Tribune
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Publié le 4 Mars 2013

"La réussite sociale, voilà le souci majeur des musulmans"

 

Propos recueillis par Catherine Golliau

 

Tareq Oubrou, imam et recteur de la mosquée de Bordeaux, donne sa vision de l'islam et décrit ce qu'est être musulman en France. Entretien.

 

C'est un imam courageux, un théologien musulman au franc-parler qui n'hésite pas à débattre avec les chrétiens et les juifs. D'origine marocaine, Tareq Oubrou est le recteur de la mosquée de Bordeaux depuis 1991, après avoir été imam à Pau, Nantes et Limoges. Il est l'auteur de Profession imam (Albin Michel 2009) et de Un imam en colère Bayard, 2012).

 

Le Point : Qu'est-ce qu'un imam ?

 

Tareq Oubrou : Étymologiquement, celui qui est "devant". C'est une fonction religieuse qui signifie, entre autres, celui qui dirige la prière et assure le sermon du vendredi. Il peut être un simple musulman comme un grand savant. Chez les chiites, il est censé appartenir à la famille du Prophète et être porteur de l'inspiration divine, d'où son infaillibilité. Chez les sunnites, il est désigné théoriquement pour ses compétences par les fidèles.

 

Vous êtes un fils de bourgeois marocain qui a connu en France l'islam des caves. Pourquoi ?

 

Parce que j'ai découvert la foi. C'est vrai que je viens d'une famille de la classe moyenne, des enseignants plutôt laïques. Mais j'ai été profondément bouleversé par la mystique musulmane. J'ai découvert l'amour dans l'islam et j'ai décidé de lui consacrer ma vie. Je suis donc venu en France en 1979 pour faire des études scientifiques, puis le destin m'a conduit malgré moi à devenir imam. Et comme l'imam n'est pas ou peu pris en charge par les communautés de musulmans, j'ai connu la faim et le froid pendant des années. Cela forme un homme...

 

Vous êtes soufi ?

 

Je me suis rendu compte que ma conception de l'islam rejoignait celle du soufisme, qui est la découverte de Dieu de l'intérieur. L'islam est à la fois une loi qui fixe la pratique rituelle, la charia, et une voie, la mystique. La plus grande partie du Coran n'est pas réservée à la loi, mais à la foi. Elle est éclairée par le dogme qui répond essentiellement à la question du "pourquoi". Mais il n'est qu'un point de commencement, pas d'arrivée.

 

Ce qui disqualifie tout littéralisme ?

 

Le Coran est un langage divin exprimé dans le langage des hommes. Il révèle et voile en même temps, d'où la nécessité des commentaires et de sa mise en contexte. Une bonne partie des enseignements du Prophète ne sont pas à proprement parler de la révélation divine. Quand il précise que celui qui cultive une terre morte en est désormais propriétaire, il ne révèle rien de divin, c'est une position politique à visée économique. Si une prescription est dans le Coran, cela ne signifie pas qu'elle s'impose au musulman abstraction faite de son contexte. Il faut dégager l'esprit de la révélation pour comprendre comment elle compose avec la réalité. Or, aujourd'hui, notre réalité, c'est la laïcité de la France républicaine.

 

Vous avez inventé le concept de "charia de minorité". Qu'est-ce que cela signifie ?

 

La charia est souvent perçue comme un ensemble de règles juridiques invariantes et dominantes. Comme si cette loi issue du Coran et de la sunna était a priori indépendante de tout système politique. Or, les musulmans vivent pour la plupart dans des sociétés sécularisées. Ce qui pose deux questions : comment respecter la charia, par exemple les cinq prières de la journée ou le mois de jeûne, dans une société où l'islam est minoritaire ? Comment l'adapter à un univers sécularisé ? Il ne s'agit pas de toucher au dogme - les cinq piliers de l'islam ne sont pas négociables - ni de liquider le savoir canonique en général, mais de le faire évoluer. Beaucoup trop d'oulémas (savants qui interprètent les textes sacrés du Coran, NDLR) vivent leur religion avec un sentiment de culpabilité, comme si l'abolition du califat par Atatürk en 1927 avait été une malédiction qui s'était abattue sur tous les musulmans. D'où cette idée d'un péché qui ne pourrait être racheté que par la réalisation de l'utopie d'un État islamique. Résultat, la pensée musulmane vit aujourd'hui avec une douleur qui l'empêche d'avancer.

