English
Français
Crédit photo : ©Assemblée nationale
Le Crif : Vous commencez votre livre en évoquant vos grands-parents, qui ont fui l’antisémitisme qui déferlait en Europe de l'Est, et vous le terminez sur eux, en écrivant qu'ils seraient « bouleversés de voir cet antisémitisme qui ressurgit. D’entendre aussi ceux qui prônent l’exclusion et le rejet de l'autre, venu d’ailleurs ». Votre ouvrage retrace votre parcours personnel, c’est aussi un livre alerte ?
Yaël Braun-Pivet : C'est surtout un livre plaidoyer pour la promesse républicaine et ce qu'elle permet. Le destin de mes grands-parents est évocateur de cette promesse républicaine, qui fait que la France est un pays qui accueille, qui permet de grandir et de se grandir. À ma place est aussi un livre plaidoyer pour l'engagement, pour nos valeurs républicaines qui sont mises à mal. Je pense qu'il est essentiel de rappeler l'importance de la démocratie, des valeurs de notre République, que nous avons héritées de longs combats, de lourds sacrifices et de grandes tragédies. Il m’est arrivé de me dire, ces dernières années, que mes grands-parents ne sont heureusement plus là pour voir les haines se répandre à nouveau. Je pense qu'ils auraient été effrayés et peinés de voir la France qu'ils ont connue après la guerre, une France respectueuse des uns et des autres, redevenir du fait de certains, une France où l’on antagonise les uns et les autres.
Le Crif : L’un de vos derniers chapitres est titré « Notre démocratie brûle, nous regardons ailleurs ». Vous pensez qu'il y a en France une forme d'insouciance qui conduit à ne pas voir les menaces qui pèsent sur les démocraties libérales ?
Yaël Breun-Pivet : On se dit trop souvent que « cela arrive chez les autres, pas chez nous », que « nous sommes protégés » de cette montée des tentations autoritaires et des régimes « illibéraux ». Nous regardons de loin les dérives, les bascules, en nous disant que cela n’adviendra jamais chez nous. Je pense que c'est une grave erreur. On voit bien que certaines démocraties sont attaquées sur leurs fondements alors qu'on les pensait insubmersibles. Je pense aux États-Unis, évidemment. Il faut donc sans cesse rappeler à quel point la démocratie est fragile, à quel point nous devons la protéger. Il faut veiller à ne pas mettre en danger le précieux édifice de l'État de droit, dont nous sommes collectivement les héritiers, sous prétexte de buts politiques à court terme.
C'est cela qui me préoccupe. Parce que je vois que certains, dans le débat public aujourd'hui, se permettent de dire que notre Constitution devrait être modifiée, par exemple pour lutter contre l'immigration illégale, ou qu’il faudrait toucher à telle ou telle liberté, tel ou tel principe pour protéger davantage les Français. Il faut prendre garde. Aujourd'hui, les atteintes à nos droits fondamentaux et à nos libertés essentielles, toujours avancées sous couvert de bonnes intentions et pour poursuivre des buts présentés comme légitimes, peuvent servir de précédents graves pour des dirigeants qui, eux, poursuivent des objectifs bien moins légitimes.
À l'Assemblée nationale, je fais très attention lorsque des décisions sont à prendre, pour qu'elles ne puissent pas servir de précédent pour d'autres. Par exemple, lorsque l’on s’indigne de la présence du média d'extrême droite Frontières à l'Assemblée nationale. En tant que Présidente de l'Assemblée nationale je veille au respect des règles. À partir du moment où un journal accrédité est autorisé dans l'espace public médiatique par les autorités compétentes, il ne me revient pas de faire le tri et d’opérer une exclusion de l’Assemblée. Je veille scrupuleusement au respect des règles qui garantissent la liberté d'expression et la liberté de la presse, même si certains supports peuvent bien sûr me déplaire fortement, me choquer même. Mes seuls guides, lorsque je prends une décision, sont nos règles et principes fondamentaux. C’est la meilleure manière de ne pas encourager ceux ou celles qui risquent de verser un jour dans l’arbitraire. Je refuse de poursuivre de petits objectifs personnels au mépris des principes qui nous protègent.
Le Crif : L’État de droit, les contre-pouvoirs et le pluralisme forment un pilier de la démocratie. Dans votre livre, vous argumentez en faveur du scrutin proportionnel (en discussion actuellement). La plupart des démocraties européennes ont adopté ce scrutin qui favorise les pratiques de coalitions gouvernementales mais certains objectent que l'émiettement politique est déjà fort à l’Assemblée et que la proportionnelle pourrait provoquer une dilution de la volonté politique, dans un pays de culture politique jacobine et verticale…
Yaël Braun-Pivet : Le pluralisme politique de l'Assemblée nationale est le reflet du pluralisme qui existe chez nos compatriotes. Et je pense que l'Assemblée nationale doit continuer d’être le reflet d'une société aux opinions très diverses, voire opposées. Je ne rêve pas d'une Assemblée moins plurielle parce qu’elle serait déconnectée de la société française. Et ce serait pire que tout.
