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Mais cette vision, assez dans "l'air du temps", flatte notre pulsion de retour au confort du ventre maternel où tout est décidé pour nous. Or, c'est précisément cette tentation qui doit être combattue à tout instant. Dans le judaïsme, nous appelons ce combat "la sortie d'Égypte". En effet, si la Pâque nous donne à nous remémorer la sortie de nos ancêtres Hébreux de l'esclavage au pays d'Égypte, de façon plus moderne, cette fête nous permet aussi de penser la sortie de notre "Égypte contemporaine", celle à laquelle nous nous asservissons nous-mêmes, celle où nous laissons d'autres nous enfermer et qui nous emprisonne aussi sûrement que le pire des jougs.
Pour nous tous, et donc pas seulement pour nous juifs, sortir de notre "Égypte mentale" nous impose de nous remettre en question, nous-mêmes et tout ce qui nous semble évident, indiscutable, nous oblige à repenser notre relation aux autres et au monde, notre part de responsabilité dans le chaos que nous constatons et déplorons. Il s'agit de ne pas être sourd et indiffèrent au bruit du monde, de ne pas être complice parce qu’aveugle et muet face à l'injustice. L'indifférence, pire que la faute, est le mal absolu, qu'on l'étiquette "crime de bureau" ou "banalité du mal", elle est le terreau qui rend toutes les bassesses possibles, sur lequel absolument rien ne peut fleurir. Kafka nous glace encore avec sa phrase : "Les chaînes de l'homme torturé sont faites en papier de ministère".
L'antidote à l'indifférence, c'est l'engagement. Gager, engager veut dire aliéner, et il doit y avoir en effet une part certaine d'abandon de soi dans tout véritable engagement. S'engager, c'est surtout s'impliquer et se mettre en situation de risque pour prix d'un objectif qui dépasse sa propre personne. Ce n'est pas un hasard si l'on parle d'engagement pour les militaires, car par une simple signature au bas d'un enrôlement, ils offrent potentiellement leur vie à la France.
Dans un rapport sur les concours d’entrée de 2010 à l’École Nationale d’Administration, Michèle Pappalardo, qui en présidait le jury, traçait les qualités attendues de l'élève idéal, et en particulier, sur notre sujet, elle le souhaite ainsi : d’une belle « force d’âme », c’est à dire savoir prendre position et exprimer des avis, faire des propositions et vouloir les défendre, être capable de « s’engager » en parole, ce qu’il est assez facile à vérifier tant à l’écrit qu’à l’oral, mais aussi en acte, ce que certains cursus ou expériences professionnelles nous ont effectivement permis de mesurer.
Elle notait en effet que certains candidats "ont fait des choix, parfois très courageux, pour passer le concours : renoncer aux résultats d’un autre concours, démissionner d’une fonction…" L'engagement implique donc bien une forme de courage qui pousse à abandonner quelque chose, et à renoncer toujours, à tout le moins, au confort de la passivité et de l'inaction. C'est d'ailleurs cette peur de sortir de la masse qui est l'un des freins le plus puissant à l'engagement. Ainsi, Marc Bloch, dans "L'étrange défaite", évoque la soumission des officiers de 40 qui n'osaient pas penser autrement que leurs chefs : C’était par peur des histoires, et par ce souci de diplomatie qui, chez des hommes en mal d’avancement, devient une seconde nature [et aussi] la peur de mécontenter un puissant d’aujourd’hui ou de demain
On se gardera d'oublier ici que c'est par une Ordonnance du 9 octobre 1945 du Gouvernement provisoire de la République, présidé par l'homme de L'Armée de métier et du 18 juin, dans l'esprit du Conseil National de la Résistance, sous l'impulsion de Michel Debré et d'Emmanuel Monick, et aux antipodes du projet vichyste de l'École des Cadres d'Uriage, que fut fondée l'ENA.
Michèle Pappalardo décrit même comment les candidats à cette Grande École de la République, loin de défendre des convictions, pouvaient changer d'avis en fonction de ce qu'ils croyaient être la position majoritaire du jury.
À l’oral, peu nombreux sont les candidats qui cherchaient réellement à convaincre le jury de leur position ou même qui ont « osé » donner leur avis alors que le jury leur posait très explicitement des questions qui devaient les conduire à préciser leurs positions, tout en indiquant qu’il n’y avait pas de bonnes ou de mauvaises réponses, mais seulement la nécessité d’avoir un avis. Lorsque cet avis était donné, le jury s’efforçait de discuter avec le candidat pour comprendre ses arguments et en vérifier la solidité : cette phase a souvent permis de constater que les candidats soit ne savaient pas, soit ne voulaient pas argumenter et défendre leur position et étaient donc tout à fait prêts à en changer dès qu’un contre-argument leur était présenté. Cette absence de « courage » ou de « force d’âme » a eu un impact souvent déterminant sur la note de l’oral d’entretien.
C'est donc bien de courage et d'engagement qu'elle rêve pour nos futurs dirigeants publics, et en toute sincérité, nous pourrions en dire autant de certains rabbins ou d'autres catégories professionnelles.
Mais plus encore que la notion d'engagement, il y a dans le judaïsme un concept qui rejette radicalement l'indifférence, c'est la notion de "Hineni" qui se traduit en hébreu par « me voici ». C'est Dieu qui le premier dans la Bible dit Hinéni, car Il est toujours présent pour nous. C’est le même mot qu'utilisent les prophètes pour répondre à Dieu lorsqu'Il les interpelle. Ces femmes et ces hommes qui doivent brusquement tout abandonner, tout quitter pour répondre à un appel, disent simplement à Dieu "Hineni". Ils signifient par là qu'ils sont présents pour Dieu, présents pour porter Sa parole, présents afin d'être au service des autres.