 

Mais que dites-vous à une femme qui veut porter la burka ?

 

Le problème du voile intégral relève d'abord de la sécurité publique. Il existe une loi qu'il faut respecter. Donc, je conseillerai à cette femme de s'abstenir. Mais, avant, je l'interrogerai : pourquoi un tel besoin de se couvrir complètement en public ? Il n'y a aucune obligation prophétique qui l'oblige à se couvrir ainsi. D'une manière générale, à l'origine, l'islam est un retour à la tradition abrahamique, qui pour Mahomet est "tolérance et facilité". L'islam n'a jamais eu pour but d'enquiquiner le croyant. Mais nous sommes dans un monde de crispation généralisée, où beaucoup de musulmans transforment l'islam en bouclier identitaire contre la société française. Se voiler, pour certaines filles, participe de cette opposition.

 

N'est-ce pas aussi le besoin de se rassurer ?

 

Dieu est souvent considéré comme un bouton sur lequel il suffit d'appuyer pour qu'il réponde. Il y a là quelque chose qui ressemble psychanalytiquement à une forme subreptice d'utilitarisme. Contrairement à l'idée que l'on se fait souvent des musulmans, leur souci majeur, si j'en crois ceux qui fréquentent les mosquées, c'est la réussite sociale. Rares sont ceux qui ont une démarche spirituelle désintéressée et altruiste. La religiosité est souvent une pratique par défaut.

 

Cela peut être une thérapie...

 

Certes. Et d'ailleurs, je me trouve parfois devant des cas qui relèvent de l'ethnopsychiatrie : des personnes qui viennent vous dire qu'elles sont le messie... Vous m'avez demandé ce qu'était le métier d'imam ? Je pourrais vous répondre : 20 % de religion et 80 % de résolution de problèmes ; des filles paniquées parce qu'elles n'arrivent pas vierges au mariage, des répudiations, des embrouilles et beaucoup de cas de possessions. Des mères amènent à l'imam leurs filles en crise qu'elles croient possédées ; des psychiatres nous envoient aussi des patients dont ils ne savent plus quoi faire...

 

Les prêtres et les rabbins connaissent les mêmes problèmes...

 

Oui, mais eux reçoivent souvent une formation spécifique, ce qui n'est pas le cas des imams. Or, l'islam est devenu aujourd'hui le marqueur du malaise d'une société. On retrouve à la mosquée le malade mental comme le délinquant, et malheureusement ce sont parfois les mêmes.

 

L'islam est-il irrationnel ?

 

Non, pourquoi ? Il a produit de la rationalité dans le domaine de la théologie spéculative, du droit, de la philosophie, des sciences... La foi propose un ordre, une explication et donne un sens au monde. Et vous savez bien qu'il ne faut pas confondre raison, rationalité et science. Que serait un univers où la science serait dissociée de la sagesse, de l'émotion intelligente et de la poésie ? C'est l'erreur de Descartes de croire que l'homme est seulement un cogito.

 

Mais comment expliquer l'attrait chez certains intellectuels pour un islam fondamentaliste et rigide ?

 

Sont-ils vraiment intellectuels ? Le drame de l'islam en général, c'est que le processus de sécularisation a écarté les musulmans de l'héritage savant classique. Ils vivent leur Moyen Âge ; quant à leur modernité, ils l'ont laissée derrière eux avec Ghazali, Averroès, Avicenne... Chez ces classiques, on trouve un esprit d'une telle complexité que même nos intellectuels ne peuvent tous y accéder. On assiste donc à un retour sauvage aux textes sacrés, sans médiation ni explications savantes. D'où une lecture hors contexte qui nie toute évolution. Or, l'islam, par nature, est mouvement. Il contient en lui des facteurs de changement que ne doivent pas masquer les aberrations de certains de ses adeptes. Tout n'est pas noir. Cela me permet de rester optimiste sur l'évolution de mon islam.

 

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