Tribune
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Publié le 2 Avril 2014

Front national : ascension concrète et identités illusoires

Tribune de Jean-Claude Kaufmann, sociologue, publiée dans Libération le 26 mars 2014

Le score du Front national aux municipales n’est pas une surprise, et la nouvelle époque dans laquelle nous entrons est celle de tous les dangers. Parce que le désespoir sans issue est immense. Parce que la crise économique et sociale s’approfondit malgré ce qu’on veut nous faire croire en affichant les résultats mirobolants de la Bourse (seuls les très riches continuent à s’enrichir).

Parce que notre société est devenue incroyablement complexe à gérer et réclame des cohortes d’experts à lunettes pour résoudre le moindre problème. Parce que la vie elle-même va toujours plus vite, s’étend aux rivages sans fin d’Internet et exige que l’on devienne une sorte d’intellectuel savant opérant les justes choix dans tous les domaines (pour s’alimenter sans risque, bien élever son enfant et voter intelligemment bien sûr). 

Trop, c’est trop ! Trop de rapidité, trop de complexité, alliées à la souffrance, au désarroi et à la perte d’estime de soi pour les plus fragiles. Pour ceux qui se sentent abandonnés sur le bord de la route, ringardisés et ne comprennent plus cette société trop sophistiquée des élites et des branchés en tous genres les regardant de haut. Et même si les élites ne les regardent pas de haut, eux pensent que c’est bien le cas, qu’ils sont méprisés. Le mépris, telle est la question !

Il existe aujourd’hui dans la France profonde des villes et des campagnes un désir gigantesque de respect, de reconstitution d’une fierté perdue. Un désir qui se fonde sur la nostalgie de valeurs qui donnaient autrefois un socle moral à l’existence : le travail, l’honneur, la discipline. Une sorte de trésor caché, donnant secrètement un repère, mais qui ne parvenait pas à s’exprimer jusqu’à ce que le FN parvienne à se présenter comme un parti légitime, ayant presque pour seul programme le simple bon sens. Alors la parole s’est libérée, et tout un peuple modeste est prudemment sorti de l’ombre et s’est rassuré en comprenant qu’il s’inscrivait dans un mouvement massif.

Hélas, ce qui aurait pu être une belle histoire n’est rien d’autre qu’un drame. Car derrière la bonhomie apparente de nombreux candidats du FN se cache un projet politique qui nous mène bel et bien à l’abîme. D’abord et surtout, c’est ma conviction, à cause du nouveau mode de fabrication des identités dans la société contemporaine. Les identités sont en effet de moins en moins héritées, mais à définir désormais par l’individu lui-même, dans un travail permanent et très difficile d’arbitrage entre des possibilités en nombre croissant. Ce qui explique que les identifications soient devenues extraordinairement volatiles et changeantes, construites dans le mouvement des passions. Et d’autant plus explosives que les repères de l’existence deviennent flottants, et que montent la souffrance sociale et le déficit d’estime de soi, aggravés par la crise. Une tendance très forte et très inquiétante est donc la constitution de croyances collectives, religieuses ou profanes qui, en donnant des réponses simplifiées et totalisantes à l’individu, le restructurent psychologiquement, mais au prix de l’abandon de sa liberté. Tel est le mécanisme des sectes, qui se répandent actuellement dans des configurations diverses, tel est le mécanisme des communautarismes, qui n’en est qu’une variante. Toute une série de groupes est en train actuellement de s’enfermer dans un entre soi, avec une forte propension à désigner d’autres groupes comme boucs émissaires. Les dangers de cet engrenage sont considérables… Lire la suite.