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Tribune de Najat Vallaud-Belkacem (ancienne ministre de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche), publiée le 2 novembre dans Le Monde
On le sait, le temps de l’école est long. Les réformes produisent leurs effets dans une durée guère compatible avec le rythme de la vie politique. Encore moins avec l’accélération foudroyante du temps de l’histoire, lorsque la tragédie frappe cette institution républicaine qui, selon les mots de Jean Zay (1904-1944), devrait pourtant rester « l’asile inviolable où les querelles des hommes ne pénètrent pas ». J’ai été ministre de l’éducation nationale alors que le terrorisme frappait notre pays. J’ai dû agir en temps d’intense émotion. J’en retiens quelques leçons indélébiles.
Si l’école de la République est l’ennemie du terrorisme, c’est parce que, par définition, elle est l’anti-obscurantisme. Si elle est attaquée, c’est parce qu’elle est un rempart, et non pas une faiblesse. C’est bien parce qu’il portait la mission que la République lui a confiée que Samuel Paty a été assassiné : émanciper par la culture et l’esprit critique, cultiver la curiosité, l’ouverture, la tolérance, accepter la différence et la liberté d’expression.
Il le faisait dans le cadre de l’enseignement moral et civique, cette pédagogie qui transmet la morale républicaine de la laïcité donne à comprendre la complexité du monde, explicite les médias et le sens de l’information pour lutter contre les ravages de la désinformation et du complotisme.
Oui, en dépit des ruptures, des discontinuités et des contradictions dans les politiques publiques d’éducation, notre école républicaine fait front. Les enseignants n’ont jamais abdiqué, malgré les années de déshérence au début des années 2000, quand les suppressions de postes se chiffraient en dizaines de milliers en plein boom démographique, quand la formation des enseignants était supprimée, quand le rapport Obin [sur les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires] restait lettre morte. Jamais l’école n’a cessé de mener le combat républicain et laïque : il ne faut pas cesser de rendre hommage à tous les enseignants qui emportent chaque jour ces milliers de petites victoires, dont on ne parle jamais, et qui sont le ciment de notre société.
Transmission des valeurs
C’est donc vers cette école que, au lendemain des attentats de janvier 2015, la nation s’est tournée. Et dans un élan républicain sans précédent, avec toute la communauté éducative, nous l’avons profondément renforcée dans son rôle de transmission des valeurs.
Replongez-vous dans les faits, ils ne sont pas si anciens, la fermeté et la reconquête républicaine sont là : instauration de remontées systématiques d’information sur les attaques contre la laïcité, détection des suspicions de radicalisation, signalement aux autorités judiciaires.
L’accompagnement des personnels est là : développement des formations pour les enseignants, des supports pédagogiques, des référents laïcité sur le terrain… L’ouverture de l’école aux milliers de professionnels désireux de venir l’aider à parler aux élèves des valeurs de la République est là, avec la réserve citoyenne de l’éducation nationale.
L’explicitation des règles de la laïcité est là avec la diffusion dans tous les établissements de livrets « laïcité », avec l’instauration d’une journée nationale consacrée à cette valeur le 9 décembre et la demande faite aux parents d’élèves de signer la charte de la laïcité en début d’année scolaire. La prévention de la radicalisation est là, avec le renforcement drastique du contrôle des établissements hors contrat et de l’instruction à domicile ou une coopération inédite avec les cellules de suivi du ministère de l’intérieur…
Responsabilités respectives
Si je rappelle tout cela, c’est que rien ne paraît plus vain que de faire comme si nous étions au temps zéro de la laïcité à l’école : nous sommes toutes et tous les héritiers d’un long combat, avec ses défaites et ses victoires. Nous-mêmes, d’ailleurs, ne partions pas de zéro et avions conscience qu’il restait beaucoup à faire. Sachons regarder cet héritage avec lucidité plutôt que de prétendre en permanence réinventer la poudre. Sachons reconnaître nos responsabilités respectives plutôt que de nous lancer des anathèmes à la figure.
Que ceux qui, à droite ou à l’extrême droite, pour des raisons tactiques, s’opposaient en 2016 au renforcement des contrôles sur les écoles hors contrat ou à la transformation des enseignements de langue et de culture d’origine (ELCO) en enseignements de langues étrangères normaux, intégrés comme les autres langues et pareillement contrôlés dans les établissements, reconnaissent qu’ils ont fait perdre un temps précieux à notre pays. Que leur soudaine conversion à ces mêmes réformes, parce que portées par un autre gouvernement, n’y change rien.
Que ceux qui continuent à prétendre, comme je l’ai si souvent entendu lorsque j’étais ministre, que la mixité sociale n’est qu’un sujet annexe de l’école sur lequel nous devrions cesser de nous focaliser – et c’est d’ailleurs exactement ce qui se passe depuis trois ans – nous épargnent leurs lamentations en découvrant les méfaits de cette homogénéité sociale dans des établissements où on ne croit tout simplement plus aux valeurs de la République.
« Profs bashing »
Enfin que ceux qui se sont précipités depuis ce tragique 16 octobre pour scruter une nouvelle fois les failles de l’école se rendent compte que ce n’est pas l’école qui a failli, mais bien ce qui l’entoure : parents, vous avez des droits mais aussi des devoirs, dont celui de respecter absolument le primat de l’institution sur le contenu pédagogique.
Observateurs qui contribuez chaque jour avec tant de légèreté au « profs bashing », vous avez une responsabilité éminente dans la décrédibilisation de la parole des enseignants, aux yeux des élèves comme de leurs parents.
Polémistes professionnels des plateaux TV qui ne mesurez jamais vos outrances, sachez que chacune d’entre elles vient se planter comme une épine supplémentaire dans le pied des professeurs en charge ensuite de faire le récit d’une République qui fonctionne.
De grâce, à tous ces égards et plus encore : cessons de faire de l’école un champ de bataille. Assurons-y la continuité de l’action publique, déployons ce qui a fonctionné, améliorons ce qui mérite de l’être, innovons en toute honnêteté, à l’écoute de nos enseignants, moins obsédés par les effets de communication que par l’impact sur la vie de nos établissements. Sans esprit de tactique, sans mensonge, sans exagération. Bref, soyons dignes de la mémoire de Samuel Paty.