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Publié le 9 Septembre 2025

L'entretien du Crif – Jean-Daniel Lévy (Harris-Interactive) : « les potentiels électoraux » passés au crible

Directeur délégué de Toluna Harris-Interactive France, expert en analyses et en stratégies d’opinion publique, Jean-Daniel Lévy évoque avec précisions pour nous la récente étude de Harris-Interactive, réalisée pour CommStrat et le journal « L’Opinion », qui mesure l’actuel « potentiel électoral » d’une vingtaine de personnalités politiques. Dans ce sondage, les Français s’expriment sur leur « possibilité de voter pour » telle ou telle personnalité à l’élection présidentielle. En réponse aux questions de Jean-Philippe Moinet, il explique pourquoi Jordan Bardella et Marine Le Pen se situent nettement en tête du tableau des résultats, et Jean-Luc Mélenchon tout en bas.

Le Crif : Que nous dit le haut du tableau « Le potentiel électoral » des diverses personnalités politiques françaises. Quatre d’entre elles arrivent en tête, les deux nettement premières étant Jordan Bardella et Marine Le Pen, suivis de Bruno Retailleau et Édouard Philippe ?

Jean-Daniel Lévy : Même si cette étude évalue une simple « possibilité de voter » en faveur de telle ou telle personnalité à l’élection présidentielle (nous ne sommes pas dans ce contexte), elle montre bien les niveaux où se situent les divers protagonistes et le maintien au plus haut niveau d’attraction électorale de ces deux personnalités du Rassemblement National (RN). Ce parti est la première formation appréciée par les Français, en tout cas dans le cas d’une configuration de premier tour. Le fait que Jordan Bardella arrive en tête, devant toutes les autres personnalités, dit qu’il a su donner à la fois une image attractive et rassurante depuis les élections législatives de 2024, où il est apparu chef de file du RN. Il a donc conforté sa position. Quand on regarde par ailleurs les motivations des sondés concernant le RN, les thèmes de l’immigration et de l’insécurité – préoccupations importantes chez les Français – n’arrivent pas forcément comme premières raisons. En effet, à la dernière présidentielle, chez les sympathisants du RN le sujet du pouvoir d’achat arrive en premier. Cette appréciation thématique et le haut niveau d’attraction électorale reflètent l’assise élargie, à la fois géographiquement et sociologiquement, qu’a réussi à obtenir d’années en années le RN.

 

 

Le Crif : En situation réelle, à la fois d’élection présidentielle et de campagne électorale active, le (ou la) candidat(e) du RN pourrait peut-être faire un score avoisinant ce niveau au premier tour, sans pour autant passer la barre des 50 % et être élu(e) à la présidence de la République au second tour ?

Jean-Daniel Lévy : Si loin en amont d’une échéance présidentielle, il est naturellement très difficile de faire des prédictions, une étude d’opinion à un moment « t » n’est d’ailleurs jamais une prédiction, surtout pour une élection nationale majeure qui aura lieu, normalement, au printemps 2027 dans plus de dix-huit mois. Il est vrai aussi qu’en situation de second tour, les dernières législatives ont montré l’année dernière que les Français ont été nettement majoritaires à ne pas souhaiter donner une majorité au RN, les 210 « désistements républicains », on s’en souvient, ont abouti à la composition de l’Assemblée nationale actuelle, composée de deux autres « blocs », celui de la gauche et celui du « bloc central » auquel s’est associé Les Républicains (LR) dans ce qui a été appelé « le socle commun », qui s’est constitué pour soutenir (avec beaucoup de nuances, de débats et de grosses difficultés) le gouvernement Barnier, puis Bayrou. Pour autant, il est frappant de voir que le RN a consolidé et même renforcé ses positions dans l’opinion, Jordan Bardella apparaissant en tête des personnalités pour lesquels les Français « pourraient voter » à la présidentielle.

 

« L’argument que tente d’exploiter au maximum le RN : ‘’tous les partis dits de gouvernement ont échoué’’ »

 

Le Crif : Ce n’est pas rien en effet, sachant que, dans sa courte carrière politique, jamais Jordan Bardella n’a eu la moindre expérience de gestion d’un exécutif (même local) ; il n’a été élu qu’à la proportionnelle sur la liste de son parti au Parlement européen…

Jean-Daniel Lévy : Cela ne lui est pas préjudiciable en termes d’opinion publique, il est un peu comme Emmanuel Macron avant 2017…

 

Le Crif : Sauf qu’Emmanuel Macron en 2017 avait eu précédemment une haute expérience de pouvoir exécutif, comme Secrétaire général adjoint de l’Élysée, puis comme ministre de l’Économie. La prochaine campagne présidentielle, si Marine Le Pen est condamnée en appel l’été prochain et à nouveau jugée inéligible et si Jordan Bardella est donc le candidat du RN, l’absence d’expérience du pouvoir va sans doute être martelé de toute part à son encontre ; au-delà du jeune âge, l’inexpérience totale du pouvoir va jouer, non ?

Jean-Daniel Lévy : C’est possible que cet argument émerge et pèse mais, pour l’heure, force est de constater que n’est pas du tout un handicap pour lui, on peut même penser que c’est plutôt un atout pour lui d’apparaître d’une part plus « neuf » que Marine Le Pen et de n’avoir eu aucune responsabilité politique dans le passé. C’est le fameux argument que tente d’exploiter au maximum le RN : « tous les partis dits de gouvernement ont échoué, c’est notre tour ». Dans un second tour, c’est très loin d’être gagné bien sûr, mais c’est un argument qui progresse, en particulier dans le contexte actuel de crise politique et financière.

