- English
- Français
Par Marc Knobel, Directeur des Etudes au Crif
En 2014, le nombre d’actes antisémites comptabilisés sur le territoire français a doublé: 851 contre 423 en 2013. Cela représente une augmentation de 101%.
En 2014 les actions violentes ont augmenté de 130% comparativement à 2013 : 241 contre 105 en 2013. C’est ainsi que 51% des actes (racistes) commis en France en 2014 sont dirigés contre des Juifs alors qu’ils représentent un peu moins de 1% de la population française, selon le Service de Protection de la Communauté Juive et le ministère de l’Intérieur (26 janvier 2015).
Cependant, demandons-nous quelles sont les caractéristiques de cet antisémitisme ? Quelles sont les mécanismes ?
Ce 13 juillet 2014…
Le 13 juillet 2014, à Paris, rue de la Roquette, avec une violence inouïe, une centaine de jeunes, portant pour beaucoup les couleurs du Hamas ou le drapeau palestinien, tentent d’attaquer et d’investir la synagogue qui se trouve dans cette rue. Mais ils sont repoussés par les CRS présents sur place.
Face au conflit israélo-palestinien, chacun éprouve de l’empathie pour telle ou telle partie et des manifestations ont lieu. Mais ces manifestations sont, le plus souvent, organisées par les militants propalestiniens.
Si la majorité d'entre elles se déroule dans le calme et ne provoque pas de trouble, la tension est cependant palpable dans certains cortèges (cris, hurlements…), depuis l’année 2000. Dans ces manifestations, des slogans outranciers sont scandés. Mais il y a aussi ces cris de « Mort aux Juifs », des étoiles de David identifiées sur les banderoles à la croix gammée et ces maquettes de roquettes Qassam qui, quelquefois, ont été brandies par les militants cagoulés. Pour certains, l’objectif réel est de défendre le Hamas ou le Hezbollah. Pis, des dérapages ont lieu, œuvre de provocateurs qui veulent en découdre avec les forces de l’ordre, entraînant des heurts violents avec la police.
Première réaction : « le conflit israélo-palestinien ne peut pas s’importer », déclare François Hollande, au cours de l’interview télévisée du 14 juillet. « Il ne peut pas y avoir de dérives et de débordements, d’intrusion ou de volonté d’intrusion dans des lieux de culte, que ce soient des synagogues comme cela s’est passé hier, mais je dirais la même chose pour des mosquées, des églises, des temples », souligne le chef de l’Etat. « L’antisémitisme ne peut pas être utilisé parce qu’il y a un conflit entre Israël et la Palestine », ajoute le Président (1).
Dans un communiqué, le Premier ministre, Manuel Valls, condamne-lui aussi et « avec la plus grande fermeté » les « violences » qui ont eu lieu « aux abords des synagogues ». « De tels actes qui visent des lieux de culte sont inadmissibles », assure Valls (2). Après une rencontre avec les organisations juives, le Ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, demande aux préfets de « redoubler de vigilance » et d’interdire les manifestations en cas de « risques avérés de troubles à l’ordre public ».
Le Conseil représentatif des institutions juives de France demande de son côté « l'interdiction des manifestations en faveur du Hamas », ainsi qu'un « renforcement de la sécurité des lieux communautaires ». L'association SOS Racisme fait valoir que « le soutien aux Palestiniens ne peut être la haine des Juifs. Aider cette zone en conflit, c'est exporter la paix et non importer la haine ».
La Préfecture de police de Paris avait pourtant interdit cette manifestation, évoquant des « risques graves de trouble à l’ordre public » après les heurts du 13 juillet devant deux synagogues, en marge d’un autre rassemblement. Les organisateurs, avaient alors introduit un recours en urgence devant le tribunal administratif de Paris, qui l’avait rejeté. Le 19 juillet donc, malgré l’interdiction, des centaines de personnes se rassemblent à Barbès, ils sont très encadrés par les forces de l’ordre. Peu avant 16 heures, la manifestation commence à dégénérer.
