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Publié le 8 Juin 2023

Études du Crif n°65 : Complotisme : Comment lutter ? Comment éduquer ? - Grand entretien avec Serge Barbet, L'éducation aux médias à l'heure du complotisme

Découvrez le nouveau numéro de la collection Les Études du Crif consacré au complotisme. Retrouvez dans ce soixante-cinquième numéro les entretiens de Gérald Bronner, Serge Barbet et Laurent Cordonier, mais également des articles de Julien Cueille ou encore Rudy Reichstadt sur des questions aussi diverses que la construction et la destruction de la logique complotisme, l'éducation aux médias, l'antisémitisme au coeur du complotisme, etc. Dans cet article, nous vous proposons un grand entretien avec Serge Barbet, Directeur du Centre de liaison de l'Enseignement et des Médias d'Information (CLEMI).

Avec la création, en avril 1983, du Centre de Liaison de l’Enseignement et des Médias d’Information (CLEMI), le système éducatif français s’est doté d’un outil dont la mission consiste à développer les capacités d’analyse critique des futurs citoyens, qui se trouvent confrontés à une prolifération des médias et des sources d’information. Quarante ans plus tard, à l’heure de la révolution numérique et des réseaux sociaux, cette mission reste plus que jamais d’actualité. Nous avons rencontré Serge Barbet, Directeur délégué du CLEMI, pour qu’il nous éclaire sur la manière dont l’éducation aux médias, à une époque où les théories du complot pullulent, était envisagée au sein de l’Éducation nationale. Comment prémunir les élèves contre la séduction que ces théories peuvent exercer ? 

 

 

« L’élément fondamental de notre mission, c’est de développer chez les jeunes élèves certaines compétences qui doivent être maîtrisées par tout citoyen libre et éclairé : celles qui lui permettent de s’inscrire dans une démarche positive, active et consciente de consommation de l’information. Un citoyen qui ne sait pas s’informer ne peut pas pleinement assumer son rôle politique. À une époque qui se caractérise par une profusion des sources de l’information, il faut d’abord prévenir contre deux risques majeurs : celui lié au chaos informationnel, à l’infobésité et celui lié aux entreprises de distorsion, de manipulation de la réalité, aux entreprises de propagande. Ces dernières sont nombreuses aujourd’hui. La lutte contre le complotisme s’inscrit dans ce nouveau contexte, lié à la révolution numérique et au développement des réseaux sociaux.

Dans une optique de prévention, il faut partir de l’élément fondamental, à savoir la question de la source et de sa vérification. Déjà, il est nécessaire d’éveiller chez les élèves une sensibilité à cette question toute simple : d’où vient l’information ? Comment a-t-elle été produite ? Quel degré de confiance puis-je accorder à cette source ? Et cela passe par la transmission d’une culture de l'information, du fonctionnement des médias, dont il faut bien comprendre qu’elle n’est pas innée. Quand on a des sites qui reprennent les codes des médias mainstream et essayent de se faire passer pour « officiels », voire qui entendent les remplacer et « réinformer » le public, il n’est pas toujours évident de faire la part des choses. C’est pourquoi il est si important de pouvoir analyser de manière critique les sources, de savoir différencier un média d'information d'un site complotiste qui, sur des sujets comme la Covid-19 ou la guerre en Ukraine, diffuse de fausses informations.

Ce travail d’apprentissage s’ancre de plus en plus dans les enseignements. Il passe également par des interventions en classe sous la forme d’ateliers. On part des pratiques et des usages des élèves, c’est-à-dire qu’on leur montre des contenus informationnels et on les fait réagir. Ensuite, on les accompagne dans leur propre travail d’analyse, de déconstruction et de décryptage, pour qu’ils apprennent par eux-mêmes à différencier les différents types de médias. C’est très important de procéder ainsi, méthodiquement et de manière compréhensive, car une approche centrée sur la sanction et la prohibition ne fonctionne pas, surtout avec des publics adolescents. On sait bien, études à l’appui, qu’un discours qui consisterait à dire « on vous interdit d'accéder à tel contenu » aurait l’effet précisément inverse de celui recherché. 

