La semaine dernière, nous vous proposions un article de l'Express intitulé Sarcelles, le laboratoire du vivre-séparé. Patrick Haddad, 2ème adjoint au Maire de Sarcelles a tenu à nous envoyer un droit de réponse que nous avons choisi de publier.
Sensationnalisme, déclinisme, reportage orienté, l'Express nous a servi tous les poncifs du genre avec son article "Sarcelles, le laboratoire du vivre-separé" paru en début de semaine. En adoptant comme fil conducteur une sorte de communautarisme pré-apocalyptique, l'article fait peur au lecteur, mais n'a pas peur, lui, de prendre quelques distances avec la réalité.
Hormis le rappel historique sur le peuplement du grand ensemble, rien n'est équilibré dans ce papier. Par exemple, on peut y lire qu'un certain Khader "préfère faire deux fois le tour de la ville plutôt que de passer par le quartier juif car en tant qu'Arabe, on y est dévisagé comme des criminels", alors qu'en réalité tous les jours des centaines de personnes de toutes origines traversent ce quartier sans difficulté. Mon ami Luc Bentz, homme de gauche par excellence, se voit prêter des propos tendancieux sur l'immigration, dans lesquels, selon sa page Facebook, il ne s'est pas reconnu. D'autres Sarcellois ont réagi sur la méthode : Martial Beauville, président du Club des belles images a été sollicité par l'Express pour des sources photographiques visant à illustrer un article sur le vivre-ensemble à Sarcelles alors que c'était un article sur le vivre-séparé qui se préparait... Quant à David Grandon, élu de l'opposition, cité dans l'article, il a également déclaré sur Facebook ne pas se souvenir avoir été interviewé par l'Express. Sur la méthode toujours, on peut aussi constater que deux élus d'opposition, ainsi que deux anciens élus anonymes s'expriment de façon critique (ce qui est évidemment leur droit), mais aucun de la majorité actuelle. Or, on voit mal en quoi le fait que François Pupponi, probablement parce qu'il pressentait la tonalité générale de l'article, ait refusé de s'exprimer, empêchait la journaliste de diversifier ses sources politiques. Mais revenons au contenu.
L'agression réelle l'année dernière du docteur Chiche (qui est mon médecin traitant) y est mentionnée, mais pas le fait qu'il a depuis emménagé dans un cabinet flambant neuf parce que deux entrepreneurs sarcellois investissent au cœur de la ville pour la rénover. Un certain Paul Bertrand déclare que "Lorsqu'on jouait aux boules place André-Gide, il n'y avait pas un carré pour les Noirs, un carré pour les juifs et un carré pour les Arabes ! " sauf qu'il n'y en a toujours pas ! L'article verse carrément dans le propos de comptoir quand un anonyme explique que "les barbus viennent faire la leçon aux gosses devant les écoles. Ils essaient de recruter les soldats de demain". Mais il fait aussi dans le fake, tendance Fox news avec ses "no-go zones," en affirmant que Sarcelles a "basculé dans l'ultraviolence" ou que les habitants de la petite Jérusalem (expression désignant le quartier de la grande synagogue tirée du navet cinématographique éponyme et jamais employée par les Sarcellois) seraient "pris en otage". Idem quand la journaliste laisse une élue de l'opposition affirmer "qu'on ne commémore plus les événements français" alors qu'elle ne parle que du feu d'artifice du 14 juillet et qu'en réalité, toutes les commémorations nationales sont rigoureusement observées à Sarcelles et de surcroît ponctuées par des enfants de la ville qui entonnent fièrement la Marseillaise.
Si l'article avait pour ambition de rappeler que la vie est plus dure dans une banlieue qui a subi la ghettoïsation sociale et ethnique depuis 40 ans que dans les quartiers huppés parisiens, c'est réussi, ça s'appelle de l'enfonçage de portes ouvertes et il est vrai que ça ne fait pas mal à l'épaule. Ce qui fait mal en revanche, c'est de subir une fois de plus un journalisme orienté, qui tout en employant les méthodes biaisées des plus mauvais reportages télévisés, s'acharne de surcroît à stigmatiser des pauvres, qui n'ont cesse de devoir faire de la place à plus pauvres qu'eux, et à taper sur des élus qui essaient tant bien que mal de gérer tout cela. Soyons clair, nul n'est exempt de critiques, y compris les élus que nous sommes dans la façon de composer avec les communautés. Nous devons toujours faire face à des problèmes nouveaux et il y a en effet une certaine dose d'empirisme dans la manière d'y répondre. Des ajustements, des rééquilibrages peuvent être constamment envisagés et toutes les bonnes volontés sont les bienvenues pour nous aider à réaffirmer les valeurs de la République et à investir dans ce qui nous est commun, mais de grâce, épargnons-nous les slogans creux tels "à Rome fais comme chez les Romains" à peu près aussi opérant pour défendre la laïcité aujourd'hui que de faire répéter en chœur "nos ancêtres les Gaulois" pour lutter contre le salafisme.
