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Le Crif : Qu’est-ce qui vous a le plus motivé dans la réalisation de ce film documentaire, sur ce grand philosophe Jankélévitch, longtemps peu reconnu de son vivant, devenu une figure de référence ces derniers temps ?
Emmanuel Kessler : J’avais lancé, lorsque je présidais Public Sénat entre 2015 et 2021, une série de documentaires sur les grands penseurs contemporains. J’avais souhaité commencer par Raymond Aron, à l’occasion du 35e anniversaire de sa disparition en 2018, parce que je pensais notamment qu’un « moment Aron » était en train de survenir, dans une France intellectuelle qui l’avait longtemps relégué, pour cause de domination « sartrienne ». Or, Aron m’a marqué depuis mes années d’études. Je l’ai découvert par ses Mémoires, qui sont une remarquable traversée du XXe siècle. Ce qui m’a intéressé chez lui est son réalisme lucide. « J’essaie de voir le monde tel qu’il est », dit-il : c’est un principe fort, au moment où des « réels alternatifs » tentent de s’imposer.
Je me suis alors tourné vers Fabrice Gardel pour réaliser ce film et nous avons poursuivi dans la même veine avec Camus et Beauvoir. Rendre accessibles et modernes des pensées et des personnages qui ont marqué notre temps me semble une des vocations de La Chaîne Parlementaire (LCP). Quand les temps sont troublés, il faut tout faire pour élever le débat et continuer à faire vivre des figures « inspirantes », qui nous donnent espoir en l’avenir. C’est le cas pour Vladimir Jankélévitch. Et c’est pourquoi dès ma prise de fonction en juin 2024, j’ai appelé Fabrice pour lui dire : « Tu as un an pour réaliser un Jankélévitch car 2025 marquera le 40e anniversaire de son décès ». Et je crois, là-encore, que nous vivons un « moment Jankélévitch ». Ses réflexions sur l’imprescriptible, sur l’antisémitisme, sur tout ce qui peut nous amener à surmonter le tragique de l’Histoire – du « Je ne sais quoi » à la musique, en passant par « la matinée de printemps » – sont d’une incroyable actualité. L’Institut national de l'audiovisuel (INA), qui coproduit ce film, a été d’un grand apport pour que nous puissions exploiter les archives vidéo d’un homme qui s’exprimait dans les médias comme dans ses cours avec un charisme fou.
Fabrice Gardel : En ces « temps inquiets », pour reprendre la formule de mon amie Dominique Schnapper où la confusion rivalise avec des radicalités idiotes (et dangereuses) nous avons plus besoin que jamais de « professeurs d’hygiène intellectuelle » pour reprendre une formule de Claude Levi Strauss à propos d’Aron. C’est le cap que je me suis fixé : après des films sur Raymond Aron, Albert Camus, Simon Leys, ce film s’inscrit dans ce projet éditorial. Mettre en lumière des esprits qui « regardent le monde tel qu’il est pour tenter de le réparer » pour reprendre la formule de mon amie Paule-Henriette Lévy. Des esprits qui ont le courage de la nuance, le sens de l’ironie, de la légèreté attentive… Des « aventuriers de la liberté » qui savent que c’est la certitude qui rend fou et pas le doute. On a plus besoin que jamais de ces lumières pour ne pas désespérer. Mon ambition est de les faire découvrir et aimer aux nouvelles générations.
Le Crif : La guerre et la révocation de Jankélévitch de l’Université dès juillet 1940 car « né d’immigrés juifs », ont été un choc qui l’a durablement marqué, lui qui a dû fuir avec sa famille dans la clandestinité à Toulouse. Il a beaucoup écrit ensuite sur « l’intranquillité » et l’imprescriptibilité du crime contre l’Humanité. Mais ses travaux ont mis beaucoup de temps a été connus et reconnus, pourquoi ?
Fabrice Gardel : La trajectoire de la famille Jankélévitch est aussi émouvante que symptomatique. Quand on pense à ces Juifs laïcs qui viennent en France et qui vont donner le meilleur d’eux même à ce pays. Ils vont parfaitement s’intégrer. Pour eux, la France c’est le pays de la Révolution française, le pays de Hugo et Voltaire. Normaliens, major à l’agrégation de philosophie, Vladimir Jankélévitch est le meilleur parmi les meilleurs. Et puis, du jour au lendemain en 1940, il est marqué au fer rouge car il est issu de « deux parents impurs », lui dit l’Administration française. Le monde dans lequel il s’était construit s’effondre. Il ne s’en remettra jamais. Lui qui était d’une famille laïque, il est renvoyé à son identité juive. À partir de là, sa vigilance est extrême. Il est un des premiers après la guerre à réfléchir sérieusement à la question du pardon. Pour lui, s’il y a victime, c’est qu’il y a un bourreau, les Allemands. Ils doivent demander pardon. Sinon, pour reprendre sa formule, « le pardon n’est qu’une bouffonnerie ». Et de la même façon à la fin des années 60, il est un des premiers à réfléchir à la question de l’imprescriptible, qui sera au cœur de sa démarche. La Shoah est indépassable, on ne peut pourra jamais « passer à autre chose ». Le temps ne fait rien à l’affaire. La blessure fera toujours aussi mal, des décennies plus tard.
