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Publié le 23 Janvier 2025

Études du Crif – Article de Daniel Szeftel : Colonialisme

Depuis le 7-Octobre et la guerre contre le Hamas et le Hezbollah, Israël est décrit avec une intensité accrue comme un État colonial, et même comme la « dernière colonie européenne établie sur Terre ». Cette accusation d’être « un corps étranger au sein des pays anciennement colonisés » s’accompagne le plus souvent des accusations de racisme, d’apartheid, de nettoyage ethnique et plus encore, de génocide. On retrouve par exemple ce discours chez Francesca Albanese, nommée rapporteuse spéciale de l’Organisation des Nations Unies (ONU) sur les territoires palestiniens en 2022 : « Le génocide des Palestiniens de Gaza par Israël est une phase d’escalade d’un processus d’effacement colonial de longue date ».

Il faut faire un peu d’histoire pour comprendre à quel point l’accusation de colonialisme contre Israël et les autres accusations qui en dérivent, notamment de génocide, sont fallacieuses. Si l’on remonte à la Seconde Guerre mondiale, on retrouve face au Foyer Juif un mouvement national arabe largement hostile à son existence. Il en est de même pour les courants islamistes naissants. D’où le flirt poussé de ces mouvements avec le nazisme et son antisémitisme génocidaire. Le grand mufti de Jérusalem, chef religieux des Arabes de Palestine, collabore ainsi avec les nazis pour « l’élimination du foyer juif ». Les Frères musulmans égyptiens relaient la propagande hitlérienne et des dizaines de mouvements ultranationalistes en chemise brune mènent des pogroms dans la plupart des pays arabes. La défaite de Hitler obligera à adapter ce discours pour être encore audible.

Ne pouvant plus ouvertement appeler à l’élimination des Juifs du Yishouv, certains nationalistes arabes vont chercher de nouveaux arguments pour asseoir leur propagande antisioniste. Un personnage clé dans cette affaire est l’intellectuel chrétien Fayez Sayegh, membre éminent du Parti social nationaliste syrien. Un groupe libanais qui arbore croix gammées, désigne son leader sous le nom de az-Za’im, traduction littérale de Führer en arabe, et souhaite l’avènement d’une Grande Syrie totalitaire, où toute présence juive en Palestine serait réduite à néant. En 1946, dans la ligne de son parti, Sayegh dénonce encore le sionisme comme « un danger pour la Civilisation et l’Esprit » et la « vision juive du monde comme un héritage d’humiliation, de vengeance et de fossilisation culturelle du type le plus primitif ».

Ce discours antisémite va se transformer au moment des luttes pour les indépendances pour prendre une tournure plus à la mode : anticoloniale. En 1965, son livre le plus connu s’intitule d’ailleurs Le Colonialisme sioniste en Palestine. Fini l’hitlérisme dont il se réclamait et l’antisémitisme trop marqués, place à l’inversion accusatoire : « Le concept sioniste de la “solution finale” au “problème arabe” et le concept nazi de la “solution finale” au “problème juif” consistent essentiellement en un même ingrédient de base : l’élimination de l’élément humain indésirable en question ». L’équivalence est posée. Or elle vient d’un intellectuel arabe nostalgique du nazisme ayant une influence considérable. Nous parlons d’un homme qui est à la fois devenu diplomate pour l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et la Ligue arabe, mais aussi professeur dans les universités américaines.

Alors que Hannah Arendt remarque dans Eichmann à Jérusalem (Éd. Gallimard, 1991) que les journaux officiels des régimes arabes se répandent encore dans les années 1960 en regrets que « Hitler n’ait pas terminé le travail », Fayez Sayegh fabrique une astuce propagandiste géniale permettant de donner une coloration « de gauche », acceptable dans les pays occidentaux, à ce fascisme initial. À la nazification d’Israël, le stratège antisémite ajoute un argument anticolonialiste promis à un brillant avenir sur les campus américains et dans l’extrême gauche internationale. Et il n’est pas le seul.

Johann von Leers, un propagandiste nazi, s’est mis au service de Nasser. Et le dirigeant nationaliste égyptien va utiliser la même astuce rhétorique. Publiant les essais du grand mufti nazi de Jérusalem, La Vérité sur la Palestine en arabe, il choisit de les appeler plutôt La Lutte mondiale contre l’impérialisme et le colonialisme pour la version allemande, afin de séduire la gauche occidentale. Tout le discours antisioniste moderne est déjà là, et ça marche !

À la fin de la Guerre des Six Jours, à l’ONU, le représentant de l’URSS reprend les arguments de Sayegh et compare Israël à « l’Allemagne hitlérienne », dénonçant une supposée politique d’« extermination des populations indigènes ». Au sein de la Ligue arabe, Sayegh devient la cheville ouvrière de la fameuse résolution 3379 de l’ONU de 1975 assimilant le sionisme à « une forme de racisme », au « colonialisme et à l’apartheid ». En trente ans d’efforts, les penchants antisémites combinés du nationalisme arabe et de l’islamisme ont porté leurs fruits empoisonnés. Grâce à cette astuce, leur soutien au nazisme a été masqué et le retournement s’est opéré : c’est maintenant Israël qui est accusé d’un colonialisme génocidaire.

