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Publié le 9 Mai 2023

Crif - La mémoire de la Shoah survivra à la disparition de ses témoins, par Annette Wieviorka

Cette année, Yonathan Arfi a souhaité faire de l’éducation un sujet prioritaire pour le Crif. En effet, un constat lucide de la situation, sombre à bien des égards, s’avère insuffisant s’il ne permet pas d’ouvrir de nouvelles perspectives. La résurgence actuelle de l’antisémitisme, parfois sous de nouvelles formes, suscite une inquiétude bien légitime ; il faut toutefois se refuser à sombrer dans un fatalisme obscurcissant l’avenir et les possibilités d’agir sur lui. L’éducation des jeunes générations est sans doute le plus important des leviers d’action à privilégier. Elle se trouve cependant confrontée, comme en témoigne l’ensemble des textes que nous avons recueillis, à des problématiques complexes et inédites.

En revenir à la question cruciale de l’éducation, c’est aussi une manière de rendre hommage à la tradition juive et à la place centrale qu’elle accorde à l’étude, nous rappelant qu’à travers la transmission du savoir et des valeurs, c’est la pérennité d’une filiation, d’une appartenance commune qui est en jeu.

 

C’est à cet effet que nous avons demandé à plusieurs intellectuels et acteurs du monde de l’éducation de bien vouloir contribuer à notre revue annuelle. Si les textes publiés ici n’engagent pas la responsabilité du Crif, ils permettent cependant d’ouvrir un espace de débat et de réflexion. Ils sont traversés par le souci d’interroger et de comprendre la situation des nouvelles générations, les problématiques liées à la transmission de la mémoire et de l’histoire juive, ainsi que les défis et enjeux qui agitent aujourd’hui, dans notre France républicaine, le milieu de l’enseignement (laïcité, usages du numérique et des réseaux sociaux, wokisme…).

 

Le Crif remercie les contributeurs de cette revue d’enrichir ainsi notre réflexion.  

 

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Comment enseigner l'histoire de la Shoah alors que les derniers survivants nous quittent ? Question récurrente, teintée souvent d'inquiétude. Oui, dans les années qui viennent, près de quatre-vingts ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, nous ne serons plus les contemporains de ceux qui ont survécu aux persécutions nazies. Nous ne verrons plus de numéro tatoué sur l'avant-bras. Aucun survivant ne participera plus aux cérémonies, aux voyages à Auschwitz, aux émissions de télévision. Les grands-parents de nos élèves, qui les ont tous connus alors que notre génération en était privée, seront tous nés dans l'après-guerre. C'est la loi du passage du temps. 

À y regarder de plus près, la question peut sembler étrange. Le plus clair de l'enseignement de l'Histoire dans nos lycées et collèges a pour objet un passé révolu, parfois depuis plusieurs millénaires, comme celui de la Grèce antique ou de la Rome impériale. Pourquoi cette inquiétude qui concerne la seule Shoah ? 

Dans L'Ère du témoin (1998), j'ai montré le tournant qu'a constitué le procès d'Adolf Eichmann à Jérusalem (1961). Le témoin est alors devenu porteur de mémoire. C'est à lui qu'a été dévolue la tâche de dire l'Histoire. À partir des années 1970, l'évolution de nos sociétés démocratiques vers toujours plus d'individualisme alors que les grands récits historiques s'effritaient, a contribué à ce que les évènements soient analysés à l'aune de leurs effets traumatiques sur les personnes. C'est désormais la norme. Dans les procès  ̶  je pense notamment à celui des attentats terroristes du 13 novembre 2015  ̶ , le récit des victimes, même s'il est impuissant à expliquer les faits reprochés aux accusés, tient la première place. C'est aussi parce que nous vivons à l'heure du présentisme : il n'y a plus ni passé ni futur, juste du présent. Le récit du survivant fait de la Shoah une histoire présente. 

