Tribune
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Publié le 7 Novembre 2014

Éric Zemmour et Vichy, pour une analyse politique

Par Richard Prasquier, Ancien Président du CRIF, Président du Keren Hayessod France, Vice-Président de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, publié dans le Huffington Post le 7 novembre 2014

Je n'ai pas lu l'ensemble du livre de Zemmour et je ne tiens pas à polémiquer sur sa conception du monde, et en particulier sur l'analyse de ces « quarante années qui ont défait la France » que d'aucuns avaient déjà il y a quelques années qualifiées de "trente piteuses », pour les opposer aux fameuses « trente glorieuses ». 

Mais il est évident que les pages sur Vichy y sont intellectuellement reliées et c'est pourquoi, je voudrais rechercher quels sont les objectifs d’Éric Zemmour quand il s'aventure sur ce terrain, où il n'a aucune légitimité d'expert.

La nostalgie d'un âge d'or s'est toujours bien portée. Je constate que Robert Aron, que Zemmour cite avec admiration (puisque Paxton est l'anti-Aron) avait écrit déjà en 1931 un livre sur la "décadence française" et un autre sur le « cancer américain »: hasard ou non, ces deux thèmes sont chers à Zemmour.

Pour Zemmour, la France a été grande à l'époque du Général de Gaulle, un peu encore à l'époque de Pompidou, l'homme « ni résistant, ni collaborateur », qui graciait Touvier, pour apaiser les rancoeurs tirées de « cette époque où les Français ne s'aimaient pas » (triste euphémisation de la période de Vichy) et ne l'a plus été du tout avec les successeurs, ceux qui ont laissé la France se dégrader dans l'Europe, l'OTAN et la « diversité », autre nom pour le communautarisme.

La clé du chapitre sur Vichy est la remarque du Général à François Mauriac, citée à partir des mémoires de Claude Mauriac: il y avait non pas une, mais deux résistances, la résistance nationale et la résistance politicienne; cette dernière, idéologique, antifasciste, antinazie, ne vaut pas.

Zemmour va encore plus loin. Vichy n'est pas totalement condamnable parce que Vichy a cherché à préserver la souveraineté de la France.

Autrement dit c'est la volonté de résister à l'ennemi, de ne pas accepter la défaite qui est le vrai, le seul, probablement, critère de légitimité. Zemmour écrit même qu'il y avait un combat entre ces deux résistances et que Paxton et Klarsfeld ont ultérieurement repris, et gagné, pour notre malheur, le combat des « politiciens », aux dépens des résistants nationaux.

Certes des hommes comme Marc Bloch et d'autres Juifs ont pris soin d'insérer leur résistance dans le cadre de la résistance nationale, mais c'est aussi parce qu'ils avaient « une certaine idée de la France » et que cette idée était incompatible avec l'idéologie de Vichy.

1° Les conséquences de ce « tout national » sont claires : lutter contre les nazis parce qu'on repousse leur idéologie au nom de valeurs morales universelles ou tout simplement humanistes, est un détournement du vrai combat: les lecteurs du Témoignage Chrétien, les habitants du Chambon ou les disciples de Mgr Saliège apprécieront, les organisations et les hommes qui se sont démenés pour sauver des êtres humains (Juifs en général) des griffes des nazis ont perdu leur temps et appartiennent aux bas côtés, sinon aux poubelles de l'histoire. Le « détail » n'est pas loin...

2° Que ce sentiment national ait existé à Vichy n'est guère discutable, mais ce qui l'est beaucoup plus est que Zemmour en fait une cause majeure de la haine des politiciens contre Vichy. Il écrit que l'une des critiques essentielles de Paxton contre Vichy est que Vichy (Pétain, Laval, Vallat, Bousquet...) a essayé de sauver des bribes de souveraineté. Avec la phrase suivante, inouïe, attribuée (sans précision) au Général de Gaulle: « ils contestent Pétain parce qu'il a essayé de rétablir l'État ».

De quoi conforter l'antique idée d'une connivence entre De Gaulle et Pétain, ou tout au moins d'un socle commun de valeurs plus importantes que tout le reste, au nom du sens de l'État: ils étaient tous deux des souverainistes, des patriotes. En réunissant, ne serait-ce qu'en filigrane, les deux hommes on revient à l'appellation éculée et transparente du glaive et du bouclier, du double jeu de Vichy,que Robert Aron pouvait éventuellement tenir à son époque, mais que la disposition des archives a totalement controuvée. Zemmour fédère ainsi, sous le principe de souveraineté, les deux droites que l'histoire avait disjointes, la gaulliste et la pétainiste. Certains vieux caciques de l'extrême droite vont éructer à l'idée d'accepter le Général dans leur Panthéon, mais un Florian Philippot qui s'est rendu à Colombey les Deux Églises, appréciera et pourra même faire la fine bouche à cette réhabilitation de Vichy; ce qui compte pour lui est d'amarrer de Gaulle à la stratégie du Front national.