Pascal Ceaux et Boris Thiolay, dans L’Express du 23 juillet 2014, rapportent les faits:
« Le keffieh entoure souvent les cous des hommes et des femmes qui piétinent, malgré une chaleur de plomb. Ce foulard, emblème des combattants palestiniens, semble le seul trait d’union entre les quelque 3 000 manifestants recensés par la police à l’occasion de ce rassemblement interdit. Car, lorsque le cortège s’ébranle, les différences d’âge ou de motivations sautent aux yeux. Les banderoles du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) proclamant « il est fini le temps des colonies » voisinent avec des bannières palestiniennes. Un peu plus tôt, des drapeaux israéliens brûlent. On aperçoit aussi, au beau milieu du défilé, un portrait du cheikh Ahmed Yassine, chef spirituel radical du Hamas tué par les Israéliens en 2004. Les slogans fusent : « Nous sommes tous des Palestiniens », « Israël assassin, Hollande complice »… » D’autres lancent des projectiles sur les forces de l’ordre, qui répliquent avec des gaz lacrymogènes. En fin de journée, une vingtaine de manifestants, certains portants le drapeau palestinien sur les épaules, jettent encore sur les forces mobiles de grosses pierres récupérées sur un chantier. D’autres cassent un trottoir pour récupérer des pavés.
Les affrontements ont parfois été très rudes, comme celui dont L’Express a été témoin au pied du Sacré-Cœur.
Une trentaine de jeunes gens surexcités, hurlant « Allah Akbar! », lancent des chaises, des verres et des cailloux sur quatre policiers qui tentent de bloquer une rue. Puis, ils chargent les gardiens de la paix qui, dans un premier temps, doivent battre en retraite. Pour couvrir ce repli, l’un d’eux met en joue un manifestant avec son arme de défense. Celui-ci le défie alors : « Vas-y, tire, je filme la bavure ! »
Selon une source policière, 38 personnes sont interpellées pour jets de projectiles, violences contre les forces de l’ordre et outrage. Dix-sept policiers et gendarmes sont blessés.
Plus tard, 19 personnes sont placées en garde à vue. Elles sont soupçonnées de violences aggravées (en réunion ou avec arme) sur personne dépositaire de l’autorité publique, outrages, rébellion, dégradations aggravées ou encore participation à un attroupement.
Doit-on s’étonner de toute cette violence ? Est-ce une nouveauté ?
La tension est cependant presque toujours palpable dans les cortèges (cris, hurlements…), depuis 2000. Prenons quelques exemples.
La manifestation du 10 janvier 2009, pour dénoncer une énième intervention israélienne à Gaza, donne lieu à des débordements au moment de sa dispersion. Elle avait pourtant été placée sous haute surveillance, avec près de 3800 policiers et gendarmes mobilisés autour du cortège.
Le Monde raconte que les organisateurs, associations, partis politiques et syndicats, ont encadré de très près les manifestants, visiblement inquiets d'éventuels débordements. Mohamed Mechmache, président du collectif AC-le-feu, a par exemple mis en garde contre tout "appel à la haine" qui pourrait faire dégénérer la situation. Mais voilà… l’ambiance est tendue à certains endroits. Les slogans fusent. Les médias sont également conspués. Des vitrines de cabines téléphoniques et d’abribus volent en éclats. Scooters et vélos sont incendiés par de petits groupes que les CRS dispersent à coup de gaz lacrymogènes. Les policiers sont eux-mêmes la cible de projectiles (barres métalliques de protection des arbres, bouteilles de verre, sacs poubelles en feu…).
Le bilan est lourd: 180 interpellations et douze policiers blessés. Loin d’être « familiale » et « cordiale », la manifestation est violente (3).
La manifestation dégénère. Durant deux heures, des centaines de manifestants violents affrontent la police sur l’avenue Jean-Médecin et la Place Albert 1er. Ce devait être, contrairement à celle de Paris, une manifestation pacifique, non-violente, pour soutenir les Palestiniens. Le défilé rassemble près de 5000 personnes. Mais, et comme souvent, c’est au moment de la dispersion qu’elle dégénère. Des échauffourées éclatent alors que le « service d’ordre » semble impuissant. Des manifestants cagoulés jettent des pierres, des bouteilles en verre et du mobilier urbain (panneaux, poteaux, clôtures…). Un centre commercial baisse ses grilles pour éviter les intrusions, tandis que des centaines de personnes faisaient du shopping à l’intérieur. Les vitrines du Mac Donald de l’avenue Jean-Médecin sont brisées avec des chaises et des tables qui se trouvaient sur la chaussée. Côté Promenade des Anglais, des pierres sont lancées en direction d’un autre Mac Donald et du casino Ruhl (groupe Barrière).
