelle le déroulement d’une intuition originelle, précoce, et l’accomplissement d’un projet de part en part maîtrisé ; soit on déroule dans une optique téléologique une histoire elle-même cohérente – en l’occurrence ce qui est aujourd’hui et ce qui sera demain s’enchaînerait entre transparence et lisibilité, depuis les sources jusqu’à l’océan – mais de quel océan parlons-nous ? Votre question ressemble à une petite fatrasie : le divers de l’expérience humaine, à chaque génération renouvelé, et la quête inassouvie de l’unité. J’ai travaillé sur la correspondance latine de Gassendi, je l’ai traduite en français, et je sais que l’écriture, à la fois effet et cause, est et fait l’homme, si bien qu’en traduisant on est dans un cœur à cœur – dans un esprit à esprit, dans un âme à âme (je ne déciderai pas). Or Gassendi était hanté, dans la pure tradition de la pensée chrétienne, par l’articulation du divers (toutes les réalisations humaines à travers le temps et l’espace) et de l’un, et il se perdait et se retrouvait dans l’un et l’autre, le maintien de la tension étant son paradoxal gouvernail. Ainsi de Richelieu, à la même époque, sans doute le premier homme d’État, fort d’une vision et d’une doctrine, cherchant dans l’État considéré au miroir de la raison divine l’impossible et désirable stabilité, que l’on peut définir comme une lutte contre tout ce qui l’attaque, le mine, le ronge et à la fin risque de le détruire. Siècle des saints, siècle des héros, le xviie se caractérise par l’institution de l’honnête homme, qui n’est pas Monsieur Homais, mais celui qui garde les yeux ouverts, les mains ouvertes, les oreilles ouvertes devant l’existence de ce qui existe et a existé. Et l’idéal de l’homme européen est de reconnaître, en les soumettant à l’inventaire de la pensée critique et de la réflexivité, tous les héritages et toutes les sources. Un des apports propres du christianisme a sans doute été de mettre fin à tout bannissement sur la base de l’opposition du pur et de l’impur. L’honnête homme et sa bibliothèque, symbole d’un lieu idéal où coexistent en paix tous les savoirs et toutes les expériences – et ce n’est pas un cimetière.
De quoi s’agit-il donc ? Effectivement de poursuivre une tradition séculaire où aucun savoir n’est ennemi du savoir et où la rencontre de l’inattendu signifie la chance de défaire le système pour y ajouter ce nouveau fait humain. Relativisme ? Non. Le refus de l’idéologie (je la définirais comme un système de croyance qui se maintient à condition d’avoir, fût-ce inconsciemment, des angles morts où s’accumule tout ce qui ferait basculer son système) implique des valeurs, inlassablement posées et reposées, comme une exigence prophétique, au risque de l’inconfort.
A l’heure actuelle, vous êtes en Amérique du Sud. Vous affirmez que la mondialisation de l’islam, phénomène contemporain que nous observons depuis l’Amérique latine, se doit d’être considérée également sous l’angle des processus discursifs qu’elle implique, c’est-à-dire que le chercheur doit s’attacher à déceler les dimensions symboliques de la diffusion de cette religion. En Amérique du Sud, comment se révèle cette diffusion de l’islam ? Que percevez-vous, que voyez-vous, que comprenez-vous ? Les prédicateurs sont-ils nombreux ? Comment se déroule cette diffusion ? Quelle forme prend-t-elle ?
Je me suis permis de corriger votre Islam en islam – et mon développement sur cette correction orthographique pourrait servir de réponse, à la fois à cette question et à la suivante. Je travaille depuis des années sur les réalités et contours de l’islam en/de/par/pour la France – ne voyez pas d’ironie dans cette accumulation de préposition, mais une véritable détresse intellectuelle. Ces dernières années, la réflexion sereine, fondée sur l’accroissement de connaissances et une capacité de jugement, m’a paru de plus en plus difficile. D’où la nécessité d’un regard éloigné. Que se passe-t-il quant à l’islam et aux musulmans dans des pays qui partagent un certain nombre d’éléments fondamentaux avec la France, à savoir les pays d’Amérique latine. Pays laïques et aujourd’hui démocratiques, pays de tradition catholique, pays de culture européenne en grande partie. Ce qui était au début une pure hypothèse, fondée sur ma connaissance de ce qui se passe en France avec les grands courants de l’islam comme un phénomène qui n’est pas franco-français (et c’est à peine une connaissance – que la question de l’islam se pose partout dans le monde, de la Chine à l’Australie en passant par les États-Unis, la Russie, le Mali, l’Afrique du sud et tous les pays musulmans), à savoir que les réalités latino-américaines permettraient d’éclairer ce qu’il en était de l’islam mondialisé est devenu un terrain d’observation fascinant et instructif. S’y manifestent les différentes initiatives, par le haut et par le bas, d’une religion prosélyte, avec des structures organisées pour la dawa – la prédication (je parle de faits et n’abonde pas ici dans une pensée complotiste), et cela dans tous ses courants : sunnites (wahhabites ou soufis) et chiites. Le nombre de musulmans en Amérique latine est faible, quasi infra-statistique sauf au Brésil et en Argentine, mais il est en augmentation constante. Les chiffres comptent moins en fait que le processus de conversion qui est en réalité politique ou méta religieux, fut-il motivé par des raisons dites spirituelles. Car la conversion implique des changements dont les implications sont politiques, balayant l’idée que les religions pourraient se limiter au for intérieur. Cependant les crises politiques et sociales en Amérique latine ainsi que la force du marché religieux qui s’y déploie depuis que la pluralité religieuse a été introduite, sur fond de sociétés sécularisées seulement dans des fractions infimes pourraient bien contribuer à démontrer que le problème de nos démocraties n’est pas l’absence de spiritualité.
