Ancien Président du CRIF
Dans la longue liste d’événements historiques néfastes survenus à des Juifs au jour de Ticha Beav ou aux jours voisins, certains pensent qu’il faudra inclure ce lundi où la Knesset a adopté le projet de loi qui abolit l’usage par la Cour Suprême du critère de raisonnabilité.
Comme presque tous, je suis angoissé par le clivage qui scinde la société israélienne. Comme beaucoup, mais pas tous, j’admire ces milliers de citoyens qui ont marché sous le soleil entre Tel Aviv et Jérusalem, sans déprédation ni violence, en chantant leur amour pour Israël, État juif et démocratique.
Dans ces mots réside l’essence du conflit qu’on peut résumer en trois phrases.
La première, plus souvent pensée qu’exprimée ouvertement, c’est qu’un État juif n’a pas besoin d’être démocratique.
La démocratie est le pire système de gouvernement à l’exception de tous les autres a dit Churchill. Les pères fondateurs d’Israël n’ont jamais envisagé que l’État ne soit pas démocratique. Il l’est resté, seul dans la région ; c’est une fierté et c’est une évidence. Que des Juifs accordent un poids inestimable aux règles de vie, aux espoirs et aux valeurs qu’ils tirent de leur tradition plurimillénaire, c’est une chose naturelle. Mais il est des partenaires de la coalition au pouvoir qui rêvent de théocratie. Certains sont des ultra-orthodoxes qui rejettent les principes du monde séculier et les autres sont des sionistes messianiques dont l’agenda est fondé sur une mystique de la terre. Leurs conceptions n’ont que faire du débat démocratique.
La seconde phrase prétend au contraire que cette loi renforcera la démocratie israélienne, puisque la démocratie, c’est la volonté de la majorité. Cette définition est aussi simple que fausse. La démocratie, c’est la loi de la majorité associée au respect des droits de la minorité. Platon déjà craignait que la démocratie aboutisse à une tyrannie, et l’histoire n’a gardé le terme de démocratie que pour les régimes dans lesquels la majorité est tenue par des règles. Mais par définition, ce n’est pas uniquement à elle d’édicter ces règles au fil des scrutins.
Et j’en viens à la troisième phrase, répétée à profusion, sur le pouvoir exorbitant de juges non élus. Mais c’est qu’un pays sans constitution, quand il ne s’appelle pas la Grande-Bretagne avec ses siècles de parlementarisme, est un pays sans règle explicite. Les Dix commandements ne suffisent pas à réglementer une société moderne. La déclaration d’Indépendance d’Israël aurait pu faire fonction de déclaration des principes, mais l’histoire en a décidé autrement.
Alors le juge a rempli les vides. Certains, pas uniquement à droite, pensent qu’il s’y est trop étalé et une solution de compromis paraissait assez simple à trouver. Mais les plus intransigeants, certains diront les plus extrémistes, ont fait échouer l’initiative de bon sens proposée par le Président Herzog.
En tout cas, ce n’est pas à une simple majorité parlementaire de contrôler les fonctions du juge et d’invalider ses décisions quand elles ne lui conviennent pas. Cela s’appelle la séparation des pouvoirs. Sans elle, il n’y a pas de démocratie.
Qu’est-ce qui empêcherait une majorité de rencontre d’interférer dans les principes sur lesquels l’État d’Israël a toujours fonctionné, même si ces principes ne sont que implicites en l’absence de Constitution ? Égalité des citoyens, liberté de penser et de s’exprimer, liberté de vivre sa vie privée suivant ses propres inclinations à condition qu’elles ne nuisent pas à son prochain… Les Juifs ont précisément créé l’État d’Israël pour que ces mots aient un sens.
Haam haze lo nidbak, ce peuple ne colle pas ensemble, dit l’un des protagonistes de Eretz Nehederet, l’émission sarcastique israélienne. Religieux contre non religieux, ashkénazes contre sépharades, électeurs de droite contre électeurs de gauche, riches contre pauvres, partisans de Bibi contre ses adversaires, l’acteur de ce sketch ne voyait plus qu’une solution, une bonne guerre civile de tous contre tous…
Mais l’obstination qui mènerait à la catastrophe serait d’autant plus aberrante que des sentiments communs tissés par l’histoire unissent profondément les Israéliens entre eux, qu’ils le veuillent ou non.
Je ne peux pas y croire, et je veux terminer en évoquant l’enterrement de notre ami Alexandre Adler. Ancien communiste par fraternité universelle et grand sioniste par solidarité historique, caricaturalement ashkénaze et disciple du grand rabbin Messas de Meknès, Juif laïque entre tous par ses antécédents familiaux, il fut honoré au cimetière par deux amis proches, le Rabbin libéral Michael Williams et le grand Rabbin de France Haïm Korsia.
Ton enterrement, Alexandre, fut une belle leçon de vie, un antidote au tribalisme imbécile qui nous menace…
Richard Prasquier, Président d’honneur du Crif
- Les opinions exprimées dans les billets de blog n'engagent que leurs auteurs -