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Publié le 9 novembre dans Le Monde
Enfin, le glas s’est tu. Ils entrent lentement, cercueil à l’épaule, dans la nef de la petite église en pierre de Colombey, sur un requiem chanté. Requiem aeternam dona eis, Domine/Et lux perpetua luceat ei (« Accorde lui, Seigneur, le repos éternel/Et que brille sur lui la lumière sans déclin »). Tous les regards convergent vers eux. Ils sont douze, six de chaque côté, les mains gantées de noir, avançant à pas cadencés. Une, deux, une, deux… Le cercueil en bois clair a été recouvert d’un drapeau frangé d’or, dont les pans, juste avant d’entrer, ont dansé au vent. Ils fixent l’autel, droit devant, ignorant les visages graves ou bouleversés des 350 membres de l’ordre de la Libération venus assister aux obsèques de Charles de Gaulle, ce 12 novembre 1970, un jeudi.
Ils ont entre 17 ans et 23 ans. C’est le maire qui a soufflé l’idée à Yvonne de Gaulle. Plutôt que de faire porter le cercueil du Général par des soldats, première option envisagée par la famille, ou par des villageois de la même génération que le défunt, comme le veut la tradition dans les campagnes, Jean Raullet a suggéré de confier cette charge à des jeunes de Colombey-les-Deux-Eglises, puissant symbole.
Il a demandé à son secrétaire de mairie, Louis-Armand Rongier, le principal du collège, d’établir une liste de noms. Ce dernier a identifié douze garçons de la même génération, issus des plus vieilles familles du village. Dix porteurs auraient suffi mais ni lui ni le maire n’ont eu le cœur d’en sacrifier deux.
Alors, les jeunes ont mis leurs plus beaux costumes. Vestes sombres, chemises blanches, cravates noires. Le fils du menuisier qui a réalisé le cercueil en chêne, Gérard Merger, 21 ans, et celui du boucher, Jean-Pierre Desquins, 22 ans, ouvrent la marche. Emus, tendus, concentrés. « Il fallait éviter le faux pas », se souvient Jean-Pierre. Quand « Monsieur Rongier », le principal, est venu lui proposer de « porter le Général », le garçon, qui n’a que faire de la politique, a d’abord refusé. « Tu ne regretteras pas, crois-moi », a insisté son ancien professeur, qui a toujours su s’y prendre avec ce tempérament frondeur.
Derrière lui, sur le côté gauche, suivent Yves Consigny et son frère Gilles, les deux fils de Raymond, agriculteur et plus proche voisin de la Boisserie, cette vieille demeure couverte de lierre où Charles de Gaulle s’est retiré un an plus tôt, après avoir quitté le pouvoir. « Ne craque pas, pas maintenant… », murmure Gilles en fixant devant lui la nuque blonde du fils du cantonnier, Jean-Paul Perreau, placé entre les deux frères Consigny. Viennent ensuite le fils d’un négociant en textile, Gérard Natali, et celui du fromager, Claude Roethlisberger, qui dépasse les autres d’une tête et ferme la marche. « C’est un voisin, un homme du village que l’on enterre aujourd’hui, pas l’ancien président de la République », répète Claude, qui n’a que faire des honneurs.
Dans la pénombre de l’église, l’orgue continue de jouer. Les douze garçons avancent toujours, au ralenti. Derrière le fils du menuisier, sur le côté droit, voici Robert Piot, issu d’une vieille famille de cultivateurs. Son frère René a été le dernier visiteur du Général, le jour de sa mort. Il s’est rendu à la Boisserie en début d’après-midi, le 9 novembre, pour régler avec lui un problème de terrains mitoyens. Vêtu de son costume trois pièces gris foncé, Charles de Gaulle lui a offert une Gitane dans la bibliothèque, où il allait succomber à une rupture d’anévrisme moins de quatre heures plus tard, devant une réussite.