Pourtant, la situation en Israël ne correspond en rien à une situation coloniale classique. La colonisation peut en effet être définie par la conquête d’une région par un État, sans que ce dernier n’ait jamais eu de liens ancestraux ou historiques avec ce territoire. La conquête est justifiée par des enjeux géopolitiques (prise de contrôle de positions stratégiques) et surtout par des considérations économiques (exploitation de matières premières, création de nouveaux débouchés commerciaux pour la puissance colonisatrice. S’ajoute à cela souvent la prétention d’imposer aux populations colonisées une certaine forme de civilisation (la fameuse « mission civilisatrice » qui a présidé à la colonisation française), voire une religion (le rôle des missionnaires, catholiques ou protestants est dans ce cas très important). Le pays colonisateur gouverne le territoire conquis au travers d’une administration coloniale et d’une présence militaire. Cette présence étatique et les colons qui y contribuent dépendent directement de la métropole dont ils continuent à parler la langue. Lorsque le difficile processus de décolonisation s’opère, les colons ou leurs descendants rentrent dans leur pays d’origine.

Le projet sioniste n’entre pas dans ce schéma, pas plus que l’État d’Israël. En effet, le sionisme est né en Russie, bien avant Theodor Herzl. Son idéal était de faire renaître la langue hébraïque selon le projet d’Eliezer Ben Yehoudah, de préserver la culture juive dans la perspective du sioniste AhAd Ha’am et surtout de sauver les Juifs des persécutions antisémites. Le projet s’est naturellement porté vers la terre d’Israël, enracinée dans l’âme juive, et où des communautés avaient continué à vivre durant des siècles.

Les pionniers qui partirent pour Israël y allèrent de leur propre initiative. Ils n’y furent pas envoyés par une métropole colonisatrice pour y soumettre les populations locales. Ils y vécurent sous l’autorité de l’Empire ottoman, puis du mandat britannique. Ils disposaient alors d’un passeport palestinien, au même titre que les habitants arabes. Le mouvement sioniste ne prétendait pas apporter aux Arabes la civilisation, pas plus qu’il n’a cherché à les convertir au judaïsme. Le mouvement sioniste n’a jamais cherché à exploiter la main d’œuvre arabe. Il a davantage exploré les voies d’un développement autonome au moyen d’une politique résolue d’achats de terres.

On pourrait certes reprocher au mouvement sioniste de n’avoir pas considéré la présence arabe et les nécessaires relations que les pionniers juifs devaient entretenir avec elle. Cette cécité, présente chez certains leaders du Yishouv, est cependant toute relative, la question ayant été abordée aussi bien par les sionistes de gauche comme Gershom Scholem que par les sionistes de droite comme Vladimir Jabotinsky. L’acceptation par le jeune État d’Israël du plan de partage de l’ONU et la reconnaissance de droits égaux pour la minorité arabe restée dans l’État hébreu montre bien l’absence de volonté coloniale dans le projet sioniste.

Pas de projet civilisateur, pas d’exploitation économique, pas de métropole colonisatrice, une présence juive ininterrompue sur la terre d’Israël : rien ne permet donc de rattacher le projet sioniste aux caractéristiques habituelles du colonialisme. Pour les propagandistes antisionistes comme Fayez Sayegh ou d’autres intellectuels comme Edward Saïd, il est donc nécessaire d’expliquer qu’il s’agit d’un autre type de colonialisme : le colonialisme de peuplement.

Faisant un parallèle indu avec la situation de l’Algérie, ou pire, des États-Unis et de l’Australie, ces idéologues vont réussir à construire un cadre idéologique où certes, le colonialisme sioniste ne conduit pas à l’exploitation des Palestiniens mais il fait en réalité pire ! Le but du sionisme serait l’expulsion des indigènes palestiniens de leur terre, leur confinement dans des réserves comme les Indiens d’Amérique ou dans des bantoustans comme les Sud-Africains voire leur extermination pure et simple comme les Aborigènes d’Australie.

À cette aune, tout le conflit israélo-palestinien est interprété, non pas comme un affrontement entre deux nationalismes concurrents mais comme la mise en œuvre d’un colonialisme raciste, enclin au nettoyage ethnique, à l’apartheid et in fine génocidaire. Et il n’y a même pas besoin de le prouver : dans cette idéologie, comme l’écrit Patrick Wolfe, l’un de ses représentants les plus importants, l’élimination par le colonisateur des peuples indigènes y est un trait structurel, « l’invasion est une structure, pas un évènement ».