 

 

Le Crif : Inversement, en bas du tableau de votre étude d’opinion, on constate que Jean-Luc Mélenchon atteint seulement le niveau de 11 % des Français disant « pouvoir voter » pour lui à la prochaine présidentielle. Il est loin derrière la première personnalité de gauche, Raphaël Glucksmann qui recueille 22 % de possibilités de voter pour lui. Ce très faible score du leader La France insoumise (LFI) vous a-t-il surpris ?

Jean-Daniel Lévy : Depuis quelques années, le leader LFI a accumulé des attitudes et des propos qui ont extrêmement clivé, parfois choqué, ses positions ont beaucoup polarisé et, même au sein de la gauche, Jean-Luc Mélenchon apparaît aujourd’hui bien plus contesté qu’il y a quelques années, davantage qu’en 2022 où il avait réussi à canaliser un « vote utile » en sa faveur au premier tour. Néanmoins, les campagnes d’élections présidentielles sont toujours des dynamiques, les choses peuvent évoluer fortement selon les circonstances, les candidats ou les événements. Jean-Luc Mélenchon a une longue expérience politique et rien ne peut dire aujourd’hui s’il restera ou non avec ce bas potentiel électoral.

 

Le Crif : Dans le vaste entre-deux du tableau, il y a une série de personnalités notamment du « socle commun » (bloc central et LR), avec Bruno Retailleau (à 31 % de Français disant « pouvoir voter » pour lui), Édouard Philippe (29 %), Gérald Darmanin et Gabriel Attal (tous deux à 25 %) ou Xavier Bertrand (18 %)… Le duel annoncé dans cette mouvance politique serait donc Retailleau-Philippe ?

Jean-Daniel Lévy : En tout cas, ils sont en effet dans notre étude dans un mouchoir. La difficulté des candidats associés d’une manière ou d’une autre aux mandats d’Emmanuel Macron est de devoir se distinguer d’un chef de l’État devenu impopulaire, ce qui n’est évidemment pas le plus simple des exercices. Sachant que ces personnalités ne peuvent pas non plus s’éloigner démesurément du « socle commun », de leur électorat disons naturel. C’est la difficulté des candidats potentiels de la Macronie.

 

« Le retour du clivage droite-gauche n’est pas une hypothèse à exclure dans les mois et années qui viennent »

 

Le Crif : Bruno Retailleau semble échapper au reproche d’avoir intégré le gouvernement de François Bayrou, reproche que lui a bien fait entendre un Laurent Wauquiez à LR…

Jean-Daniel Lévy : Oui, Bruno Retailleau a tiré un grand profit, en peu de temps, de sa fonction de ministre de l’Intérieur, très exposée médiatiquement et qu’il a incarné rapidement. Aussi, les Français le jugent plus sur ses propos, les valeurs (« l’ordre, l’ordre, l’ordre », scandé lors de sa prise de fonction de ministre de l’Intérieur) ou les principes qui apparaissent que sur son appartenance au gouvernement Bayrou ou sur son action et les résultats de son action ministérielle (ce qui est d’ailleurs une tendance générale de la construction des opinions en France), où l’évaluation des actions menées au pouvoir semblent secondaire par rapport à la prise en compte des paroles et des valeurs.

 

Le Crif : Édouard Philippe, juste derrière Bruno Retailleau, est le moins « dégradé » des personnalités du « socle commun ». Peut-être par ce qu’il a été le premier des Premiers ministres d’Emmanuel Macron en 2017, période qui paraît relativement éloignée et plus positive que l’actuelle, il a d’ailleurs su cultiver une image différente de celle du chef de l’État, à la fois en termes de caractère et de positionnement, plus à droite ?

Jean-Daniel Lévy : En tout cas, le retour du clivage gauche-droite, qui a marqué toute la vie politique de la Ve République de 1958 à 2017, n’est pas une hypothèse à exclure dans les mois et les années qui viennent. C’est peut-être d’ailleurs le pari assez voisin de Bruno Retailleau et d’Édouard Philippe, qui n’évoquent plus vraiment la notion de « dépassement » de ce clivage, chère à Emmanuel Macron et qu’on retrouve encore dans les propos de personnalités du mouvement Renaissance ou du Modem. En créant Horizons, Édouard Philippe s’est éloigné de ce positionnement, comme Bruno Retailleau, désormais à la présidence de LR, accentue un discours plus clivant encore contre la gauche. Que ces deux personnalités soient à haut niveau de potentiel électoral, juste derrière les figures du RN, indiquent que l’affirmation d’une droite revendiquée a été un élément sans doute porteur de leur positionnement et de leur potentiel électoral, qui pourra apparaître en compétition, nous le verrons peut-être dans les semaines et les mois qui viennent. Sachant qu’entre potentiel et réel, il y aura la nécessité de départager toutes ces personnalités concurrentes et des épisodes politiques que nous ne pouvons naturellement pas écrire à l’avance.

 

Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet

 

- Les opinions exprimées dans les entretiens n’engagent que leurs auteurs -