Juste après Robert, se trouvent le fils du laitier, Jean-François Burkhardt, le plus sensible des douze garçons, et le fils d’un ouvrier fromager de la laiterie Roethlisberger, Christian Mairot, le plus jeune. Suivent enfin le fils du boulanger, Jean-Luc Verjot, et celui du maire, Patrick Raullet.
La nouvelle de la mort du général de Gaulle, il y a trois jours, s’est vite répandue dans les ruelles de ce paisible village de la Haute-Marne, limitrophe de l’Aube, situé sur la route qui relie Chaumont à Troyes. Peu après 19 heures, ce 9 novembre, les Consigny, dont la ferme jouxte la Boisserie, ont repéré un inhabituel ballet de voitures derrière les grilles de la propriété. Il faisait nuit, et il pleuvait. Ils ignoraient encore qu’il s’agissait du curé, du médecin et du chauffeur, Francis Marroux, appelé à la rescousse par la cuisinière Honorine Manzoni, pour aider Yvonne de Gaulle à allonger son mari, qui venait de s’écrouler devant sa table de bridge. « Le Général est mort », a glissé le jardinier de la Boisserie aux Consigny, tôt le lendemain.
Quand le maire s’est arrêté à la ferme pour l’informer qu’il porterait le cercueil le jour des obsèques, Yves Consigny a hésité un instant, se demandant s’il serait à la hauteur. Désigné, lui aussi, son frère Gilles, employé chez un grossiste à Jonchery, à 20 km du village, a sauté dans sa 2 CV pour rentrer. « Je sentais bien que je ne pouvais pas dire non mais j’étais impressionné, raconte-t-il aujourd’hui. Que sait-on de la mort quand on a 18 ans ? Mon père m’a encouragé. »
La veille des obsèques, les garçons répètent sous la direction du commissaire divisionnaire Marcel Lejeune, chargé de l’organisation de la cérémonie. Douze, c’est beaucoup. Il faut apprendre à marcher au pas, sans piétiner. La petite troupe s’entraîne d’abord dans l’église, avec un banc. Mais il n’est pas assez grand et bien trop léger. Ils se replient donc chez le menuisier, qui découpe une lourde planche de bois de la taille du cercueil, 2,12 m. Le commissaire place les garçons par taille. « Comme les Dalton », sourit Jean-François Burkhardt.
Allez : une, deux, une, deux… les jeunes trébuchent, se bousculent, pouffent, avant de recommencer la manœuvre. Ils se connaissent bien, ils ont grandi ensemble sur les bancs de l’école communale, avant de faire la tournée des bals et des fêtes patronales, l’été. Plusieurs d’entre eux ont été enfants de chœur, à l’église.
La veille de Pâques, ils s’invitaient à la Boisserie, comme dans toutes les maisons du village, pour faire chanter leurs crécelles et récolter quelques francs, selon la tradition des roulées, alors vivante dans les campagnes. Dans le vestibule, le Général leur montrait des défenses d’éléphant, rapportées du Cameroun. « C’était l’homme du 18-Juin, mais il faisait partie de notre quotidien », note Gilles Consigny. En les observant répéter, avec leur planche de bois, le commissaire Lejeune voit bien qu’ils n’ont aucune idée de ce qui les attend. « Vous verrez, les prévient-il, il y aura du monde… »
Resté très bleu toute la matinée, ce 12 novembre, le ciel a fini par s’assombrir en début d’après-midi, et il y a du vent. Peu avant la messe, les porteurs ont rendez-vous chez le maire, le long de la nationale 19. Ils doivent passer à la fouille. La veille, Jean-Pierre s’est fait accoster par un journaliste qui lui a demandé de voler une photo à la Boisserie, en échange d’un billet. Le fils du boucher a refusé, mais la rumeur a fait le tour du village. « L’honneur est sauf », soupire le maire, Jean Raullet.