Je n’énoncerai pas ce qu’il est – un écheveau dont le tout est plus que les parties – mais les soubresauts répétitifs en Amérique latine (il faudrait distinguer pays par pays) obligent à insister sur l’absence de travail sur les mémoires, surtout conflictuelles, et la fuite dans une prétendue rationalité économique qui évacue la politique. À ce titre, les sociétés latino-américaines loin d’être le passé de l’Europe (sous-entendu ce seraient des démocraties inachevées) pourraient bien être leur futur catastrophique.
Qu’en est-il de l’islam ? Il se présente sous toutes ses formes, mais surtout sous ses formes les mieux financées : le wahabisme ou le fréro-wahabisme (l’opposition entre l’Arabie saoudite et le Qatar ne concerne pas la LIM, Ligue islamique mondiale, une ONG dite indépendante de l’État saouien), le chiisme comme la religion de la République islamique d’Iran, les courants sufis comme les naqshbandis ou les Gulen. L’Amérique latine, qui ne connaît pas de tradition musulmane inscrite dans la mémoire populaire, développe un islam qui ressemble fort à ce que décrit Olivier Roy dans la Sainte ignorance : déculturé, formaté, orthopraxique, une religion dépouillée de tout ce qui n’est pas « religieux » et très missionnaire, comme c’est souvent le cas pour des convertis. La population musulmane d’origine est très faible, et la conversion concerne avant tout les femmes, empowered par le féminisme islamique, mais mariées sous la tutelle d’un wali comme d’éternelles mineures ; elles énoncent un discours transnational qu’elles se sont approprié – sur le voile, sur l’islamophobie genrée, etc. et qui ne correspond pas à une réalité tangible. Il se fait la même machine de guerre qu’en France pour accorder des droits spécifiques à une communauté. En outre, loin de toute islamophobie d’État, il y a au contraire une proximité historique entre la cause soit panarabe (fascination du président Velasco pour Nasser par exemple) soit panislamiste, du fait en particulier d’une opposition commune aux États-Unis, à juste titre ici extrêmement virulente, quoique ambiguë (et au « sionisme international ») et de la vigueur du « non alignement » qui débouche au Venezuela comme en Bolivie sur des accords politiques avec des pays musulmans.
Je parle donc d’une religion, l’islam, mais portée par un effort de pays ou d’organisations musulmans qui déploient des politiques de puissance et continuent ici la lutte qu’ils mènent çà et là les uns contre les autres. Les arguments de la dawa ne sont cependant pas toujours religieux : elle peut s’enraciner dans le travail d’ONG venant secourir les victimes de telle catastrophe naturelle là où les États sont impuissants (et l’État latino-américain est particulièrement impuissant, son territoire lui échappe, aux mains des producteurs de produits transgéniques, d’internationales minières et même d’ONG nourries de bonnes intentions) – et elles apportent lesdits secours, et le Coran. Elles mobilisent aussi des arguments politiques, comme la cause post-coloniale prétendument partagée. Dans les cas que j’ai étudiés plus particulièrement, notamment celui des Chamulas (État des Chiapas au Mexique), la conversion à l’islam, loin de mettre la lutte en faveur des indigènes contre la domination criolla maintenue, conduit à une sortie du politique. C’est sans doute un des points intéressants : l’objectif n’est pas la radicalité politique, mais la constitution de communautés musulmanes littéralistes formées de gens qui, certes, auparavant avaient un médiocre accès au savoir et qui, maintenant, bénéficient d’une instruction – des cours d’arabe et de Coran, et dont la bibliothèque se réduit audit Coran et à des traductions de textes formalisant l’islam comme mode de vie et très éloignés de la grande tradition savante islamique.
Vous étudiez et interrogez un thème qui revient actuellement en force et dont vous dites qu’il fait retour, depuis qu’il a été introduit, au cours des années 1920, par un universitaire allemand émigré aux Etats-Unis, Leo Wiener : le mythe de l’Islam précolombien. De quoi s’agit-il ?