Le pluralisme politique ne me fait pas peur. À partir du moment où il existe dans la société, il doit exister dans notre vie politique et au sein de la Représentation nationale. Aujourd'hui, c'est presque une anomalie politique qu'il n'y ait pas d'élus La France insoumise (LFI) ou Rassemblement National (RN) au Sénat, la deuxième Chambre parlementaire, alors qu'on sait que des millions de compatriotes se reconnaissent dans ces couleurs politiques. Ils doivent être représentés, que ce soit dans des élections au suffrage direct ou au suffrage indirect.
Je considère néanmoins qu’aujourd’hui, les logiques de partis et le « fait majoritaire » nous empêche d’avancer vraiment. Trop d’élus ne parviennent pas à s’en départir. Je défends le scrutin proportionnel car il permettrait de contraindre les élus à adopter une logique beaucoup plus constructive, de compromis et de coalition, logique que j’estime vertueuse et nécessaire. Tout ne peut pas reposer sur la bonne volonté des hommes et des femmes de dialogue. Le système politique lui-même doit se transformer et le changement du mode de scrutin pourrait avoir cet effet positif là.
Le Général de Gaulle, qui a fondé la Ve République, n'a jamais souhaité inscrire dans le marbre le mode de scrutin majoritaire. Aucun mode de scrutin ne figure dans la Constitution, il peut donc être changé par une simple loi ordinaire. De Gaulle lui-même a hésité sur le choix du mode de scrutin à adopter pour l'élection des députés. Il faut donc déconstruire cette idée selon laquelle le mode de scrutin majoritaire à deux tours serait consubstantiel à la Ve République, qu’il serait indispensable pour la bonne marche de la vie politique et de la société française. Au contraire, je trouve que le mode de scrutin majoritaire induit d'avoir toujours une dualité stricte, artificielle et figée, une majorité contre une minorité. Cela ne fonctionne plus dans un paysage politique fragmenté comme le nôtre.
Et si nous voulons de grandes réformes, ce n'est pas les uns contre les autres qu’il faut les faire, c'est les uns avec les autres. Pour construire un avenir commun et permettre des transformations acceptées par les corps intermédiaires, par la population et par les élus, il est indispensable, à mon sens, de construire des coalitions larges.
Le Crif : Ces pratiques de coalitions sont vécues dans beaucoup de démocraties parlementaires européennes mais est-ce conforme à la France, à sa vie politique, dominée sous la Ve République par l’élection présidentielle et ses deux tours qui créent forcément une dualité ?
Yaël Braun-Pivet : Nous avons en France un système institutionnel singulier et original, mais quasiment tous nos voisins européens sont dans un système de coalition. Ils ont des modes de scrutin à la proportionnelle et ils ne s'en portent pas plus mal. Quand on nous dit que la proportionnelle crée de l'instabilité, regardez ce que le scrutin majoritaire a produit. Nous n’avons pas de leçons à donner en France en matière de stabilité gouvernementale avec ce qui s'est passé ces derniers mois, ces dernières années même. Je pense donc qu'il ne faut pas se réfugier derrière un mode de scrutin pour en déduire une réelle capacité à agir.
Le Crif : Une autre proposition, dans votre livre, concerne l'immigration. Vous évoquez la grande difficulté aujourd’hui d'aborder cette question d’une manière rationnelle, tellement le sujet est pollué par des postures idéologiques et des slogans. Vous proposez qu’un ministère de l’Immigration et de l’Intégration soit directement rattaché au Premier ministre et non pas seulement comme aujourd'hui au ministère de l'Intérieur, car la question de la lutte contre l'immigration clandestine, si elle a son importance, ne peut être la seule entrée institutionnelle pour traiter cet enjeu.
Yaël Braun-Pivet : Fort heureusement, l'immigration ne se réduit pas à la question de l’immigration clandestine. Elle concerne aussi l'enseignement supérieur, avec les étudiants étrangers autorisés à étudier dans nos universités et nos grandes écoles. Elle concerne aussi les questions de Santé, ce qu’on voit bien avec le débat récurrent sur l’aide médicale d’État (AME). Mais elle concerne aussi la question du travail avec les secteurs dits en tension, en demande de mains d’œuvre ; les Affaires étrangères, avec les relations établies avec les pays d’origines de l’immigration régulière et de renvoi des ressortissants étrangers sous le coup des obligations de quitter le territoire français (OQTF). L’immigration et l’intégration sont à considérer sous de multiples angles.
