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Un sentiment d’urgence habite la plupart des membres de ce C.E. En effet si en France, du moins à l’AJCF, nous avons le sentiment que notre engagement porte des fruits et que tout va aussi bien que possible dans notre fédération de groupes - n’oublions pas que souvent nous choisissons d’éviter le sujet épineux de ce conflit - ailleurs les problèmes sont nombreux. Notre domaine est la théologie et pas la politique, et la laïcité à la française nous aide à bien distinguer ces deux champs. Mais serons-nous préservés de ce qui arrive déjà chez nos voisins ?
La délégitimation de l’État d’Israël est en route, et la campagne BDS (boycott, désinvestissement et sanctions) lancée par des collectifs palestiniens fait des ravages dans l’opinion publique. Des artistes et des universitaires en provenance d’Israël subissent des outrages, alors que généralement ils militent pour la paix. L’antisionisme est monnaie courante et souvent s’avère être de l’antisémitisme recyclé sous couvert de lutte respectable contre un état dit « colonial », mais il est pratiquement impossible de débattre de cela dans une sérénité même relative. Les Églises en Allemagne, aux Pays-Bas et en Angleterre pour ne citer que celles-là s’interrogent sur l’attitude juste à adopter. Elles sont nombreuses à se tourner vers l’ICCJ pour nous demander d’agir comme médiateur et d’assurer ainsi que le dialogue judéo-chrétien ne soit pas victime de ces crispations. En plus, tout dialogue en Israël même semble être au point mort et c’est peut-être le plus grave. On assiste en Israël à une véritable rupture du dialogue entre Juifs et Chrétiens. Même si celui-ci a toujours été difficile, il restait cependant ouvert entre un petit groupe de partenaires convaincus de son absolue nécessité. À présent, de nouvelles attitudes émergent qui plombent ce qui était ténu, mais bien vivant. La raison invoquée par les Palestiniens chrétiens est que le dialogue avec des Israéliens juifs peut être perçu comme une normalisation des relations. Or tant que la situation sur le terrain perdure, ils se refusent à cette normalisation apparente. Bien entendu, il s’agit là d’un acte politique, comme d’ailleurs les appels au boycott et aux sanctions, mais n’allons-nous pas subir les retombées en France ?
L’ICCJ est une petite organisation, même si nos convictions sont fortes nous ne prétendons pas changer le monde, encore moins régler les conflits géopolitiques. La grande affaire de notre vie est le dialogue inter religieux. Nous sommes un lieu où la parole est partagée dans sa riche diversité, où la confiance existe et où des personnes très différentes, universitaires et membres des clergés, ainsi que des laïques se rencontrent au nom de leur engagement profond dans ce travail commun.
À mon retour de ce C.E., nourrie de la qualité de cet échange je me suis retrouvée confrontée à deux faits d’actualités, révélant que nous ne sommes pas à l’abri de ce qui se passe ailleurs.
La Cimade a refusé de s’associer aux commémorations du 70e anniversaire des rafles perpétrées par les nazis en invoquant la politique coloniale et guerrière de l’État d’Israël. J’ajoute que cette organisation a précisé qu’elle n’était pas antisémite. Cet amalgame a été dénoncé par le président de la Cimade Patrick Peugeot [1], mais il est assez fréquent pour que son impact sur le dialogue nous inquiète. Il y a là de quoi nous indigner à double titre : cette attitude de retrait est si violente qu’elle empêche toute parole d’échange ou de conciliation, et cette leçon de morale est intolérable.
Deuxième fait : le service de protection de la communauté juive de France a annoncé une augmentation de plus de 50% d’actes violents ces 6 derniers mois. Ces actes sont en recrudescence exponentielle depuis l’affaire Merah. Dans ces conditions on peut comprendre que la communauté juive délaisse pour l’heure les instances de dialogue.
Devant la gravité de la situation, on peut et doit se poser la question suivante : que pouvons-nous faire à l’Amitié judéo-chrétienne de France ? La réunion de l’ICCJ suggère d’agir par la parole, comme nous l’avons toujours fait, mais en essayant de trouver des interlocuteurs nouveaux. Est-ce juste ? Ou purement utopique et dérisoire ?