Je partage le chagrin que cause la disparition de ces hommes et femmes qui ont survécu au pire, et dont certains ont été et sont parfois mes amis. Je ne partage pas l'inquiétude sur l'avenir de la mémoire et de l'Histoire. 

La mémoire n'est plus cette mémoire vive, qui circulait dans les familles et dans les sociétés. Elle est devenue une mémoire culturelle. Une « post-mémoire », différente suivant les générations, comme l'a nommée l'universitaire américaine Marianne Hirsch. 

Et cette mémoire culturelle est extraordinairement vivante. En témoignent les innombrables romans, bandes dessinées, films documentaires ou de fiction qui en font le thème principal ou un thème secondaire. En témoigne aussi la multiplication des mémoriaux. Si on prend la seule France, il n'a existé longtemps que le Tombeau du martyr juif inconnu dont la première pierre fut posée en 1953 et qui fut inauguré en 1956. Il devint en 2005, avec son mur des noms, le Mémorial de la Shoah. En 2023 devrait être inauguré celui de la gare de Bobigny, d'où partirent des convois pour Auschwitz. 

La mémoire se vit toujours au présent. Elle bricole les éléments du passé pour qu'ils servent aux engagements du présent. Ainsi, avec le procès de Klaus Barbie (1987) s'est popularisé l'impératif du « devoir de mémoire ». En 2000, s'est tenue à Stockholm une conférence internationale où étaient présents nombres de chefs d'État ou de gouvernement (de Lionel Jospin à Ehud Barak, tous deux Premiers ministres). Une Task Force for Holocaust Education devenue l'International Holocaust Remembrance Alliance, à laquelle ont adhéré 35 pays, fut mise sur pied. Établie dans les années bénies, celles qui séparent la chute du mur (1989) de l'attentat contre les tours jumelles (2001), elle témoignait de la confiance en un monde nouveau où la démocratie, le libéralisme et les droits de l'Homme auraient triomphé. La mémoire serait ainsi au service de ce monde nouveau. Est-il besoin de dire que, plus de vingt ans après, ces espoirs ont été déçus ? L'IHRA a aussi pour objet la recherche et l'histoire, qu'il ne faut pas confondre avec la mémoire. L’histoire cherche à établir les faits et à en trouver l'intelligence. 

Si la recherche, puis l'enseignement de l'histoire furent relativement lents à démarrer, malgré le travail de pionniers comme Léon Poliakov ou Joseph Billig, elle a connu depuis la fin des années 1980 un développement considérable. Aucun évènement historique n'a fait l'objet d'autant de travaux dans un laps de temps aussi court. Chaque année, des dizaines d'études paraissent dans diverses langues, examinant tous ses aspects. Car le temps qui passe, s'il éloigne l'évènement et parfois en fait perdre les aspects sensibles (mais les œuvres comme celles de Primo Levi, Elie Wiesel, Charlotte Delbo et tant d'autres, pallient en partie cette perte) permet la distance indispensable au travail des historiens. Surtout, il autorise l'ouverture des archives, source indispensable. S'il dérange parfois la mémoire, le travail des historiens constitue selon moi l'avenir du passé. Si l'émotion est indispensable pour accéder à la connaissance, ce travail fait appel à la raison. Seul lui permet de lutter contre les « faits alternatifs ». En faisant de l'histoire, nous apprenons aussi à décrypter les discours idéologiques du présent.

 

Annette Wieviorka, Directrice de recherche au CNRS et vice-Présidente du Conseil supérieur des archives 

 

Biographie :

Annette Wieviorka est Directrice de recherche au CNRS et vice-Présidente du Conseil supérieur des archives. Elle a publié de nombreux ouvrages, parmi eux Auschwitz expliqué à ma fille (1999, Maurice et Jeannette. Biographie du couple Thorez (2010), Mes années chinoises (2021). Son dernier ouvrage, Tombeaux. Biographie de ma famille a reçu le Prix Fémina, essai 2022. 

 

Cet article a été rédigé dans le cadre de la parution de la revue annuelle du Crif. Nous remercions son auteur. 

 

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