Selon Charlie Hebdo (du 14 janvier 2009), les manifestations de soutien à la Palestine (à Paris, Nice et ailleurs) soulignent le fossé qui sépare humanistes et fanatiques: « Les raisons ne manquent pas pour aller aux manifestations de soutien aux Palestiniens. […] Seul hic, on risque de se retrouver en mauvaise compagnie. Les cortèges de l’UOIF, du Hamas et du Hezbollah ont nettement plus de succès. Il faut dire que l’animateur du Hezbollah s’y connaît en karaoké: « Vive les kataieb kassam »! (Du nom des brigades du Hamas qui tirent sur des civils israéliens). De tels poumons ne sauraient se limiter au répertoire de la Palestine. Au micro, le »chanteur » lance un appel: »À Beyrouth, résistance! En Algérie, résistance! À Istanbul, résistance! Au Caire, résistance! Au Maroc, résistance! En Afghanistan, résistance! À Bagdad, résistance! » Il conclut son refrain en arabe: « Mort à Israël, mort à l’Amérique! » »
Dans Le Figaro (éditorial du 4 mars 2009), Etienne Mougeotte revient lui aussi sur ces manifestations. Pour lui, les Français ne sont pas majoritairement antisémites, mais la menace antisémite n’est jamais loin: « Les manifestations en France de soutien au peuple palestinien ont glissé d’une solidarité légitime aux populations de Gaza à un antisionisme virulent, qui a débouché à son tour sur des images et des symboles antisémites. […] Là réside le danger de l’instrumentalisation du conflit israélo-palestinien par l’extrême-gauche. Car on peut tout reprocher à Israël, la disproportion de la riposte de Tsahal aux tirs de roquettes du Hamas contre les populations civiles israéliennes. Mais exalter l’antisionisme, c’est tout simplement refuser aux Israéliens le droit de vivre dans un État reconnu par la communauté internationale et dont le lien avec Sion, c’est-à-dire Jérusalem, est constitutif de cet État. »
Retour à l’été 2014. Peu avant le début de la manifestation pourtant interdite, le Président de la République lance une dernière mise en garde depuis le Tchad, où il se trouve en visite officielle, avertissant que « ceux qui veulent à tout prix manifester en prendront la responsabilité », en raison des risques de troubles à l’ordre public. Manuel Valls condamne ces dérapages. « L’ordre et la règle doivent s’imposer dans notre pays. Nous ne laisserons en aucun cas dire des slogans antisémites, des slogans contre les juifs de France, car ce n’est pas ça la France. Je veux dire à nos compatriotes que nous serons, le Président de la République, le Premier ministre et moi-même, extrêmement déterminés à faire respecter l’ordre républicain ».
Quant au maire PS de Paris Anne Hidalgo, elle « condamne fermement » dans la soirée les heurts survenus dans le XVIIIe arrondissement. « Rien ne peut justifier ces agissements et la dégradation d’équipements publics qui sont le bien commun des Parisiens », ajoute Anne Hidalgo dans un autre tweet, alors que des abribus et des cabines téléphoniques sont détruites et deux camionnettes de la RATP incendiées. « J’appelle à l’apaisement et à l’expression pacifique des convictions dans le respect des principes républicains qui nous rassemblent », ajoute-t-elle, en saluant l’action de la police qui « a permis de limiter les conséquences de ces graves incidents ».
Jets de projectiles sur les forces de l’ordre, véhicules incendiés, quelques magasins pillés : Sarcelles, banlieue connue pour son multiculturalisme à quelques kilomètres au nord de Paris, est le théâtre de nouvelles violences liées à l’actualité à Gaza. Les premières dégradations ont immédiatement suivi un rassemblement calme de militants propalestiniens que la préfecture avait interdit. Des jeunes manifestants se sont engouffrés en ville, incendiant des poubelles et allumant pétards et fumigènes. En fin d’après-midi, des casseurs s’en prennent à une pharmacie qui a pris feu, alors qu’un hélicoptère de la police tournoyait dans le ciel. Les forces de l’ordre tirent des cartouches de lacrymogènes et des balles en caoutchouc pour tenter de les disperser. Quelques journalistes sont pris à partie. Un caméraman de télévision est dépouillé de son matériel et un photographe de l’AFP a été agressé et légèrement blessé (4).
Après le Ministre de l’Intérieur qui se rend sur place, c’est le Premier ministre qui dénonce « l’antisémitisme » et le « racisme » des affrontements de Sarcelles. « Ce qui s’est passé à Sarcelles est intolérable, s’attaquer à une synagogue à une épicerie kasher, c’est tout simplement de l’antisémitisme, du racisme » déclare Manuel Valls en marge d’un déplacement à Vassieux-en-Vercors. « Rien en France ne peut justifier la violence, rien ne peut justifier qu’on s’en prenne à des synagogues, à des épiceries, des magasins, des institutions juives ».