Nous avons travaillé dur pour qu’entre Juifs et Chrétiens le dialogue soit une réalité aujourd’hui. Nous avons connu des crispations et des crises terribles qui mille fois auraient pu nous faire perdre les fruits précieux de ce que nous avons construit ensemble, au prix d’une conscientisation de chacun, et d’une place vraie reconnue à l’autre. Nous avons compris toute l’importance de la réceptivité de la parole d’autrui, et aussi d’un regard critique sur nos traditions respectives qui nous permet d’étayer ce lien unique entre Juifs et Chrétiens. Nous ne sommes qu’au début du chemin, et nos acquis sont à la fois solides et fragiles, mais aucun d’entre nous n’envisagerait désormais de revenir à un statu quo ante.
Les communautés juives se sentent isolées, attaquées dans leur attachement à Israël, diabolisées sans retenue sur internet où elles sont souvent abreuvées d’insultes. J’ajoute qu’il est pour l’instant presque impossible d’endiguer cela, aucun pouvoir politique n’en a les moyens. Cette hostilité guerrière à l’encontre du peuple juif s’exprime en toute liberté et notre travail de présence dans ces nouveaux médias est malheureusement dérisoire par rapport à cette déferlante de haine. Tout cela risque fort d’ébranler notre travail, et de nous acculer à des attitudes constamment défensives, ne voulant même plus expliquer ce qui pourtant tombe sous le sens : il y a une différence entre la terre d’Israël, l’État d’Israël et la politique de l’État d’Israël.
Depuis que le terme Sionisme est devenu une insulte, nous ne pouvons même plus l’évoquer ne fût ce que pour dire qu’il y a plusieurs formes de Sionisme. L’écrivain israélien Amos Oz dit que le sionisme « est un nom de famille » et qu’il y a des sionistes culturels, religieux, laïcs, messianiques, de gauche, de droite et au centre. Que parmi eux, la plupart sont pour une solution juste et durable pour tous sur cette terre. Au lieu de ces explications, nous laissons s’installer de manière durable la radicalisation de la pensée, et un jour à moins de réagir nous assisterons à la mort du dialogue. Il y a déjà autour de nous des petites morts, des gens qui ont quitté ces lieux sanctuarisés de paroles partagées, des ONG qui déterminent une fois pour toutes où se situe la justice. Faut-il rappeler que dans la tradition juive le mot justice est souvent répété : « Justice, justice tu poursuivras », justice pour l’un et justice pour l’autre. Il n’y a pas de justice unilatérale. Notre ami palestinien nous a parlé de la perception du Sionisme autour de lui, à Nazareth. Le Sionisme pour les Arabes palestiniens est vu uniquement comme une menace. On peut le comprendre, mais quand on apprend que la diffusion des Protocoles des Sages de Sion est large, et que ce pamphlet est lu comme un document authentique et vrai, on mesure l’urgence d’un dialogue qui permettrait d’apporter un peu de vérité aux deux camps. J’ajoute que nous avons conversé en Hébreu lui et moi, et que cette proximité linguistique permet de surmonter bien des distances.
En France, on ne peut plus évoquer ni Israël, ni le Sionisme dans un climat de sérénité. Je ne pointe pas du doigt des prétendus coupables, nous avons tous une responsabilité dans cette crispation. Toute critique d’Israël est insupportable à la communauté juive, tant elle craint pour la survie de cet état, armé certes, mais constamment menacé. Nous savons que certaines critiques sont justifiées, d’ailleurs personne n’est plus critique que les Israéliens eux-mêmes, mais devant la puissance de l’attaque, nous défendons tout en vrac. Nos amis chrétiens s’interrogent, nous conseillent la lecture des livres de Shlomo Sand, comme si nous avions besoin de ce regard sur notre histoire pour enfin comprendre ce qui se passe.
Curieusement quand on est juif on reçoit souvent des conseils pour mieux comprendre sa propre histoire, son propre texte fondateur, sa propre religion…
Alors quelles pourraient être nos propositions concrètes pour continuer à construire ce dialogue, sans le laisser s’effriter sous les coups de butoirs que lui assène la situation au Moyen-Orient ?
Dans un climat aussi polarisé que le nôtre aujourd’hui ces propositions peuvent paraître naïves, peut-être même être interprétées comme déloyales ou comme le fait d’une compromission.