Les garçons montent à l’arrière d’un fourgon de gendarmerie, un « panier à salade », pour rejoindre la propriété de la famille De Gaulle. Assis les uns en face des autres, ils n’échangent pas un mot, perdus dans leurs pensées. « On aurait entendu une mouche voler », se souvient Claude. Quand le véhicule les dépose devant la maison, il manque un porteur. Le patron de Gérard Natali, qui travaille au buffet de la gare de Chaumont, refusait de le libérer. Il a fini par céder mais en exigeant que son jeune employé assure son service de la matinée. Gérard rejoint les autres au tout dernier moment, juste à temps.
Cette fois, les douze sont au complet. Ils entrent en silence dans le salon de la Boisserie, qui ouvre sur le parc enveloppé de brume. La pièce a été en partie vidée et des chaises déposées de part et d’autre du cercueil. Le visage caché derrière un voile de tulle noir, Yvonne de Gaulle se tient très droite, sans rien montrer de sa peine. A ses côtés, son fils, le capitaine de vaisseau Philippe de Gaulle, sa fille Elisabeth, le général de Boissieu, mari de cette dernière, ainsi que leurs enfants. « Il n’aurait pas fallu nous prendre la tension, on aurait fait exploser les appareils », raconte Claude, que le souvenir de ce moment n’a pas quitté.
Philippe de Gaulle donne le signal de la levée du corps. Alain de Boissieu et lui aident les garçons à hisser le cercueil sur leurs épaules. Ils vacillent légèrement sous le poids. « C’était très lourd, rapporte Yves. Mais on est fort quand on a 20 ans. » Le fils et le gendre du général de Gaulle les encouragent : « Faites de votre mieux, tout ira bien… » Dehors, les porteurs font glisser la bière, recouverte d’un drapeau français, sur l’engin blindé de reconnaissance positionné devant la maison. Puis, ils remontent dans le fourgon, prêt à démarrer.
Le cortège funèbre du général de Gaulle, à Colombey-les-Deux-Eglises (Haute-Marne), le 12 novembre 1970. DALMAS / SIPA
Il y a 400 mètres à parcourir entre la propriété et l’église. De part et d’autre de la route, des milliers de personnes venues de tout le pays pleurent, se signent ou esquissent le V de la victoire. Il y en a aussi sur les toits, et même dans les arbres. « Bon sang, qu’est-ce qui nous arrive ? », murmure Claude, à l’arrière du véhicule. « Une foule immense, et un silence… total, se souvient Robert. C’était bouleversant. »
Dans l’église, les places réservées pour les porteurs ont été prises. Après avoir déposé le cercueil au pied de l’autel, ils suivent la messe debout, au fond. « Ça nous a fait du bien, admet Claude, nous n’étions plus filmés, la pression était un petit peu moins élevée. » A quoi songent-ils, ces enfants de Colombey, alors que l’évêque de Langres rend hommage au père de la France libre ?
Jean-François revoit la vieille DS du Général passer devant la laiterie de son père, qu’il saluait d’un grand geste de la main. Il se souvient aussi de sa visite à la Boisserie, le jour de sa première communion, quand il était venu apporter une brioche. Il avait été reçu par le Général en personne, dans ce bureau d’angle ouvert sur la Champagne et ses vastes paysages, tristes et vallonnés, où il écrivit plus tard ses Mémoires de guerre.
Yves, lui aussi, s’est rendu à la Boisserie. C’était à l’hiver 1967, juste avant son service militaire. Un peu impressionné de se présenter en tenue de soldat devant le président de la République et chef des armées. Ce dernier lui a demandé s’il voulait en faire son métier, avant de lui offrir un cigare et un billet. Le fils Consigny voit encore la haute silhouette de leur célèbre voisin s’arrêter à la ferme le dimanche, pour discuter avec le grand-père Jules, invalide de guerre. Le Général lui allumait une cigarette, avant de se rendre à l’église. Il apportait parfois un faisan ou un lièvre, tirés à Rambouillet (Yvelines), lors d’une chasse présidentielle. A Noël, il offrait aux enfants des jouets achetés par Yvonne à la Samaritaine.