Le Crif : Jankélévitch a veillé toute sa vie à rejeter les « ismes », les catégories ou écoles idéologiques qui ont, selon lui, enfermé et parfois aveuglé des intellectuels. Il avait pour maître Bergson (sur lequel vous avez écrit un livre). Qu’est-ce qui réunissait ces deux grandes figures intellectuelles ?
Emmanuel Kessler : Les mots en « isme » sont « fourbes » ; ils « sèment la division parmi les hommes », disait Bergson. Jankélévitch est le disciple les plus fidèles d’Henri Bergson. Ce qui les rapproche c’est, me semble-t-il, un réalisme partagé, c’est-à-dire une prise en compte de l’expérience, de la vie dans son imprévisibilité. Cela signifie que l’un comme l’autre refusent les pensées systématiques, les idéologies qui enferment la réalité dans des cadres préétablis. Derrière cela, il y a un rejet radical du déterminisme et une considération, rare en philosophie, pour la nouveauté. Cela veut dire que Bergson comme Jankélévitch sont des penseurs de la liberté. Et de la responsabilité. Bergson a exprimé l’adage : « agir en homme de pensée et penser en homme d’action ». Jankélévitch a poursuivi en précisant que s’engager, ce n’est pas simplement parler de l’engagement (une pique envers Sartre…) mais s’engager par des actes concrets. En outre, Bergson est un penseur de la durée, du temps vécu dans sa continuité indivisible et son enrichissement permanent. Jankélévitch, lui, a exploré les interstices de la pensée bergsonienne, en valorisant notamment l’instant. Ce qui les réunit finalement, c’est la sacralisation de la vie (thématique très actuelle dans notre époque marquée par l’urgence écologique) et l’idée que la puissance technique de l’homme, son corps agrandi, devient une menace pour l’Humanité tout entière, alors que notre esprit est resté limité. D’où le besoin d’un « supplément d’âme » qui permet de tourner le progrès dans le bon sens.
Le Crif : Fabrice Gardel, dès 1971, Jankélévitch écrivait : « l’antisionisme est l’antisémitisme justifié ». L’historien Pascal Ory relève, dans votre documentaire : « à l’époque, il était le seul à l’écrire ». Ce philosophe était visionnaire, non ?
Fabrice Gardel : Jankélévitch est tout sauf un communautariste. C’est un moraliste universaliste. Le moindre relent d’antisémitisme le blesse au plus profond car c’est pour lui le rejet, le déni de la part d’humanité qui est en chacun de nous. On ne condamne pas un être « pour ce qu’il fait » mais « pour ce qu’il est ». Et cet être, qui est globalement si doux, laisse échappe sa colère sur ces questions. Il voit bien, notamment après la guerre des six jours, comment l’anti-antisionisme chez certains n’est qu’un antisémitisme déguisé. Il l’a ressenti dans les années 70 et 80. On l’a vu dans les mouvements d’extrême droite mais aussi au sein d’une bourgeoisie catholique traditionnelle. On le voit aujourd’hui chez certains à l’extrême gauche. Dans les deux cas, on a affaire à une pensée globalisante. Il est bien sûr légitime de critiquer tel ou tel acteur politique tout en étant capable de faire des nuances des distinctions. Pour Jankélévitch, les Juifs sont « le colibri de la mine » quand la haine, l’invective commencent à remplacer le dialogue, c’est la société tout entière qui est viciée. La barbarie jamais loin.
« Ce documentaire fera l'objet d'une exploitation pédagogique auprès d'un jeune public, lycéen notamment. »
Le Crif : Emmanuel Kessler, on le sait, l’enseignement de l’Histoire subit de grosses failles, une bonne partie des jeunes selon les sondages disent ne pas savoir ce qu’est la Shoah. Pour ce genre de documentaire, co-produit avec l’INA, qu’est-il possible d’envisager ou d’espérer pour sa diffusion vers les publics jeunes, scolarisés en particulier ?
Emmanuel Kessler : Je suis très heureux qu’avec notre partenaire l’INA, nous ayons pu obtenir un soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah et la participation de la Fondation du Judaïsme Français. Je les remercie très sincèrement de leur intérêt pour ce projet. Derrière cet appui, il y a en effet l’idée que ce documentaire fera l’objet d’une exploitation pédagogique auprès d’un jeune public, lycéen notamment. Je suis prêt bien sûr à ce qu’il soit diffusé et débattu dans des classes, également au cours d’événements culturels, philosophiques ou littéraires. Un documentaire de cette trempe, c’est une œuvre qui doit vivre dans le temps et dans une interaction avec les publics.
En 2018, beaucoup de jeunes ont découvert Raymond Aron grâce à nous. Je ne doute pas qu’il en sera de même avec Jankélévitch, grâce à ce film tout à la fois exigeant et accessible. Pour LCP-AN et ses équipes, c’est une fierté de s’être lancé dans une telle… « aventure »… pour reprendre ce mot qui est aussi le titre d’une très belle réflexion de Jankélévitch.
Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet
- Les opinions exprimées dans les entretiens n’engagent que leurs auteurs -
Légende : Vladimir Jankélévitch, un philosophe d’une grande modernité. Un film co-produit par LCP et l’INA (diffusé le 2 juin à 20h30 ; en replay sur lcp.fr et sa chaîne YouTube)