« D’autres ateliers ont pour but de plonger les élèves eux-mêmes dans une enquête journalistique, de leur faire fabriquer des contenus d’information. Cette démarche nous semble importante pour les familiariser avec les mécanismes très spécifiques de la production de l’information, mais aussi parce que nous sommes tous devenus aujourd’hui des diffuseurs d’information. On les confronte donc à des sources d’informations fabriquées de toutes pièces, assez contradictoires et de valeur très variable, et on leur demande de construire un reportage à partir de leur propre travail d’enquête. Une fois ce dernier terminé, ils peuvent comparer leur production à celle d’un journaliste professionnel, mieux mesurer que produire de l’information correspond à une tâche à la fois exigeante et rigoureuse, et qu’il y a des règles à respecter pour ne pas tomber dans les pièges qui peuvent se présenter. C’est vraiment important qu’ils puissent pratiquer la manière dont l’information se fabrique, étape par étape. Dans le domaine de l’éducation aux médias, dans un contexte où l’industrie des fake news est devenue prolifique, aucun discours théorique ne peut être suffisant. 

 

« Le rôle de l’éducation aux médias et à l’information, c’est de permettre à chaque élève de disposer d’un esprit critique suffisamment fort
pour pouvoir tout analyser de façon critique : les médias, comme notre environnement amical et familial, et y compris nous-mêmes. »

 

Il y a également tout un travail à mener sur l’histoire des médias, pour expliquer d’où ils viennent, comment ils se sont constitués. C’est une démarche vitale pour réintroduire de la nuance dans la critique univoque de certains activistes en ligne, issus de la complosphère ou des officines racistes et antisémites. D’ailleurs, il faut nous-mêmes être nuancés : ces sphères sont hétérogènes, et il est important d’avoir une connaissance fine de ces réseaux et de leurs logiques. Évidemment, il ne s’agit pas d’un travail que l’on peut mener dès les premières années du collège. Mais il peut être intéressant, quand le programme d’histoire aborde les années 30, de faire des parallèles entre la presse de cette période et certains discours qui sont aujourd’hui tenus à l'extrême droite ou à l'extrême gauche. On aperçoit ici que l’éducation aux médias est un enseignement transversal qui doit en permanence dialoguer avec des enseignements disciplinaires comme l’histoire et la philosophie… C’est au croisement de ces enseignements que l’on peut plus spécifiquement penser la lutte contre les théories du complot, par l’enseignement de la rationalité et une certaine connaissance de l’histoire (du XXe siècle notamment) et des idéologies politiques. 

Il est frappant que l’antisémitisme soit un fil rouge permanent des théories du complot. L’antisémitisme remonte concrètement dans nos réseaux par une ignorance de ce qu’est le Juif. Il n’y a pas de connaissance, sinon stéréotypée, au travers de la victime de la Shoah, ou au travers d’un point de vue géopolitique focalisé sur le conflit israélo-palestinien. Les préjugés sont légion. On ne peut pas aborder la question de la caricature, celle de la désinformation, des théories du complot, sans en passer par la question de l’antisémitisme. Elle est omniprésente, paradigmatique. Il y aurait une minorité agissante à l’échelle de la planète, qui dirigerait les médias, la finance, et qui voudrait scinder les sociétés pour les faire se fracasser, et mieux les dominer ? Les Juifs seraient cette minorité agissante ? Quand ce thème arrive dans les discussions, on doit aborder les poncifs qui fondent cette rencontre fréquente entre le complotisme contemporain et l’antisémitisme.