Abraham, Jacob, Joseph, Isaïe, Samuel, David… ont tous affirmé Hineni, mais chacun à sa façon, car il y a autant de sens à cet engagement que de prophètes et de patriarches. De même aujourd'hui, il y a au cœur de la société autant de façon de s'engager au service des autres que de citoyens. Certains créent des entreprises ou militent dans des ONG, d'autres dans des partis politiques, d'autres encore dans des associations et d'autres enfin dans des milieux religieux, mais tous s'engagent. Pour leurs enfants, pour la jeunesse, pour le futur, pour donner vie à des moments de bonheur et de partage, pour espérer et rire.
Dire Hineni c’est oser faire un pas en avant, non pas pour être sous les projecteurs, mais pour être responsable des autres. Hinéni, c’est ce que dit et fait Nakhchon fils d'Aminadav lorsqu’il avance seul dans la Mer Rouge, la forçant à s'ouvrir alors que rien ne fatigue plus une étendue d'eau que de se scinder en deux. Porter en soi ce projet de vie, c'est trouver la juste réponse à la question que pose l'Éternel à Caïn: Où est ton frère? Alors que le meurtrier s'exonère de toute responsabilité par son fameux: "Suis-je le gardien de mon frère?", Hinéni est une façon d'être un frère pour l'étranger, un gardien pour le faible, un pilier pour celui qui chancèle.
Est-ce que, le moment venu, le désengagement est l'inverse de l'engagement, et la démission de Benoit XVI nous interpelle-t-elle sur ce registre d'une grande actualité ? Non, car affirmer Hinéni, c'est aussi dire dans toutes les langues et permettre dans toutes les cultures aux autres de s’investir à leur tour, de suivre notre exemple dans un véritable geste d'amour. Se désengager pour laisser les autres s'engager à leur tour, oui par conséquent, mais à condition de ne pas retomber dans l'indifférence. Cette transmission du témoin de l'engagement trouve un écho dans une vérité profonde de William Morris placée en exergue d'un livre récent et remarquable, qui fait justice du fameux différent entre Athènes et Jérusalem, que vient de publier le spécialiste d'Hannah Arendt qu'est Étienne Tassin, Le maléfice de la vie à plusieurs: "Les hommes combattent et perdent la bataille, et la chose pour laquelle ils ont lutté advient malgré leur défaite. Quand elle advient, elle se révèle être différente de ce qu'ils avaient visé et d'autres hommes doivent alors combattre pour ce qu'ils avaient visé sous un autre nom".
Dans le prolongement de cette belle idée que tous les aspirants aux plus hautes fonctions publiques peuvent méditer, ou peut-être en l'inspirant, les Maximes des Pères, le livre de la sagesse juive, affirment : "Si je ne suis pas pour moi, qui le sera? Et lorsque je ne suis que pour moi, que suis-je?" Et voilà bien le cadre parfait de notre Hinéni, qui est le respect profond de chacun dans un altruisme qui ne peut se réduire au seul sacrifice de soi.
Ainsi, lorsque Dieu scelle son alliance avec Aaron, le premier des Cohanim, ces prêtres qui nous bénissent, Il utilise ce même mot: "Hinéni noten lo ète bériti chalom", "Me voici à lui donner mon alliance de paix". S'engager, c'est donc pacifier la société en la décloisonnant et en la rendant solidaire et donc juste. S'engager, ce n'est pas s'affirmer ou se croire meilleur que les autres, c'est s'en sentir responsable.
Hineni c’est se poser, non plus en consommateur de ce que d'autres produisent, mais en bâtisseur, en créateur de lien et de sens. La synagogue parisienne qui me fait l'honneur de m'accueillir, au cœur de la maison de jeunes Moadon, a choisi comme devise ce même concept d'Hinéni pour ses colonies de vacances et pour toutes ses activités, car c'est sur l'engagement que se construit une jeunesse responsable. En effet, sans engagement, il n'y a de responsabilité que négative et passive et notre société risque de périr d'une irresponsabilité générale. Cette maison Moadon pour la jeunesse invite à s'engager comme seul moyen de repenser le lien entre les générations. Dans une administration, une entreprise, dans un lieu de culte ou ailleurs, vous pouvez regarder les autres vivre et décider, vous pouvez appliquer une décision que d'autres ont prise ou un texte que d'autres ont interprété. Ou vous pouvez, comme dans cette synagogue de Moadon, travailler pour apprendre à lire vous-même les textes sacrés, travailler encore pour les commenter, travailler toujours pour organiser des moments de partage et de réflexion. Ce qui se fait à Moadon doit se réaliser ailleurs en offrant à chacun la possibilité, là où il est, de "sortir de son Égypte" et d'oser affronter un risque pour pouvoir au moins rêver un monde meilleur. Dans les synagogues, dans tous les autres lieux de cultes, dans les entreprises et dans la société en son ensemble.
On peut me rétorquer que la religion est affaire spirituelle, intime, qu'elle pousse à se retirer du monde, à vivre en ermite à distance du bruit de la société. Mais c'est méconnaitre le judaïsme qui professe l'exact contraire. C'est bien dans le chaos du monde qu'il faut remettre de l'ordre, du sens, et pour ce faire, il importe d'y être et d'en être, pleinement confronté à la dure réalité.
Hinéni, "Me voici", oserais-je dire "ecce homo", c’est donc s’investir pour les autres, ne pas avoir peur, et peut être, tout simplement, Hinéni, c'est s'engager, c'est être un Homme, c'est "être juste" et bien plus que "juste être", pleinement exister.