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Publié le 17 Avril 2023

Crif - Dans notre monde incertain, il est nécessaire de développer des soins psychiques accessibles à tous les jeunes, par Marie-Rose Moro

Cette année, Yonathan Arfi a souhaité faire de l’éducation un sujet prioritaire pour le Crif. En effet, un constat lucide de la situation, sombre à bien des égards, s’avère insuffisant s’il ne permet pas d’ouvrir de nouvelles perspectives. La résurgence actuelle de l’antisémitisme, parfois sous de nouvelles formes, suscite une inquiétude bien légitime ; il faut toutefois se refuser à sombrer dans un fatalisme obscurcissant l’avenir et les possibilités d’agir sur lui. L’éducation des jeunes générations est sans doute le plus important des leviers d’action à privilégier. Elle se trouve cependant confrontée, comme en témoigne l’ensemble des textes que nous avons recueillis, à des problématiques complexes et inédites.

En revenir à la question cruciale de l’éducation, c’est aussi une manière de rendre hommage à la tradition juive et à la place centrale qu’elle accorde à l’étude, nous rappelant qu’à travers la transmission du savoir et des valeurs, c’est la pérennité d’une filiation, d’une appartenance commune qui est en jeu.

 

C’est à cet effet que nous avons demandé à plusieurs intellectuels et acteurs du monde de l’éducation de bien vouloir contribuer à notre revue annuelle. Si les textes publiés ici n’engagent pas la responsabilité du Crif, ils permettent cependant d’ouvrir un espace de débat et de réflexion. Ils sont traversés par le souci d’interroger et de comprendre la situation des nouvelles générations, les problématiques liées à la transmission de la mémoire et de l’histoire juive, ainsi que les défis et enjeux qui agitent aujourd’hui, dans notre France républicaine, le milieu de l’enseignement (laïcité, usages du numérique et des réseaux sociaux, wokisme…).

 

Le Crif remercie les contributeurs de cette revue d’enrichir ainsi notre réflexion.  

 

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En ces périodes d’incertitude avec la guerre en Europe, les peurs écologiques et sanitaires sans précédent, les lendemains ne chantent pas pour nos jeunes gens. Les risques et les doutes sont en fait si forts qu’on pourrait dire que c’est même le présent qui est confisqué à ceux qui grandissent aujourd’hui. Certes, « vivre en temps réel » comme le dit Frédéric Worms (2021) comporte une double peine pour nos jeunes générations : d’habitude on ne pense pas à nos cadres de pensée, mais l’incertitude oblige nos jeunes à imaginer les transformations des contextes, à penser l’avenir même imprévisible, même sombre et c’est cela qui les fait souffrir. Ne pas pouvoir profiter du moment avec la légèreté et l’insouciance nécessaires à cet âge de la vie, c’est douloureux. Toutes les incertitudes des temps actuels plongent les jeunes et leurs familles dans une gravité qui pèse et qui enferme les illusions enfantines, les idéaux et les utopies adolescentes, rêveries ô combien nécessaires pour se construire et pour s’inventer des possibles. 

Je constate que les adolescents consultent beaucoup avec des questions et des souffrances qui s’expriment par le corps : corps affamé dans l’anorexie-boulimie ou alourdi à l’extrême dans l’obésité, corps mutilé avec des attaques de toutes sortes sur son intégrité, corps mis en danger par des prises de risque à répétition… Ainsi de la recherche de vitesse et des accidents qui en découlent, ou de la prise d’alcool ou de toxiques qui lance dans des escalades effrénées en quête de sensations et parfois, d’anesthésie. 

Les adolescents se soumettent à de rudes épreuves, à de véritables auto-sabotages de leurs désirs et de leur énergie vitale. C’est bien la vie même qui est en jeu dans les tentatives de suicide à l’adolescence, de plus en plus nombreuses en France dans cette période de covid et de post-covid, quand ce n’est pas l’avenir et le lien à l’autre qui sont attaqués, comme c’est le cas dans les phobies scolaires actuellement en augmentation dans toute l’Europe de l’Ouest.  Pour un nombre croissant de jeunes, il devient impossible d’aller à l’école tant cette idée les angoisse. Ces adolescents, après un événement parfois minime survenu à l’école ou sur le chemin, parfois sans qu’aucun facteur déclenchant ne soit mis en évidence, n’arrivent plus à assumer leur statut de collégien ou de lycéen ; à l’idée même de se préparer pour se rendre à l’école, ils sont étreints par des angoisses incommensurables et impossibles à maîtriser, dans lesquelles ils finissent par sombrer. Les facteurs de ce désordre, profondément contemporain, sont multiples ; si certains ont d’ores et déjà pu être identifiés   ̶   comme nos attentes et désirs trop importants qui peuvent venir peser sur les adolescents et les fragiliser, des facteurs de vulnérabilité individuelle (en particulier chez les garçons), ou encore des facteurs pédagogiques avec des méthodes qui mettent en échec de manière profonde ces adolescents en quête d’une reconnaissance infinie et victimes d’un idéal du moi tyrannique tant il est fort  ̶  d’autres paramètres restent à circonscrire et à analyser. Et l’on voit apparaître de nouvelles formes d’expressions de la souffrance adolescente, qui constituent des voies de recherche actuelles tant les mécanismes en sont encore mal connus. Ainsi des addictions aux jeux sur Internet, avec des adolescents qui, petit à petit, se retirent de leur monde familial et scolaire pour s’enfermer dans leurs chambres, rivés à leurs écrans, dont ils usent et abusent pour ne plus penser et s’extraire de relations qui les blessent et perdent tout sens. Ou encore, de ces nouvelles formes d’anorexie qui apparaissent avant même la puberté chez de très jeunes filles intelligentes et dynamiques, qui refusent toute forme sexuée et s’affament littéralement pour éviter les transformations du corps et de l’esprit qu’implique l’adolescence. Le genre est d’ailleurs un des lieux privilégiés d’expression actuelle de ces doutes identitaires.

Face à ces incertitudes, à ces souffrances, à ces désordres qui rendent nos jeunes inquiets et malheureux, il importe que la réponse de la société soit à la hauteur. Nous devons les accueillir, les accompagner, les soigner, les éduquer. Nous savons le faire mais la société ne prend pas la mesure de l’importance de soigner les jeunes, en particulier sur le plan psychique. La pédopsychiatrie traverse une crise grave, elle n’a pas assez de moyens et elle fait face à une multiplication incroyable des situations de crise (qui ont augmenté de 30 % à 50 % ces deux dernières années). Bien soigner les jeunes et aider leurs familles, en particulier les plus démunies sur le plan social et culturel, est non seulement une nécessité, mais aussi un acte politique fort pour construire la société de demain, fraternelle et capable de faire face aux défis du monde.   

 
 
Marie-Rose Moro, Pédopsychiatre 
 
 
Biographie : 
 
Pédopsychiatre, Professeur de l'Université de Paris-Cité, cheffe de service de la Maison de Solenn, membre de l'Institut Universitaire de France. Dernier livre paru 50 questions sur les bébés, les enfants et les adolescents, aux Éditions La Pensée Sauvage. 
 
 
Cet article a été rédigé dans le cadre de la parution de la revue annuelle du Crif. Nous remercions son auteur. 

 

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