Tribune
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Publié le 1 Février 2013

L’axe Iran-Argentine

 

Alors que l’Argentine opère un rapprochement vers le régime de Téhéran, les chances de juger un jour les responsables de l’attentat de 1994, contre le centre communautaire juif de Buenos Aires, s’amenuisent.

 

18 années ont passé et nul n’a encore été jugé pour les attentats meurtriers du 18 juillet 1994 contre la communauté juive d’Argentine, l’Asociación Mutual Israelita Argentina (AMIA), à Buenos Aires.

 

Selon les autorités argentines elles-mêmes, l’attentat, qui a coûté la vie à 85 personnes, aurait été commandité par Téhéran et perpétré par un terroriste du Hezbollah.

 

Au terme d’une enquête calamiteuse, que finira par désavouer la magistrature argentine, le pays s’est révélé incapable d’appréhender les organisateurs de ce massacre, qui reste la plus importante agression contre des cibles juives en dehors d’Israël depuis la Shoah.

 

En 1992 déjà, Buenos Aires avait subi un autre attentat, contre l’ambassade d’Israël cette fois, qui avait fait 29 victimes civiles. Là aussi, le Hezbollah et l’Iran, son protecteur, étaient impliqués.

Un déconcertant dialogue entre l’Argentine et le gouvernement iranien a débuté en janvier 2011. Un rapprochement secret qui suivait de longues années d’hostilité ouverte.

 

Aujourd’hui, huit hauts responsables du régime iranien font toujours l’objet d’un mandat d’arrêt international émis par l’Argentine dans le cadre de l’attentat de l’AMIA. Cinq d’entre eux figurent sur la liste des « notices rouges » (avis de recherche) d’Interpol, qui exigent une arrestation immédiate en vue de l’extradition. Et six noms ont été publiés en 2006 : Ahmad Vahidi, actuel ministre iranien de la Défense ; Mohsen Rabbani, ancien attaché culturel de l’ambassade d’Iran à Buenos Aires ; Hadi Soleimanpour, ambassadeur en Argentine en 1994 et aujourd’hui vice-ministre des Affaires étrangères chargé de l’Afrique ; Ali Akbar Velayati, ex-ministre des Affaires étrangères et actuel conseiller en relations internationales de l’ayatollah Ali Khamenei ; l’exprésident Akbar Hashemi Rafsanjani et enfin, Mohsen Rezai, ancien commandant de la Garde Révolutionnaire. Velayati et Rezai sont tous deux candidats à la succession de Mahmoud Ahmadinedjad à la présidence de l’Iran.

 

En 1999, le gouvernement argentin avait en outre émis un mandat d’arrêt contre le superterroriste du Hezbollah, Imad Moughniyah, qui serait lié aux 2 attentats. Mais ce dernier a trouvé la mort en 2008, à Damas, dans un attentat à la voiture piégée.

 

Les nouveaux amis de Buenos Aires

 

Désormais, le ministre argentin des Affaires étrangères Héctor Timerman (premier Juif de l’Histoire à occuper ce poste) semble avoir choisi de tourner la page. Dès le 24 janvier 2011, dans la ville syrienne d’Alep, il rencontrait en secret son homologue syrien Wallid Mouallem, ainsi que le président Bashar el-Assad.

 

Ces liens entre la Syrie et l’Argentine n’étaient pas nouveaux, puisqu’en juillet 2010, la présidente argentine Christina Kirchner avait déjà reçu Assad à Buenos Aires.

 

Le voyage en Syrie de Timerman n’a jamais été officiellement reconnu par Buenos Aires. Fin mars 2011, Timerman se rend en Israël où, lors d’une conférence de presse commune avec lui, le ministre israélien des Affaires étrangères Avigdor Liberman affirme que ce sujet « a été tiré au clair ». Quelques mois plus tard, en juillet, l’Iran annonce l’ouverture d’un canal de communication avec l’Argentine.

 

Dans les faits, l’Argentine avait bel et bien engagé des négociations avec l’Iran. Le 23 janvier, veille de la rencontre à Alep, le ministre syrien des Affaires étrangères avait reçu l’un après l’autre ses homologues argentin et iranien. Le lendemain, Timerman quittait Damas pour Alep, où le rencontraient Assad et Mouallem. Et le même jour, Ali Akbar Salehi, ministre iranien des Affaires étrangères, se trouvait lui aussi à Alep.

 

Pourquoi un ministre argentin accompagnant son président dans une tournée aux Émirats Arabes Unis, au Koweït et en Turquie quitterait-il soudain la mission officielle pour gagner une ville syrienne très éloignée de la capitale, le même jour que le ministre iranien des Affaires étrangères ? Le réchauffement des relations entre Damas et Buenos Aires date de janvier 2010, lorsque Kirchner reçoit le ministre syrien de l’Information Mohsen Bilal dans le palais présidentiel. Six mois plus tard, Kirchner réserve un accueil chaleureux à Assad à Buenos Aires et en gage de cette amitié retrouvée, demande qu’Israël restitue le plateau du Golan à la Syrie, réaffirme « le droit du peuple palestinien à former un État sur son territoire et le droit d’Israël à vivre dans des frontières internationalement reconnues. » C’est la première visite d’un dirigeant syrien en Argentine.

 

La compassion de l’Iran

 

Mais si les rencontres de janvier 2011 entre Syriens, Iraniens et Argentins ont été le point de départ du dialogue actuel entre Buenos Aires et Téhéran, le désir d’une cordialité maximale envers la Syrie avait déjà été manifesté par le mari défunt de Kirchner, Néstor Kirchner, lorsqu’il dirigeait le pays.