D'ailleurs, l'article se garde bien de relater que ces mêmes élus sarcellois n'ont jamais pactisé avec les franges extrémistes de l'Islam, mais qu'ils viennent au contraire d'ouvrir un centre de prévention de la radicalisation afin de soutenir les familles et d'équiper les professionnels de l'éducation, tout en travaillant évidemment en bonne intelligence avec les dirigeants de la communauté musulmane, eux-mêmes en prise avec ces mêmes extrémistes. Autre impensé du papier de l'Express, puisqu'il y est beaucoup question de la communauté juive, comment se lamenter qu'il n'y ait quasiment plus de juifs dans la plupart des villes de banlieue et en même temps ne pas souligner qu'ils sont encore nombreux à Sarcelles et que c'est dû en partie à une certaine proximité municipale avec cette communauté pour l'aider dans sa vie de tous les jours et pour lutter contre l'antisémitisme ? Mais au-delà des questions communautaires, dont il faut à tout prix éviter de faire une obsession, le titre même de l'article est faux. Sarcelles n'est pas le laboratoire du vivre-séparé, concept apparemment nouveau mais au moins aussi flou et fourre-tout que son corollaire, le vivre-ensemble. Le séparatisme social n'est absolument pas propre à Sarcelles, ni même à la France, il touche toutes les grandes démocraties libérales qui ont connu des phénomènes migratoires de masses. Et il est tellement multi-factoriel qu'il serait absurde de considérer qu'il puise sa dynamique dans les villes pauvres et cosmopolites.
Enfin, cerise sur le gâteau, particulièrement affligeante dans cet article : son auteure a vécu le plus clair de sa jeunesse à Sarcelles et, je le dis avec plus de tristesse que de colère, on aurait pu s'attendre à ce qu'elle porte un regard un peu plus avisé sur son ancienne ville. Mais, heureux hasard de calendrier, un autre ex-Sarcellois s'est illustré cette semaine. Il s'agit de Pierre Vareille, 61 ans, centralien, brillant industriel et philanthrope. Avec sa Fondation, il a lancé l'opération "un violon dans mon école" pour que l'accès à la musique classique ne soit pas réservé aux enfants des classes sociales aisées. Parmi les bénéficiaires de l'opération, il tenait absolument à ce que les enfants qui fréquentent aujourd'hui l'école que lui fréquentait petit, à l'époque où ses parents n'avaient probablement pas les moyens de se loger ailleurs, aient eux aussi leur chance de connaître l'excellence. Alors il a cherché le numéro sur internet, a appelé le directeur de l'école, avant de se déplacer pour offrir 100 violons. Pendant 4 ans, la municipalité financera les cours et l'opération sera ponctuée de représentations de virtuoses. Peu importe que les camarades de Pierre s'appelaient probablement Paul et Jacques dans les années 60 et qu'aujourd'hui, la plupart des enfants portent des prénoms qui insulteraient la France selon Zemmour. Tout le monde n'a pas la nostalgie rance.
Morale de l'histoire ? Outre la confirmation que la grandeur d'âme et la bienveillance sont des qualités très inégalement réparties entre les être humains, politiquement, rien n'est gagné, mais rien n'est perdu non plus en banlieue. Tout dépend non seulement de ceux qui y œuvrent de l’intérieur et qui ont un peu l'impression de remplir quotidiennement le tonneau des danaïdes, mais aussi de ceux qui depuis l’extérieur décident de percer un nouveau trou dans le tonneau ou, au contraire, d'en colmater un. Et à un moment, il faut savoir choisir son camp.
Patrick Haddad - 2ème adjoint au Maire de Sarcelles