J’ai commencé à me pencher dessus quand je l’ai vu migrer du continent américain vers la « vieille Europe » : dans la bouche d’Erdogan et dans un livre publié en français récemment. Cela confirmait d’abord un phénomène actuellement à l’œuvre d’idéologisation de l’histoire en vue de restituer la « fierté musulmane » et mon intuition du caractère hyper-occidental de l’Amérique latine, qui appartient culturellement à l’ouest mais s’identifie au sud. La pensée décoloniale y a été formulée depuis les années 1960 par les penseurs de la philosophie de la libération, comme l’Argentin Enrique Dusser et le Péruvien Aníbal Quijano, soucieux de relativiser la centralité de l’Europe dans l’Histoire universelle et de fournir la doctrine des transformations politiques indispensables à leurs pays, dont la mémoire ou les mémoires ne sont pas apaisées, faute d’être dites et énoncées. Et c’est sur cet oubli, ignorance et silence, qui portent sur toutes les périodes historiques, que vient se greffer ce que je n’appelle mythe que pour les besoins d’un titre, mais qui en fait relève de l’alter-histoire : car rien dans la mémoire populaire, orale ou écrite, ne le fait vivre jusqu’à nos jours. C’est entièrement une fabrication de savants ou d’alter savants modernes, en réalité des prédicateurs dont certains portent la barbe universitaire. Leur théorie ? que des arabes/musulmans/africains seraient arrivés dans le nouveau monde avant Christophe Colomb. L’hypothèse a été lancée dans les années 1920, sur la base d’arguments scientifiques qui, comme tout argument scientifique, ont été pesés et se sont révélés falsifiables. L’université n’en parle donc plus, mais l’alter-information dont les tenants, souvent complotistes, soutiennent que la grande histoire l’occulte la reprend et la propage ; elle est présente dans tous les différents courants de l’islam, qui jamais ne se montre autant politique. De fait, si les dimensions économiques sont capitales (comme la diffusion ici de l’industrie dite « halal » sous toutes ses formes), les questions symboliques ne le sont pas moins, et l’enjeu de savoir qui a découvert le premier l’Amérique constitue une bataille symbolique fondamentale – preuve qu’un certain islam est bien en guerre. Cela revient à dire que les musulmans arrivés dans le Nouveau monde à une date qui varie d’une obédience à l’autre (panafricanisme, panarabisme ou panislamisme, tous diffusionnistes) ont forgé la culture native, sans cependant exercer les méfaits de la colonisation occidentale, et que les natifs sont des musulmans qui s’ignorent et auxquels il suffit de rappeler qu’ils sont musulmans pour qu’ils le redeviennent, éliminant le catholicisme qui (et c’est un fait) ne les a guère respectés, diabolisant leurs coutumes, croyances et « superstitions ». On voit comme ce discours désigne un ennemi commun avec le discours indigéniste radical, et c’est là que des penseurs comme Gassendi (ou l’honnête homme et son outil critique, la réflexivité) sont précieux. Ni l’épuration symbolique ni l’épuration ethnique ne règlera la question indigène ou la question politique en général ; et, si la pensée décoloniale indique réellement un problème, l’islam ne peut être la solution, dès lors qu’il revient à dénier aux natifs jusqu’à la paternité de leur propre culture – opération déjà réalisée par les alter-archéologues nazis pour qui Tihuanaco était un fleuron de la civilisation aryenne.
Vous dites que la question de l’Islam dans les Amériques est le signe de la mondialisation de l’Islam, réelle ou imaginaire, inscrite dans le temps, en tout cas projetée, dans la mesure où parler du passé, c’est parler du futur. Que voulez-vous dire ?
Cette affirmation qu’un islam non colonisateur, pacifique, civilisateur, et consonant avec la théologie naturelle des natifs (finalement un el Andalus en Eldorado – avec les effets retours que cela peut avoir quant à la représentation de l’actuelle Espagne) a précédé l’arrivée de Colomb (rappelons qu’en espagnol Colomb se dit Colon – sans commentaire) accompagne la prédication : les personnes que j’ai interviewées ne parlent pas de conversion mais de retour, y compris quand elles ignorent tout de cette querelle para-universitaire. Devenir musulman relève d’une utopie : celle de se dépouiller de toutes les erreurs et faussetés inhérentes à l’occident. Mais c’est aussi dire que l’islam est depuis toujours une religion occidentale et même ultra-occidentale, et peut-être la meilleure part de l’occident. Le futur se lève sur l’homme nouveau, musulman, qui est l’homme ancien : l’homme en harmonie avec la nature, respectueux de l’écologie. Je n’ai cependant pas vu de mosquée ou de groupes qui acceptent les offrandes à la pachamama.
Quoi qu’il en soit, l’opération est proprement idéologique : fondée sur une nécessité qui s’impose à toute intelligence critique, à savoir « décoloniser » l’histoire, elle vise à développer l’identité culturelle d’une communauté musulmane en devenir, à créer un sentiment d’appartenance commune pour un espace religieux qu’il s’agit de constituer et à inventer l’identité culturelle de la future communauté, à savoir l’oumma, elle-même une construction idéologique. Et je laisse ici toute considération sur la question de la négation de l’histoire – du déboulonnage des statues de Colbert. Le passé n’est pas l’ensemble des forces qui n’ont pas su résister au colonialisme mais pourraient le faire maintenant. À l’inverse, parler du passé, c’est-à-dire de l’histoire, du conflit des mémoires réelles, sans céder aux sirènes anti-intellectualistes du « on nous cache tout », c’est bien se donner la chance, peut-être l’unique chance, de construire un projet viable pour l’humanité.