3° Cerise sur le gâteau, Vichy aurait fait son possible pour sauver les Juifs français. 90% d'entre eux n'ont pas été déportés. Ils purent même, grâce suprême, s'occuper « l'esprit libre » du "sauvetage de leurs coreligionnaires étrangers", comme si c'était aux Juifs seuls, pardon aux israélites français,que revenait la tâche de sauver les Juifs étrangers, ce qui suggère que les Français non-juifs avaient d'autres choses à faire alors que de s'occuper de ces broutilles... À aucun moment dans ces pages sur Vichy, Zemmour si soigneux de la complexité de l'histoire, ne mentionne que pour leur plus grande part, les enfants juifs déportés comme « étrangers » (tous assassinés), étaient nés en France et étaient de nationalité française. Voilà au moins un groupe où Vichy pour sa honte éternelle a précédé les demandes nazies...

J'ai préfacé le livre de Alain Michel et j'ai écrit alors mes réserves sur certaines de ses conclusions. Il est connu, mais peut-être pas assez analysé que Vichy a rechigné à rafler les Juifs français; comme l'ont fait d'ailleurs avec leurs nationaux d'autres pays d'Europe où un gouvernement subsistait. Mais cela ne permet pas d'affirmer que Laval, a « sauvé » les « vieux israélites français » (p.91). Car beaucoup de facteurs sont intervenus dans le fait que les statistiques de déportation soient un peu moins lourdes que dans d'autres pays occupés ( la comparaison est toujours faite avec la Belgique et les Pays-Bas, plutôt qu'avec l'Italie et le Danemark): superficie du pays, habitat rural sans tradition antisémite, pays neutres aux frontières accessibles, ancienneté (surtout pour les Juifs français) de contacts sociaux et amicaux sur lesquels s'appuyer, modification de l'opinion publique après les rafles de l'été 42... Et puis il y a ceux, Justes au sens de Yad Vashem ou non, qui ont aidé, ont caché, ont fermé les yeux, ont donné le bon conseil ou le bon document: ils représentent la France des braves gens, parfois la France des héros, et ils sont présents dans presque toutes les histoires de sauvetage. Le poids respectif de ces facteurs est difficile à établir. Je pense que la politique de Vichy fut presque toujours un élément aggravant envers les Juifs ; ponctuellement elle a pu retarder - et de ce fait éviter- l'issue fatale à quelques-uns..

Quand bien même, Vichy aurait-il été, pendant quelque temps (car la Milice, elle, ne faisait pas de distinction...), moins acharné à se débarrasser physiquement des israélites français que des Juifs étrangers, est-ce une raison de dédouaner le régime? Le déshonneur ne disparaît pas. Même Mengele à Auschwitz a sauvé quelques jumeaux de la chambre à gaz parce qu'il s'y intéressait scientifiquement. Faudrait-il le lui imputer à décharge?

Faut-il oublier le statut des Juifs, le recensement, l'aryanisation des biens, l'élimination professionnelle, qui touchaient les uns et les autres et transformaient les Juifs, tous les Juifs, en parias fragilisés ? Faut-il oublier les conditions catastrophiques dans les camps d'internement, dans les trains? Quant à la destination de tous ces trains, j'ai récemment tenu une conférence sur le cardinal Lustiger: sa mère, juive française depuis au moins trente ans, fut arrêtée par la police française et internée à Drancy en septembre 1942. Avant le voyage à Auschwitz, elle a pu écrire à sa famille: « il s'agit ici d'une maladie mortelle, gardez-vous-en... ». Comment croire alors que les dirigeants de Vichy ne savaient pas? Combien ont-ils démissionné pour ne pas assumer cette honte? Aucun.

4° Une autre accusation de Zemmour contre Paxton (p.93) est proprement stupéfiante et ne se comprend que dans son combat, certains disent ses obsessions, contre le communautarisme. Des Juifs étaient venus en France en grand nombre avant la guerre, et la France qui conservait, de la troisième République à Vichy, ses traditions assimilationnismes, aurait cherché à s'en débarrasser, parce qu'ils avaient débordé ses possibilités d'absorption. Cela est indiscutable, au moins pour la France de Vichy. Mais la suite est plus étonnante.

Suivant Paxton lu par Zemmour, si le pays avait mieux accepté le pluralisme culturel, il aurait mieux protégé ses Juifs étrangers. Vichy par son comportement aurait ainsi « déshonoré l'assimilation », ce serait la preuve du danger de l'assimilationnisme...

Zemmour tire de cette hypothèse attribuée à Paxton une conclusion véritablement conspirationniste: c'est parce qu'il est américain que Paxton serait hostile à l'assimilation à la française. Il a servi par les thèses de son livre, de cheval de Troie à la politique des États-Unis visant à soumettre la France à « l'empire américain » , la "noyer dans l'Europe", en lui faisant miroiter les avantages du communautarisme, ce grand responsable de nos maux actuels. Et la date de la parution française n'est pas indifférente: 1973, c'est le début du plongeon français.

Éric Zemmour considère-t-il que le Conseiller d'État Jacques Heilbronner, ami personnel (il le croyait) de Philippe Pétain, ou le coiffeur Victor Faynsilber, étranger, mais engagé volontaire, médaillé, amputé, raflé par la police française, qui furent envoyés à Drancy sans que Vichy ne bouge le petit doigt puis gazés à Auschwitz étaient des erreurs, de négligeables dommages collatéraux d'un assimilationnisme correct dans son principe et poursuivi par Vichy, impasse faite du statut des Juifs et du reste?... Lire la suite.