Il faut cependant rappeler que le but n’est pas de transformer les élèves en vigies contre les théories du complot, mais plutôt d’en faire des citoyens libres et autonomes, qui disposent des compétences nécessaires pour utiliser et prendre une part active dans les systèmes d’information aujourd’hui omniprésents. Il faut leur donner les outils pour qu’ils ne deviennent pas les objets de ces systèmes qui sont, d’un point de vue neuromarketing, particulièrement bien conçus. Le risque est que les citoyens deviennent de la chair à canon pour l’utilisation commerciale ou marketing de leurs données, ou, plus dangereusement encore, pour les idéologies néfastes qui y circulent. 

J’ajouterais qu’il faut être extrêmement prudents quand on aborde le sujet du complotisme avec les élèves, comme avec d’autres publics dans la société civile d’ailleurs. Il ne faut surtout pas être « dogmatiques » : si on arrive en donnant le sentiment d'avoir un discours « officiel » et de détenir une vérité indiscutable, le retour de bâton est immédiat. 

La méthode du CLEMI consiste à travailler sur les fondamentaux précédemment exposés, parce que tout découle d’eux : leur maîtrise permettra aux élèves de nourrir un rapport plus complexe et nuancé à la réalité du paysage médiatique. Prenons un exemple : on entend souvent des élèves nous parler « des médias », comme d’un bloc monolithique, pour les qualifier de « menteurs », « à la solde du gouvernement » voire de « racistes ». On voit bien dans ce discours qu’il y a un problème de confiance, parfois entretenu par les familles. Mais le rôle de l’éducation aux médias et à l’information, ce n’est pas de restaurer la confiance dans les médias, c’est de permettre à chacun de disposer d’un esprit critique suffisamment fort pour pouvoir tout analyser de façon critique ; les médias, comme notre environnement amical et familial, et y compris nous-mêmes. Si on répond à une critique caricaturale et stéréotypée des médias en disant « non, vous avez tort, ce n’est pas vrai », on n’avance pas. Il vaut mieux opposer à ce discours qui critique de manière radicale et absolue les médias « officiels » une éducation qui prend en compte les fondamentaux de l'information, la pluralité et l'indépendance des médias. Et donc il faut incessamment demander aux élèves : quelle est la source qui vous fait penser ce que vous dites ? De quel média parlez-vous ? Savez-vous s’il existe des médias différents de celui-là ? Pourrait-on comparer leurs discours, et la manière dont ils produisent leurs informations ? À partir de ce moment-là, il devient possible de discuter, de débattre et de déconstruire les discours les plus caricaturaux, sans pour autant abandonner la possibilité d’une critique plus pertinente.

Car attention, le doute en lui-même ne doit pas nous rebuter, il est nécessaire à la capacité critique du citoyen d’une démocratie. Il n’est délétère que quand il devient absolu, et produit alors un nihilisme qui conduit à un rejet a priori de toutes les sources d’informations qui paraissent « officielles ». Ce qu’il faut pour se prémunir de ce risque, c’est un apprentissage constant de la complexité, de la nuance. »

 

Serge Barbet

 

Propos recueillis par Samuel Leenhardt

 

- Les opinions exprimées dans les entretiens n'engagent que leurs auteurs -

 
 
Biographie :
 
Ancien journaliste, Serge Barbet a été nommé en 2014 conseiller en charge des relations presse auprès de la Ministre des droits des femmes, de la ville, de la jeuness et des sports, puis conseiller auprès de la Ministre de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche chargé, notamment, de l'éducation à la citoyenneté. Il dirige depuis 2017 le Centre de liaison de l'Enseignement et des Médias d'Information (CLEMI) et siège depuis 2020 à l'Observatoire « Égalité, Éducation et Cohésion sociale » au sein de l'Autorité publique française de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM). En 2021, il a présidé le groupe d'experts créé après l'attentat contre Samuel Paty, chargé du rapport « Pour renforcer l'éducation aux médias et à l'information et la citoyenneté numérique » remis le 1er juillet 2021 au Ministre de l'Éducation nationale, de la jeunesse et des sports.
 
 

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