 

Cela se passait en 2006, pendant la seconde guerre du Liban, où Israël combattait le Hezbollah. Le représentant de la communauté arabe d’Argentine, Roberto Ahuad, avait alors accusé l’État d’Israël de pratiquer « le terrorisme d’État, de la même façon que la dictature l’avait fait en Argentine. » En 2007, le parti argentin au pouvoir (le Front de la Victoire) proposait Ahuad comme candidat au Congrès national.

 

En 2009, le sénat confirmait sa nomination au poste d’ambassadeur d’Argentine à Damas.

 

En juillet 2011, l’Iran se déclare alors prêt pour « un dialogue constructif et une coopération avec le gouvernement argentin en vue de faire toute la lumière possible sur les attentats de 1994 ». Jamais il n’a accepté de remettre les individus incriminés à la justice argentine.

 

« La République d’Iran », ajoute-t-il, « comptant elle-même parmi les grandes victimes du terrorisme, condamne toute action terroriste, y compris l’attentat de l’AMIA en 1994, et exprime toute sa compassion aux familles des victimes ».

 

Mais la communication ne s’arrête pas là : « Le ministère dénonce par ailleurs le fait que la recherche de la vérité sur cet acte criminel soit devenue un prétexte à une série de complots et de jeux politiques. Les responsables argentins de l’époque, dont les activités illégales avaient été découvertes et qui s’étaient vus condamnés par les tribunaux, ont sciemment entravé l’enquête judiciaire et se sont arrangés pour que les vrais coupables puissent prendre la fuite, tout en pointant un doigt accusateur sur un certain nombre de ressortissants de la République islamique d’Iran. » Aussitôt, le 17 juillet, le ministère argentin des Affaires étrangères saluait « les progrès sans précédents et très positifs réalisés par les autorités de la République islamique d’Iran dans l’affaire de l’AMIA ».

 

La mise en garde d’Israël

 

Réagissant le jour même aux propos iraniens, l’ambassadeur d’Israël à Buenos Aires, Daniel Gazit, se montre plus circonspect. « Cela ne signifie rien », déclare-t-il. « Si les Iraniens souhaitent coopérer, ils doivent avant tout livrer les inculpés que réclame la justice argentine. Il y a des gens qui avaient joué un rôle dans l’attentat de l’AMIA et qui, par la suite, ont reçu des honneurs en Iran, au Liban et de la part du groupe terroriste Hezbollah. » Le 28 octobre dernier, le premier tour des pourparlers entre l’Iran et l’Argentine qui se déroulait à Genève s’est soldé par un échec. L’idée était de « se mettre d’accord sur des mécanismes consensuels pour permettre que les auteurs de l’attentat de 1994 soient jugés ». Tandis que Timerman qualifiait ces premiers contacts de « positifs », Ramin Mehmanparast, porte-parole du ministère iranien des Affaires étrangères, annonçait : « Le gouvernement de Téhéran condamne et rejette les accusations de terrorisme lancées contre certains de ses citoyens ».

 

Côté économique, les exportations de l’Argentine vers l’Iran sont passées de 84 à 371 millions de dollars en 2008, puis à 1 455 en 2010 et à 1 189 en 2011. Les échanges entre les deux nations ont atteint le chiffre de 1 085 millions de dollars en 2011 et se sont encore accrus en 2012.

 

Selon La Nación de Buenos Aires, grand quotidien argentin, l’Argentine commerce de plus en plus avec des régimes dictatoriaux ou autoritaires ces dernières années : une part des exportations qui s’élève aujourd’hui à 24 %, dont une grande partie vers l’Iran, alors que l’État néglige des marchés qui se révéleraient pourtant plus compétitifs.

 

Le 30 octobre dernier, Israël a mis en garde l’Argentine : Jérusalem n’approuvera pas un accord Argentine-Iran qui n’inclue pas l’extradition des 8 suspects et le versement de dommages et intérêts aux familles des victimes. C’est d’ailleurs la position d’Alberto Nisman, le procureur argentin dans l’affaire de l’AMIA, pour lequel il ne fait aucun doute que l’Iran et le Hezbollah sont les coupables.

 

« Aucune preuve tangible »

 

En octobre dernier, Itzhak Shoham et Reuven Azar, chargés de l’Amérique latine au ministère israélien des Affaires étrangères, se sont rendus à Buenos Aires, mais n’ont pas été reçus par Timerman, a révélé le quotidien Haaretz. Selon cette même source, Israël aurait prévenu l’Argentine que l’Iran pourrait bien utiliser le rapprochement des deux États pour mener l’enquête dans une impasse.

 

En septembre, Timerman avait rencontré le ministre israélien des Affaires étrangères Liberman à New York et lui avait affirmé que son pays ne se laisserait pas abuser par les Iraniens et qu’il continuerait à réclamer l’extradition des suspects.

 

Le 31 octobre toutefois, d’après la chaîne d’État iranienne Press TV, le ministère des Affaires étrangères iranien déclarait que c’était sous une pression intense des États-Unis et d’Israël que l’Argentine avait accusé l’Iran de l’attentat. « Les procureurs argentins », affirmait-il, « n’ont aucune preuve tangible. Ils se sont fondés sur des déclarations fausses et contradictoires de dissidents iraniens qui cherchaient l’asile politique en Occident pour proférer leurs accusations contre la République islamique. » Un nouveau round de pourparlers est prévu dans les prochaines semaines. D’ici là, il n’existe qu’une seule façon relativement cohérente pour le fantasque gouvernement de Kirchner d’émerger de ce fiasco avec, au moins, une partie de sa réputation intacte : abandonner le « dialogue ». Téhéran ne négociera rien, surtout en présence d’un gouvernement comme celui de l’Argentine, qu’il ne craint pas et qu’il respecte encore moins.