La fuite d’un nombre important d’arabes de leurs terres pendant la guerre d’indépendance de 1948 n’est plus un fait de guerre, mais une entreprise délibérée de nettoyage ethnique. Et le départ forcé de millions de Juifs orientaux des pays arabes après la création de l’État d’Israël est passé sous silence.

L’occupation de la Cisjordanie et de Gaza après la Guerre des Six Jours est lue uniquement sous les prismes du projet, d’abord marginal, de réalisation du Grand Israël, du nettoyage ethnique et de l’apartheid. Peu importe qu’il n’y ait eu là aucun déplacement de population et a fortiori aucune extermination dans les Territoires Occupés. Il faut pouvoir expliquer qu’un traitement discriminatoire des Palestiniens a lieu en Cisjordanie et à Gaza, « pire que l’apartheid sud-africain » alors qu’il s’agit du comportement standard d’une armée d’occupation. La messe était déjà dite dès la victoire d’Israël, accueillie à l’ONU par les déclarations du représentant de l’URSS comparant Israël à « l’Allemagne hitlérienne » et dénonçant une supposée politique d’« extermination des populations indigènes ».

Cette outrance permet d’oublier dans l’analyse qu’avant 67 ces territoires étaient administrés par l’Égypte et par la Jordanie, sans État palestinien indépendant et sans aucun droit pour les Palestiniens. Dans un amalgame facile, il faut surtout passer sous silence le fait qu’à l’intérieur des frontières reconnues d’Israël, les arabes israéliens, soit 20 % de la population,  bénéficient des mêmes droits que les Juifs, élisent des députés et sont représentés à la Cour Suprême. Tout est donc apartheid, en Israël ou dans les Territoires Occupés et ce de manière statique, quelles que soient les évolutions de la situation, mêmes aussi importantes que les Accords d’Oslo, créant l’Autorité Palestinienne, ou le retrait unilatéral de la Bande de Gaza, pourtant toujours qualifiée de « prison à ciel ouvert ».

Rituellement, chaque intervention d’Israël dans sa guerre contre les Palestiniens est considérée comme l’émanation du colonialisme de peuplement et vise donc supposément à l’extermination. Lors de la guerre du Liban, le philosophe communiste Roger Garaudy, qui deviendra plus tard négationniste, écrit dans Le Monde qu' Israël est le seul et véritable coupable des massacres de Sabra et Chatila, pourtant perpétrés par des milices chrétiennes. Notamment, écrit-il, parce que le génocide est inscrit dans les textes sacrés du judaïsme : « Il est significatif que les sionistes ne se réfèrent pas au grandiose prophétisme d’Amos, d’Ézéchiel, ou d’Isaïe, ouvrant la voie à l’universalisme, mais aux seuls textes prônant la conquête de Canaan et l’extermination sacrée ».

Idem à la conférence de l’ONU contre le racisme, à Durban, en Afrique du Sud, en 2001. Au Forum des ONG, 3 000 organisations non gouvernementales parlent de « colonialisme sioniste » et accusent Israël d’être « un État raciste », « coupable de perpétrer des actes de génocide, des crimes de guerre et de se livrer à des opérations de nettoyage ethnique ». Elles demandent, déjà, l’instauration « d’un tribunal international » pour « juger de l’ensemble des crimes contre l’humanité commis par Israël ».

Ancienne et authentique colonie de peuplement, pays où l’apartheid a vraiment eu lieu, c’est à l’Afrique du Sud qu’il revint fin 2023 le rôle délétère de porter devant la Cour Internationale de Justice (CIJ) une plainte contre Israël pour « génocide » alors même que les combats venaient de commencer à Gaza. L’organe judiciaire de l’ONU s’est contenté d’un rappel du droit et d’une mise en garde formelle à destination de l’État hébreu. Une juge de la CIJ est allée plus loin encore, refusant toute incrimination d’Israël. Il s’agit de Julia Sebutinde, juge ougandaise à la Cour internationale de justice, qui s’est auparavant illustrée dans la rédaction des lois anti-apartheid en Namibie. Dans son avis, elle doutait fortement de toute « intention génocidaire » des dirigeants israéliens et dénonçait l’« idéologisation » de la justice internationale. Elle est aujourd’hui pressentie pour être la nouvelle Présidente de la Cour Internationale de Justice. Sera-t-elle en mesure de revenir sur le jugement très politisé de la Cour, alors présidée par le Libanais Nawaf Salam de juillet 2024 statuant que « L'État d'Israël a l'obligation de cesser immédiatement toutes les nouvelles activités de colonisation et d'évacuer tous les colons du territoire palestinien occupé » au mépris de toute discussion diplomatique sur le sujet. Comme pour l’accusation de génocide, Julia Sebutinde avait été la seule à s’y opposer alors.

 

Daniel Szeftel

 

Daniel Szeftel est entrepreneur et essayiste. Il a contribué à plusieurs rapports pour des think tanks. Il écrit dans la Revue K.