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Publié le 30 Juin 2025

L'entretien du Crif - Clara Chappaz, ministre : « Ce qui est interdit dans la rue doit l’être sur Internet »

Ministre déléguée chargée de l’intelligence artificielle et du numérique, Clara Chappaz évoque pour nous l’application du Règlement européen sur les services numériques. Sur cet enjeu majeur de la régulation des réseaux sociaux et de la diffusion des haines, antisémites et racistes notamment, Clara Chappaz affirme, en réponse aux questions de Jean-Philippe Moinet, le principe d’intransigeance et de fermeté que l’État veille à appliquer précisément.

Crédit photo : ©THIBAUD MORITZ / AFP

 

Le Crif : Les réseaux sociaux propagent les pires propos haineux, antisémites et racistes. Les plateformes concernées s’abritent souvent derrière une soi-disant « liberté d’expression » pour ne pas intervenir comme il le devrait, avec rapidité et fermeté. Comment enrayer cette forme d’encouragement aux pires intolérances et violences ?

Clara Chappaz : La haine en ligne n’est pas une opinion. C’est un délit. Trop longtemps, les grandes plateformes se sont réfugiées derrière la liberté d’expression pour éviter de prendre leurs responsabilités. C’est terminé.

Le Règlement européen sur les services numériques fait sauter cette hypocrisie. Il affirme un principe simple : ce qui est interdit dans la rue doit l’être aussi sur Internet. Désormais, les plateformes sont légalement tenues d’agir pour retirer les contenus haineux. Et si elles ne le font pas, elles risquent des sanctions. C’est une avancée majeure. La France s’est battue pour qu’il en soit ainsi. Mais un principe, aussi juste soit-il, ne suffit pas. Il faut le faire respecter. L’heure n’est plus aux incantations. Nous devons appliquer ce cadre avec fermeté, sans exception, et sans naïveté, et j’irai jusqu’au bout pour le faire.

 

 

« Le harcèlement ou la haine doivent être sanctionnés aussi directement que dans la vie réelle. Le Crif a été désigné parmi les sept experts, signaleurs de confiance. »

 

 

Le Crif : Concrètement, quelles sont les mesures nouvelles que vous envisagez de prendre ou de faire appliquer ?

Clara Chappaz : Nous avons déjà posé des jalons très concrets. La loi SREN (sécuriser et réguler l’espace numérique, ndlr), votée en France en 2024, retranscrit le règlement européen sur les services numériques à l’échelle nationale. Elle prévoit une peine de suspension des réseaux sociaux pour les auteurs de haine en ligne ou de cyberharcèlement. Cette suspension peut durer jusqu’à six mois, un an en cas de récidive. Et si une plateforme refuse de faire appliquer cette sanction, elle encourt 75 000 euros d’amende. C’est une réponse claire : le harcèlement ou la haine en ligne ne doivent plus donner lieu à des avertissements sans effet. Ils doivent être sanctionnés, aussi directement que dans la vie réelle.

Au-delà de la justice pénale, nous avons aussi renforcé les outils de signalement. Pharos, bien sûr. Mais aussi le parquet numérique et le nouveau « code de conduite + » lancé en janvier 2025. Ce code rassemble les plus grandes plateformes – Facebook, Tik Tok, X, YouTube, etc. Elles s’engagent à traiter rapidement les contenus haineux signalés par des experts de terrain, reconnus comme signaleurs de confiance. Sept ont été désignés en France, dont le Crif

Ces mesures forment un socle. Mais elles ne sont pas gravées dans le marbre. Si elles s’avèrent insuffisantes, nous irons plus loin. La protection des citoyens – et en particulier des plus jeunes – doit passer avant les intérêts économiques des géants du numérique.

 

 

« L’État ne demande plus gentiment : il exige, contrôle et sanctionne »

 

 

Le Crif : Le gouvernement français a récemment convoqué les dirigeants des grandes plateformes numériques. On a l’impression qu’elles écoutent poliment mais ne prennent pas toujours d’engagements trop précis pour assurer la « modération » des contenus qu’elles permettent de diffuser sur les réseaux. Leur responsabilisation n’est-elle pas une grande illusion ?

Clara Chappaz : Pendant trop longtemps, les plateformes ont pu esquiver leurs responsabilités. Ce temps-là est révolu. Grâce au Règlement européen sur les services numériques, elles sont désormais responsables, devant la loi, de ce qui circule sur leurs réseaux. Ce n’est plus un débat moral, c’est une obligation juridique. Elles doivent prouver qu’elles mettent en place des moyens efficaces pour prévenir la diffusion de contenus illicites, notamment les messages de haine. Et si elles échouent, elles s’exposent à des sanctions lourdes : jusqu’à 6 % de leur chiffre d’affaires mondial. Ce sont des montants qui comptent, même pour les géants du numérique.

Mais il faut aussi aller plus loin dans la transparence. Le Règlement européen sur les services numériques impose désormais des audits indépendants, des obligations de publication sur les décisions de modération et un accès plus large aux chercheurs. Ce sont des outils nouveaux pour casser l’opacité. Ils doivent nous permettre de juger les plateformes sur leurs actes, pas sur leurs promesses.

La responsabilisation des plateformes ne sera pas une illusion si nous restons fermes. L’État ne demande plus gentiment : il exige, contrôle et sanctionne.

 

 

« Je défends une mesure simple et claire : pas de réseaux sociaux avant quinze ans. Nous voulons inscrire cette règle au niveau européen »

 

 

Le Crif : Certains préconisent d’interdire, au moins provisoirement, certaines plateformes (comme Tik Tok) qui provoquent des abus d’expression ou des ingérences étrangères caractérisées dans notre vie publique. Ne serait-ce pas la meilleure manière, finalement cette manière forte, de les contraindre à respecter notre droit, en France et en Europe ?

Clara Chappaz : La manière forte est parfois nécessaire. C’est pourquoi je ne l’écarte pas. Quand une plateforme fait courir un risque grave à nos concitoyens, en particulier à nos enfants, l’État doit pouvoir agir. Interdire, suspendre, exiger des retraits : ce sont des leviers que nous devons assumer.

Sur Tik Tok, nous sommes très vigilants. Trois enquêtes sont en cours au niveau européen. L’une sur la protection des mineurs, le design addictif de l’application, et son manque de transparence. Une autre sur de possibles ingérences pendant une campagne électorale en Roumanie. Et une troisième, sur Tik Tok Lite, a déjà conduit à un retrait volontaire de l’application dans l’Union européenne. C’est un précédent.

Mais nous devons aller plus loin, surtout pour les mineurs. Les réseaux sociaux les exposent à des contenus violents, anxiogènes, dégradants. Ils nuisent à leur santé mentale, à leur concentration, à leur estime d’eux-mêmes. Et leurs algorithmes sont conçus pour capter leur attention à tout prix. C’est une alerte de santé publique.

C’est pourquoi je défends une mesure simple et claire : pas de réseaux sociaux avant quinze ans. Nous voulons inscrire cette règle au niveau européen, avec une liberté pour chaque État de fixer cet âge plancher. En France, nous l’estimons juste à quinze ans. Cette ligne, nous ne la franchirons pas. C’est une question de responsabilité politique. Et de devoir envers la jeunesse.

 

Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet

 

- Les opinions exprimées dans les entretiens n’engagent que leurs auteurs -