Claude Roethlisberger, Yves Consigny et Gérard Natali, à Colombey-les-Deux-Eglises (Haute-Marne), le 28 octobre. MATHIEU CUGNOT / DIVERGENCE POUR « LE MONDE »
La messe se termine. Quand les porteurs sortent de l’église, cercueil à l’épaule, ils sont saisis par le silence, seulement troublé par les pales d’un hélicoptère, qui tournoie dans le ciel, et le crépitement des appareils de photo. « On aurait dit des cigales », raconte Gérard Natali. Dans un coin du cimetière, Jean-Pierre Desquins reconnaît André Malraux et l’écrivain Romain Gary, boudiné dans son vieil uniforme bleu marine de l’escadrille Lorraine de 1942. Il aperçoit aussi les sœurs Marielle et Christine Goitschel, les stars du ski, premières championnes olympiques françaises aux JO d’hiver de 1964.
A la nuit tombée, Gilles retourne seul au cimetière, pour se recueillir sur la tombe où a été gravée cette simple inscription : « Charles de Gaulle, 1890-1970 ». « Il me manquait quelque chose, raconte-t-il, comme si j’étais passé à côté de cette journée historique. J’avais besoin de m’imprégner. » Son frère Yves, lui aussi, a vécu ces obsèques « dans une bulle », comme « drogué par la foule » et les caméras, tous ces regards sur eux. Après avoir tenu toute la journée, Jean-François s’écroule, il fond en larmes. Des journalistes étrangers tentent de l’approcher, il les fuit. « Je voulais garder pour moi ce que j’avais dans le cœur, dit-il. Ce que j’ai fait ce jour-là, je l’ai fait pour lui, le Général. »
Lors des mois suivants, les douze porteurs ont été très sollicités. Quand il est rentré à Troyes, au lendemain des obsèques, Robert Piot a été convoqué par son chef de centre EDF : « C’est exceptionnel ce que vous avez fait. Votre journée de congé, je vous l’offre ! » A 72 ans, Robert vit désormais dans le Var, à La Londe-les-Maures. Son frère René est resté à Colombey, à côté de la boutique de souvenirs créée par leur père. Sans cesse, il doit raconter sa dernière visite au Général. « Il en a parfois un peu assez », croit savoir Robert, qui avait pensé revenir pour les cinquante ans de la mort de De Gaulle. Mais la quasi-totalité des commémorations ont été annulées à cause du confinement.
A Bourbonne-les-Bains, où il a fait sa vie, à 80 km de Colombey, Gilles Consigny a été questionné pendant des années sur cette journée et sur son enfance par les clients de la banque où il a travaillé. On lui demandait même des autographes. Il s’exécutait volontiers, sans aimer ça pour autant. « Porter le Général a été une fierté, résume-t-il. Mais je n’en tire aucune gloire. Nous ne sommes pas des artistes ! »
Sollicité lui aussi, Claude Roethlisberger a reçu du courrier du monde entier, trié par son épouse Annette. Le flux a fini par se tarir, mais l’ancien porteur, âgé de 68 ans, voit encore arriver des lettres du Québec, où personne n’a oublié le général de Gaulle et son « Vive le Québec libre ! » lancé en 1967 à Montréal. Ce sont les plus fidèles. Ils réclament une photo dédicacée ou une carte postée de Colombey. Dans un classeur plastifié, Claude a pieusement conservé des reliques de ce jour de l’automne 1970 : des photos en noir et blanc de l’enterrement, quelques coupures de presse et même le feuillet de messe.
Les anciens porteurs regardent une photo d'eux dans le magazine Paris Match, au moment de l'enterrement, à Colombey-les-Deux-Eglises, le 28 octobre. MATHIEU CUGNOT / DIVERGENCE POUR « LE MONDE »
Pour d’autres, le souvenir s’est effacé. Jean-Paul Perreau, retraité de l’hôpital de Chaumont, où il fut préparateur en pharmacie, ne veut plus en parler. Yves Consigny le voit parfois passer en voiture devant sa ferme mais il ne s’arrête jamais. Le fils du maire, Patrick Raullet, a monté une affaire en joaillerie, à Paris. Lui non plus ne vit pas dans la nostalgie d’une époque révolue et sans doute en partie magnifiée par ceux qui l’ont connue. « C’est loin, tout ça… », glisse-t-il en s’excusant. Il n’a gardé aucune attache dans le village que son père a pourtant administré durant trente-cinq ans. « Chacun est parti vivre sa vie… », résume Claude, l’un des rares à être restés à Colombey.