Mais pouvons-nous dépasser cela et en nous appuyant sur nos traditions religieuses faire une place à l’autre dans nos cœurs ? C’est une hospitalité sacrée que de se rendre à nouveau réceptifs à la parole de l’autre. Nous savons aussi que nos textes fondateurs se prêtent à des interprétations très diversifiées et même souvent contradictoires. Pouvons-nous relever dans nos textes les paroles de paix, celles qui rappellent que nous sommes tous les enfants de Dieu et celles-là uniquement ? Pouvons-nous, ici en France à des milliers de kilomètres du conflit parler à des personnes de bonne volonté avec qui nous ne sommes pas d’accord ? N’est-ce pas plus utile que de stigmatiser les uns ou les autres ? Ou d’appliquer les sanctions invoquées par BDS qui souvent frappent des intellectuels et des artistes engagés dans le camp de la paix ? Est-ce que fort de notre expérience du rapprochement entre Juifs et Chrétiens nous pouvons faire des émules, créer des occasions de rencontres sanctuarisées, ou la parole ne serait pas prise en otage par une pensée radicalisée ? C’est peu de choses me direz-vous, mais c’est notre rôle à mon avis.
Je sais qu’il faut peser chaque mot, que certains lecteurs concluront avant de me comprendre que je suis dangereusement utopique, mais je rappelle que mon seul objectif est de plaider pour le dialogue. Il y a certes des voix stridentes qui crient si fort qu’on n’entend rien et qu’on peut encore moins parler. Je n’ai pas été épargnée lors de certaines interventions faites à un public large, et récemment un rabbin londonien est reparti en larmes après avoir subi des propos injurieux. Mais ces voix qui hurlent ne sont pas toutes les voix.
Il nous faut aussi penser que la situation et les réactions varient considérablement d’un pays à l’autre. Dans de nombreux pays d’Asie et d’Amérique latine, les théologies de la libération sont très répandues. À leurs yeux nous sommes des théologiens post-Shoah, conscients exclusivement de notre histoire en Occident.
Leur prisme est très différent du nôtre et il est urgent de penser à la continuité du dialogue judéo-chrétien dans un monde globalisé. Nous ne pourrons pas simplement imposer nos positions et ignorer les autres. Israël y est souvent perçu comme une puissance coloniale, et le Judaïsme y est peu connu, surtout en Asie.
Alors que pouvons-nous faire ?
La France est notre champ d’action. Il faut s’adresser à la situation ici, mais en pensant aussi à demain et à ailleurs. En tant que juive, je demande souvent à mes frères chrétiens de comprendre mon attachement à la terre d’Israël, en leur disant que c’est la terre où Jésus a prêché .Je m’attends à ce qu’elle compte aussi pour eux. En discutant avec mes collègues au conseil de l’ICCJ, j’ai compris que les Juifs parmi nous étaient tous sionistes. Mais que les Chrétiens ne pouvaient pas l’être de la même manière où alors ils s’appropriaient ma vocation et en détournaient le message. La dimension universelle de la foi chrétienne place sur un plan tout autre le lien à la terre. Pour les Juifs celui-ci est existentiel. Il est lié directement à notre éducation, à l’histoire et au vécu de nos familles, à ce qui fait notre vie.
J’ai compris qu’il fallait reconnaître à ceux qui s’en réclament une appartenance à Israël, et que cette appartenance est à l’image de nos vocations qu’elle soit singulière ou universelle. Il est possible que la Cimade, et d’autres ONG absorbées par leur travail humanitaire ne comprennent pas l’importance du dialogue judéo-chrétien. Elles ne se placent pas sur ce terrain, peut-être même qualifient-elles nos efforts de futiles : « Paroles, Paroles… »
J’aimerais leur faire entendre, même si la théologie n’est pas leur champ d’action, qu’on ne peut cependant pas l’ignorer et qu’il me paraît impératif que nous nous parlions. En somme c’est ma manière de dire qu’il ne faut pas qu’en France nous nous boycottions. Il en va de même pour le Conseil Œcuménique des Églises que nous ne rencontrons que peu ou pas du tout. Je sais que nous ne serons pas d’accord, mais nous devons nous parler. Tout cela ne pourra se faire que si la communauté juive ne se sent pas isolée, et apeurée. À l’AJCF nous savons qu’il a fallu du temps et de la patience et qu’il en faudra encore pour surmonter ces écueils. C’est sans doute en partie notre tâche aujourd’hui, car il faut agrandir le cercle des « dialoguants », et exporter notre savoir-faire qui a su dépasser tant de difficultés.
Liliane Apotheker , 22 février 2013
[1] Le président national de la Cimade répond au CRIF : à lire sur le site du CRIF http://www.crif.org/fr/lecrifenacti...