Le Premier ministre Manuel Valls critique le mercredi 23 juillet les élus qui se sont rendus à des manifestations pro palestiniennes interdites, visant sans le citer le Maire écologiste du IIe arrondissement de Paris, Jacques Boutault. « Même si (la violence et l’antisémitisme), c’est le fait d’une minorité, et je ne fais pas d’amalgame entre cette minorité et ceux qui manifestent, quand on se rend à une manifestation interdite, parce que quelques jours avant il y a eu des actes et des slogans antisémites, quand on est un élu de la République, quand on est un maire d’arrondissement, on fait attention là où on met les pieds et là où on manifeste », déclare le chef du Gouvernement, lors de la séance des questions au Gouvernement à l’Assemblée nationale. Dans sa réponse au chef du groupe socialiste Bruno Le Roux, Manuel Valls en appelle au « rassemblement » et à la « responsabilité », en saluant les prises de position des trois anciens chefs du gouvernement UMP Alain Juppé, Jean-Pierre Raffarin et François Fillon. « On ne peut pas, face à l’antisémitisme, au racisme et à la violence, se laisser aller. On tient, avec fermeté, avec gravité », défend le Premier ministre, alors que la décision d’interdire les manifestations a été critiquée, à gauche notamment, rapporte la chaîne de télévision Public Sénat (le 24 juillet). « Il n’y a qu’une seule communauté, la communauté nationale, qui doit se retrouver autour de notre devise, donc de la fraternité, qui doit se retrouver autour de l’idéal de la France », conclut le Premier ministre, très applaudi y compris sur les bancs de la droite. Ces déclarations interviennent alors qu’une nouvelle manifestation propalestinienne, autorisée cette fois, est placée sous haute surveillance à Paris, quelques jours après deux rassemblements interdits qui dégénèrent en violences.
Combien de manifestations ont-elles été organisées à Paris ou en province pour protester/dénoncer/s’élever contre les massacres qui ont lieu en Syrie ? Pour dénoncer la corruption en Algérie ? Pour crier parce la guerre civile secoue la Libye ? Pour protester contre les attentats terroristes qui ensanglantent régulièrement l’Afghanistan et d’autres pays ?
Disons-le d'emblée, il y a un risque lorsque l'on quitte le terrain du débat démocratique et qu'on se laisse attirer, fasciner, voire subjuguer par des discours enflammés. A force d'entendre, de lire, de porter attention à quelques prêcheurs (de haine), on risque d'être entraîné dans une spirale dangereuse. Elle sera forcément douloureuse. À force de lire, d'entendre, et finalement de rabâcher que les Israéliens se comporteraient comme des monstres (ou des nazis); à force, à l'inverse, d'idéaliser la cause palestinienne, érigée en nouvelle lutte des peuples, pour reprendre l’expression du philosophe Pierre-André Taguieff, certains esprits s'en prendront à défaut d'Israéliens, aux Juifs.
Ces malheureuses cibles sont assimilées aux Israéliens, c'est-à-dire aux oppresseurs. Pour « venger » les palestiniens, ils frapperont alors des Juifs. A cet égard, le sociologue Didier Lapeyronnie remarque dans ses travaux que l'antisémitisme semble bien accompagner la formation du « ghetto » et constituer l'une de ses expressions, l'une des manifestations du repli d'une partie de la population populaire sur elle-même, même si le sentiment antisémite -fort heureusement- ne se généralise pas dans la population de ces quartiers (5). Au fond, l’ancien Président de SOS Racisme, Malek Boutih a raison: « Les jeunes glissent très vite de l'antisionisme à l'antisémitisme, d'Israël à Juifs (6) », hélas.
Dans le dernier volet, nous verrons ce qu’il en est de l’expression de l’antisionisme en 2019.
À suivre…
Notes :
1) La Dépêche, 14 juillet 2014.
2) « Conflit à Gaza : Manuel Valls condamne «fermement» les heurts à Paris », Le Figaro, 14 juillet 2014.
3) « Plus de 120 000 manifestants dans toute la France contre la guerre à Gaza », Le Monde, 1à janvier 2009.
5) Didier Lapeyronnie, « La demande d’antisémitisme », Les Etudes du Crif, numéro 9, septembre 2005, 44 pages.
6) Cité par Marc Knobel, « L'importation du conflit israélo-palestinien en France et sa médiatisation », Huffington post, 16 juillet 2014. Voir également, Marc Knobel, « L'antisémitisme, Made in France (2014) », Huffington post, 5 octobre 2016.
Le Crif vous propose :