Sur les douze porteurs, tous septuagénaires ou presque, seuls trois vivent encore au village, à l’ombre de la haute croix de Lorraine inaugurée par Georges Pompidou en 1972. Alors qu’il se destinait au notariat, Yves Consigny a finalement dû reprendre la ferme de son père. Sa grand-mère avait espéré pour lui, parce qu’il était bon élève et s’intéressait à la politique et à la presse, un autre destin que le sien. Il n’en fut rien. Yves, qui n’a pas eu le cœur de laisser son père œuvrer seul, vit donc toujours à côté de la Boisserie, restée propriété de la famille De Gaulle. Les petits-enfants du Général y viennent encore de temps à autre, s’installant dans la partie privée, à l’étage, tandis que le rez-de-chaussée a été transformé en musée. Retraité depuis dix ans, Yves n’est retourné que deux fois à la Boisserie, en cinquante ans.
« Quand on se retourne, qu’est-ce qu’une vie, finalement ? C’est un peu gris, on s’emmerde plus qu’autre chose. »
Electricien à Chaumont (Haute-Marne) et Bar-sur-Aube (Aube), Claude Roethlisberger a lui aussi choisi de prendre sa retraite dans la maison familiale, située un peu plus bas, sur la route nationale. Quant à Gérard Natali, chef cuisinier, il a reçu la terre entière à La Montagne, son restaurant étoilé installé dans une vieille bâtisse, au cœur du village. Nicolas Sarkozy et Angela Merkel s’y sont entretenus de la crise financière en 2008, en marge de l’inauguration du mémorial De Gaulle. Gérard a vu défiler tous les présidents de la République à Colombey, où se pressent encore 100 000 visiteurs chaque année. « Avant, c’étaient des pèlerins, maintenant, ce sont des touristes », résume l’hôtelier, qui a laissé la cuisine à son fils Jean-Baptiste.
Au bord de la nationale 19, la fromagerie des Roethlisberger a fermé ses portes en 1992, transformée en maison d’hôte. Dans le haut du village, la laiterie Burkhardt, devenue une maison de champagne, n’existe plus non plus. Le fils du laitier, Jean-François, a pris sa retraite près de Mâcon, après vingt-trois ans dans l’hôtellerie, d’abord comme serveur, puis comme second maître d’hôtel, une « belle vie professionnelle », dit-il, en dépit d’incessants soucis de santé. Il ne s’est jamais séparé du triptyque offert par Yvonne de Gaulle le jour de sa première communion, toujours posé sur la commode de sa chambre.
Jean-Pierre Desquins, qui vit près de Troyes, voit toujours « avec reconnaissance » son ancien professeur, Louis-Armand Rongier, 96 ans. L’ex-secrétaire de mairie avait pris sous son aile le fils du boucher, aîné de 13 enfants, élevé durement par un père prêt à « sortir la ceinture » quand Jean-Pierre se roulait par terre pour éviter l’école. Retraité de la grande distribution, Jean-Pierre travaille toujours comme boucher. Il regrette que le gaullisme appartienne désormais au passé, même si « tout le monde essaye de le récupérer ». « Mais personne n’arrive à la hauteur du Général », assure ce nostalgique de la France d’autrefois, qui juge la classe politique « loin du peuple ». Jean-Pierre a un temps porté le gilet jaune, exigeant « la fin des privilèges ». Puis, il a arrêté de manifester le samedi, « à cause des dérapages ».