Je pense qu'il faut impérativement dépassionner le débat, le sortir du seul angle sécuritaire même s’il a évidemment son importance. Un grand ministère dédié à l'immigration et à l'intégration permettrait d'appréhender et de traiter tous les aspects, pour concevoir et mener une politique globale, conforme aux réalités et donc plus efficace. Cette politique serait beaucoup plus transversale, dans une logique interministérielle. Le ministère des Outre-mer par exemple est un ministère très transversal, il peut traiter de toutes les politiques publiques sur des territoires donnés. En matière d’immigration, ce modèle transversal serait une manière de mieux traiter tous les aspects de politiques publiques relatives à la régulation et la maîtrise des flux migratoires d’une part, à la vie et à l’intégration des publics arrivés régulièrement en France de l’autre. Parce que, comme dans tous les pays développés, un certain nombre de personnes étrangères résidant dans notre pays peuvent avoir vocation à rester, à travailler durablement. Il faut intégrer ces personnes, faire en sorte que la promesse républicaine puisse jouer pleinement pour eux, comme elle a joué pour ma famille dans le passé.
C'est pour rappeler cette réalité aussi que je parle de mon histoire personnelle, que j’expose dans mon livre. Il est important de montrer que dans notre pays, vous pouvez être petite-fille de réfugiés politiques modestes et devenir Présidente de l'Assemblée nationale, quatrième personnage de l’État. C'est un bel exemple d’intégration réussie sur deux générations.
Le Crif : Est-ce que vous avez pu en parler, au ministre de l'Intérieur, Bruno Retailleau, et le convaincre, qui pourrait reprendre votre proposition dans sa campagne pour la présidence des Républicains (LR) ?
Yaël Braun-Pivert : [rires] Je n’ai pas forcément l’objectif de convaincre telle ou telle personnalité, je mets simplement au pot une série de réflexions et de propositions dans mon livre. Ce n’est pas son objectif principal mais c'était important pour moi de formuler certaines propositions précises. Beaucoup d’entre elles concernent l'amélioration de notre vie démocratique, de notre vie civique et le renforcement de notre pacte républicain. Ce sont des enjeux devenus cruciaux aujourd’hui. En tant que Présidente de l'Assemblée nationale, cela me semblait important de partager la vision que je peux avoir du haut de mon « Perchoir ».
Le Crif : Vous évoquez les grandeurs mais aussi les bassesses de notre vie publique. Vous avez reçu plusieurs fois, récemment encore, des injures infâmes et des menaces de nature clairement antisémites. Comment faites-vous pour les encaisser ? Et quelles sont vos propositions pour renforcer ce qui doit l’être en matière de lutte contre l'antisémitisme et de lutte contre les violences qu'on a malheureusement vues s’exercer aussi, récemment dans le Gard, en matière de racisme antimusulman ; quelles sont les priorités dans les actions à mener ?
Yaël Braun-Pivet : Je pense que la priorité est de réussir à refaire Nation et de rappeler à chacun que la société française s'est construite avec des citoyens venus d'horizons différents, aux religions et aux opinions diverses. La plupart des Français ne sont d’ailleurs pas croyants et je considère que la religion n’a pas à prendre une place prépondérante dans notre société et la manière dont on s’y définit. Ce n'est pas comme cela que la société française s'est bâtie. La France est laïque. Nous devons sans cesse réaffirmer les valeurs de la République et ses principes, qui sont enviés dans le monde entier.
Cela veut en particulier dire ne rien laisser passer, aucune attaque contre ces valeurs. C'est la raison pour laquelle, pour ma part, je dénonce à chaque fois les attaques que je subis. Il ne faut pas courber l'échine. La honte doit être du côté des agresseurs, de ceux qui menacent. Parce qu'au-delà de ma personne, ce sont les valeurs de notre République qui sont visées. Il faut sans cesse rappeler ce que nous sommes, qui nous sommes et ce que nous voulons être aujourd'hui et demain. C'est aussi pour moi une manière d’être dans la transmission.
Je me suis rendue récemment à Toul, à l'invitation du député Dominique Potier (PS), pour assister à la restitution des formidables travaux menés par plusieurs centaines des collégiens de la région autour de la mémoire et de la Résistance, avec l’association « Le souvenir français ». C'était extraordinaire parce que mettre des noms et des histoires sur celles et ceux qui se sont dressés contre l’occupant nazi a permis à ces collégiens de s'identifier, de mieux comprendre. Je pense que cet enseignement de l'histoire, ce travail et ce partage vivant et incarnés sont essentiels aujourd'hui, plus que jamais.
Le Crif : D'autant plus qu'il y a de grosses failles dans le dispositif éducatif, quand on voit les chiffres de sondages qui montrent que près de 40 % des jeunes scolarisés disent ne pas savoir pas exactement ce qu’est la Shoah…
Yaël Braun-Pivet : Il y a en effet des failles énormes et il faut absolument redoubler d’efforts. Quand on dénonce les injures, actes et menaces antisémites et racistes, cela permet aussi de parler à chaque fois de ce qui atteint frontalement les principes de la République, qui doivent continuer d’unir les Français. Quand le quatrième personnage de l'État peut être menacé de mort aujourd’hui en France, parce qu'il a une religion ou une origine particulière, c'est toute notre histoire républicaine et notre identité française qui sont atteintes. Les défendre, les promouvoir et transmettre : ce sont des clés et je tiens à prendre toute ma part pour les donner à nos jeunes, à tous.
Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet
- Les opinions exprimées dans les entretiens n’engagent que leurs auteurs -