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Le Crif : Un crime ouvertement raciste a eu lieu dans le Var, un homme a tué un coiffeur maghrébin Hichem Miraoui ; le 25 avril dernier un jeune malien Aboubakar Cissé a été assassiné, subissant une cinquantaine de coups de couteaux, dans une mosquée du Gard. Comment qualifiez-vous et analysez-vous cette violence raciste déchaînée ?
Mario Stasi : Pour la Licra, le constat est net : aujourd’hui le racisme tue en France, comme il a tué par le passé. En revanche, ce qui a changé, c’est que la violence raciste déchaînée est souvent précédée par la radicalisation des auteurs sur les réseaux sociaux. Ces dernières années, nous assistons à la propagation fulgurante du racisme et de l’antisémitisme, les plus archaïques, sur les réseaux sociaux sans réels obstacles puisque la modération sur les grandes plateformes en ligne est inefficace, voire inexistante.
L’absence de sanctions face à ces discours débridés, haineux, crée un sentiment d’impunité laissant alors toute latitude à la haine pour prospérer dans toutes les sphères de la société. Ces attitudes, ces comportements, ces discours s’expriment désormais au grand jour, sans que leurs auteurs ne soient gênés d’apparaître à visages découverts, parfois même sous leur vraie identité avec un profil ouvert au public.
Le Crif : L’inspiration idéologique du tueur varois est manifeste, son acte est assumé et trouve sa source dans la radicalité de l’extrême droite. Cela vous étonne-t-il et quelles doivent être les leçons globales à tirer ?
Mario Stasi : Malheureusement, à la Licra, nous ne sommes pas étonnés par l’idéologie radicale d’extrême droite, raciste et antisémite – que nous dénonçons depuis près de cent ans – revendiquée par l’assassin d’Hichem Miraoui. Au nom de cette idéologie, Christophe B. a tué par haine, par racisme, à la suite d’une radicalisation sur les réseaux sociaux, après s’être nourri dans des groupes où l’on insulte, les noirs, les musulmans, les juifs…
Mais la Licra dénonce aussi ce racisme primaire qui s’exprime à mots plus feutrés mais de manière obsessionnelle dans certains médias, nourrissant des attitudes de rejet, véhiculant la théorie du « Grand Remplacement », l’immigration devenant ainsi l’objet de tous les fantasmes. Le racisme infusant alors dans notre société de manière globale.
Des leçons doivent évidemment être tirées. Sur le plan numérique d’abord, il est essentiel que le règlement DSA (Digital Services act), entré en vigueur le 17 février 2024, soit appliqué de manière ferme et plus particulièrement les sanctions prévues contre les plateformes qui ne respecteraient pas leurs obligations en matière de lutte contre les contenus illicites. Dans la pratique, nous nous heurtons à deux difficultés contradictoires, le temps long de l’enquête de la Commission européenne qui entend bien faire son travail consciencieusement, face à l’urgence des réseaux sociaux, la prolifération de la haine, de la violence et le danger imminent qu’elles représentent pour ses utilisateurs et la société dans son ensemble. Il est donc indispensable que le DSA ne reste pas lettre morte.
Sur le plan idéologique ensuite, la prise de conscience doit être universelle. Le racisme, l’antisémitisme sont une menace pour la démocratie et le pacte républicain. Les conséquences de ces phénomènes sont tragiques, pour les victimes et pour la communauté nationale. Contre ces haines qui défigurent la République, il faut donc une mobilisation d’ampleur et une volonté politique inflexible. Il est urgent que la lutte contre le racisme et l’antisémitisme soit enfin déclarée grande cause nationale !
Le Crif : Les agressions antisémites se poursuivent, un rabbin a encore été agressé à Neuilly-sur-Seine. Vous avez participé aux récentes Assises de lutte contre l’antisémitisme, quelles sont les principales propositions que vous y avez faites ?
Mario Stasi : La Licra était effectivement partie prenante durant les dernières Assises de lutte contre l’antisémitisme relancées par Madame la ministre, Aurore Bergé. Lors de ces auditions, la Licra a réitéré sa position constante en matière de réponse pénale à adopter s’agissant des discours de haine en général et antisémites en particulier. Le discours de haine n’est pas une opinion, c’est bel et bien un délit qui ne saurait relever de la liberté d’expression des auteurs et des journalistes. La Licra se félicite donc que la Ministre ait retenu parmi les préconisations phares, la nécessité de transférer les discours de haine antisémites et racistes dans le droit pénal général en les sortant de la loi du 29 juillet 1881 sur la presse.