Lui non plus, Claude, n’aime pas ce qu’est devenue la politique. « Si le Général revenait, il mettrait un sacré coup de pied dans le derrière à certains de ses successeurs », assure-t-il. L’ex-électricien n’a pas supporté que le village se soit retrouvé « en état de siège » quand Emmanuel Macron l’a visité, en 2018, intimant au passage à une retraitée, qui s’inquiétait de sa pension, d’arrêter de « se plaindre ». Les habitants se sont sentis « pris de haut », témoigne Claude Roethlisberger. « Le Général était quelqu’un qui vous traitait avec tous les égards possibles, rappelle de son côté Jean-François Burkhardt. Nous étions des enfants mais il nous parlait comme à des adultes ».
En un demi-siècle, les douze porteurs se sont retrouvés au complet à deux reprises. La première fois en 1995, à l’initiative du grand reporter et écrivain Michel Tauriac, pour les vingt-cinq ans de la mort du Général. Ils étaient tous là, un « tour de force », juge Yves Consigny. Une photo a été prise dans le cimetière de Colombey. En costume sombre, les porteurs, dans la force de l’âge, se tiennent debout en arc de cercle autour de la tombe du Général. Yves porte des lunettes noires et une gerbe de fleurs, qu’il s’apprête à déposer.
Ils se sont revus une deuxième fois il y a dix ans, à l’initiative d’un autre journaliste, Jean-Paul Ollivier, auteur de plusieurs livres sur le Général, dont De Gaulle, douze garçons d’honneur (Editions du Rocher, 2010). Les anciens porteurs, dont les cheveux avaient blanchi, ont déjeuné à La Table du Général, l’annexe du restaurant étoilé des Natali, avant de faire un tour du parc de la Boisserie, en discutant de leurs vies. Cette fois, l’un d’eux manquait, le fils du menuisier. La mort subite en 2006 de Gérard Merger a peiné ses camarades, et le village tout entier, où il était aimé pour sa « simplicité » et son engagement dans la brigade des sapeurs pompiers. « Gérard a eu une vie dure », résume Yves, avec pudeur.
A chaque fois, ils se sont étonnés de n’avoir pas su garder contact. Jean-François regrette qu’ils n’aient jamais pensé à créer une association. « Quand on se retourne, qu’est-ce qu’une vie, finalement ?, interroge-t-il. C’est un peu gris, on s’emmerde plus qu’autre chose. Nous, à 20 ans, on a vécu quelque chose d’extraordinaire mais nous n’avons pas été capables de le cultiver, ni même de se voir plus souvent, tout simplement. »
Jean-François, dont la mémoire commence à « flancher », peut difficilement parler de cette époque sans pleurer. Mais en échangeant avec ses vieux amis, il a compris qu’ils n’avaient pas tous gardé le même souvenir de cette journée historique. « Moi, je vis et parle avec mon cœur, confesse-t-il. C’est autant une faiblesse qu’une force. Mais pour certains, c’était un jour comme un autre. »
Les porteurs ne sont plus que neuf, à présent. Depuis leurs dernières retrouvailles, il y a dix ans, Christian Mairot et Jean-Luc Vergeot, qui avait repris la boulangerie de son père, sont décédés aussi. Le plus jeune des porteurs. Et le plus âgé. « Les années ont passé trop vite, murmure Jean-Pierre. Aux jeunes avec qui je travaille, je dis : “Profitez de la vie”. Les anciens nous le disaient déjà mais nous ne les écoutions pas. Il faut croire qu’ils avaient raison ! »
Dans sa maison de Colombey, au bord de la nationale 19, Claude Roethlisberger reste hanté par cette journée. Quand l’INA a mis en ligne la retransmission des obsèques du Général, il a commencé à regarder les images, en couleur, du 12 novembre 1970. La lente progression du blindé sur le chemin de la Boisserie, tapissé de feuilles dorées. La foule, le silence, le vent. Et puis, eux, les douze enfants de Colombey, graves et appliqués, marchant au pas, au rythme du glas. Claude a pleuré et s’est levé, il n’a pas pu continuer. « C’est toute l’émotion de cette journée qui remontait, raconte-t-il. Cinquante ans après, je n’ai rien oublié. »