Jean-Pierre Allali
Le beau rêve des choses inachevés, par Janine Gerson (*)
Albert Kahn-Stefan Zweig. Un couple improbable. Et pourtant ! Grâce à l’imagination fertile de Janine Gerson, les deux hommes sont réunis. Un beau rêve pour parler de choses inachevées.
Albert Abraham Kahn, fils de Louis Kahn, marchand de bestiaux et de Babette Bloch, est né le 3 mars 1860 à Marmoutiers, en Alsace au sein d’une famille juive. Stefan Zweig, lui, fils de Moritz Zweig et d’Ida Brettaauer, a vu le jour le 28 novembre 1981 à Vienne, en Autriche-Hongrie, au sein également d’une famille juive. Albert Kahn, c’est la finance, la banque, les affaires. Albert Kahn, c’est aussi le mécénat et la philanthropie les somptueux jardins japonais de Boulogne-Billancourt ou encore le projet inouï de constituer des « Archives de la Planète ». Stefan Zweig, c’est l’immense écrivain, dramaturge et biographe, l’auteur, notamment d’Amok et du Joueur d’échecs.
Albert Kahn aimait dire : « Oubliez ce que vous avez appris. Tout ce que je vous demande c’est de parcourir le monde avec les yeux grands ouverts ». Et Stefan Zweig, comme en écho : « Toute ombre, en dernier lieu, est pourtant aussi fille de lumière et seul celui qui a connu la clarté et les ténèbres, la guerre et la paix, la grandeur et la décadence, a vraiment vécu ».
Nous sommes le 10 octobre 1940, à Boulogne. Après avoir connu la gloire et la fortune, Albert Kahn, seul, ruiné, malade, est assis dans sa chambre au rez-de-chaussée de son hôtel particulier, le seul bien qu’il ait réussi à conserver après sa déroute. Bien qu’oublié de tous, il reçoit la visite de l’écrivain autrichien Stefan Zweig qui, sentant la menace hitlérienne en Europe, a l’intention de s’installer en Amérique du Sud.
Tour à tour, les deux hommes évoquent leur parcours. À Albert Kahn qui évoque l’environnement linguistique de son enfance où il entendait parler le français, l’allemand, l’alsacien, le dialecte judéo-alsacien proche du yiddish ou encore l’argot de complicité utilisé par les marchands de bestiaux, Stefan Zweig réplique en évoquant le serbe, le croate, le magyar et le yiddish.
Chacun raconte son enfance, ses parents, ses frères et sœurs, les bonheurs et les drames, la Guerre aussi. On évoque longuement la figure d’Henri Bergson, celle du Bartholdi de la Statue de la Liberté, les frères Lumière, Raymond Aron, le sculpteur Rodin, mais aussi les Pereire, les Camondo, les Cahen d’Anvers et les Rothschild. Ou encore l’Affaire Dreyfus, le krach boursier de 1929 ou l’attentat de Sarajevo. Sans oublier Hitler, Mussolini et Pétain.
Quel rapport nos deux compères entretiennent-ils avec le judaïsme ? Zweig résume : « En conclusion, tout comme moi, vous vous sentiez Juif, tout en ayant une certaine distance avec la pratique religieuse. Pourtant, avec les événements actuels auxquels nous sommes confrontés, les autres nous rappellent que nous sommes Juifs, pratiquants ou pas, ce qui fait que je me suis rapproché également de la communauté. Peut-être par esprit de corps ».
Albert Kahn est mort dans la nuit du 13 au 14 novembre 1940. Stefan Zweig s’est suicidé le 21 février 1942.
Une conversation à bâtons rompus d’une densité exceptionnelle. À découvrir.
Jean-Pierre Allali
(*) Éditions Édilivre, juillet 2022, 186 pages, 17,50 €.
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