La Licra considère aussi que l’amplification de la connaissance des nouvelles formes de l’antisémitisme, telles que définies dans la définition fonctionnelle de l’antisémitisme de l’IHRA (Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste), est nécessaire. La mise en œuvre d’une circulaire pénale sur les expressions contemporaines de l’antisémitisme incluant l’antisionisme, à destination des acteurs de la chaîne pénale et du monde de l’éducation et de l’enseignement supérieur, est une mesure de première urgence qui devra être rapidement mise en œuvre. Les recommandations pragmatiques des groupes de travail, notamment celle en matière de haine en ligne permettant d’engager la responsabilité pénale des propriétaires d’organe de presse ou de sites étrangers doivent être mises en application dès que possible.
Le Crif : La proposition consistant à transférer les sanctions judiciaires de la Loi de 1881 sur la liberté de la presse vers le droit (pénal) commun ne fait pas consensus parmi les juristes. Quel serait l’avantage, selon vous, d’opérer un tel transfert ? Et avez-vous connaissance de l’avis du ministre de la Justice, Gérald Darmanin ?
Mario Stasi : La Licra défend cette proposition depuis de nombreuses années. En effet, la loi de 1881 sur la liberté de la presse, destinée initialement à protéger les journalistes de la censure, n’est pas un outil adapté pour lutter contre les discours de haine raciste et antisémite, qui sont en constante évolution, publiés via de nouveaux moyens de communication en ligne, toujours plus rapides, toujours plus efficaces pour propager la haine. Cette réforme facilitera les procédures, notamment en autorisant des mesures de sûreté (mandat d’arrêt, mandat de dépôt) et surtout en améliorant les moyens d’enquêtes actuellement limités concernant les connexions des auteurs de propos de haine en ligne.
Surtout, cette réforme permettra d’ouvrir l’audience à des publics plus larges. Ce sera une vraie bonne idée que de juger la haine raciste en audiences pénales classiques ou de comparutions immédiates, durant lesquelles tous les délits sont abordés, du vol au délit routier, faisant ainsi de l’audience correctionnelle un espace populaire de pédagogie antiraciste en présence des publics victimes et auteurs les plus concernés, d’avocats et d’associations antiracistes expérimentés. Les auteurs seront désormais considérés comme des délinquants de droit commun, soumis au droit commun. La sortie de la loi de la presse des délits racistes est soutenue par l’auteur même de la loi sur le racisme et l’antisémitisme, juriste lui-même, le député honoraire Alain Terrenoire.
C’est une réforme qui a également été appelée de ses vœux par l’ancienne Procureure générale à la Cour d’appel de Paris, Catherine Champrenault. Nous espérons que le ministre de la Justice suivra cette réforme dont la nécessité a été retenue par Aurore Bergé.
Le Crif : La Licra, comme toutes les organisations qui luttent contre les violences haineuses de toutes sortes, a fort à faire en cette période. Quels sont vos principaux chantiers et comment faire progresser une pédagogie publique du respect dans une époque où prospèrent les extrémismes, politiques comme religieux, qui tendent à s’auto-alimenter ?
Mario Stasi : En cette période d’incertitude et de montée des périls, la Licra continuera évidemment de mener des actions éducatives contre les discours de haine, dans les écoles, les clubs sportifs, les établissements d’enseignements supérieurs ou encore les entreprises privées. L’éducation est la clé et il n’y a pas d’âge pour sensibiliser et former à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, raison pour laquelle nous souhaitons faire rayonner notre organisme de formation pour accompagner les dirigeants et tous types de structures face à la montée du racisme, de l’antisémitisme, des discriminations dans le mode du travail.
La Licra souhaite également amplifier ses actions dans les écoles, y compris dans les écoles maternelles, chantier que nous avons débuté en 2024 et qui a été un véritable succès. En 2024, les signalements de victimes de racisme et d’antisémitisme dans les écoles, reçus par notre service d’accueil des victimes, ont doublé par rapport à l’année 2023. Il y a donc un véritable problème que nous devons appréhender, en lien avec le ministère de l’Éducation nationale avec lequel nous avons des liens.
La Licra souhaite enfin renforcer ses activités de plaidoyer et de communication notamment au niveau local auprès des maires et leurs équipes, afin de sensibiliser et alerter l’opinion publique aux risques de radicalisations extrémistes. Les prochaines échéances électorales, et notamment celles de 2027, marqueront un véritable défi pour notre pays.
Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet
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