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"Il n'y a rien à négocier avec les fascistes. La liberté de nous marrer sans aucune retenue, la loi nous la donnait déjà, la violence systématique des extrémistes nous la donne aussi. Merci, bande de cons", signe mercredi le caricaturiste Charb, directeur de l'hebdomadaire, dans un éditorial titré "Rire, bordel de Dieu !". Le journaliste vise ici les intégristes musulmans - les salafistes - soupçonnés d'avoir provoqué les manifestations sanglantes qui secouent depuis mardi dernier l'Égypte, puis la Libye, avant d'embraser le Maghreb et le Moyen-Orient. Charb vise par la même occasion les 250 islamistes présumés qui ont surpris la police en manifestant samedi à Paris, non loin de l'ambassade américaine, située place de la Concorde.
Banlieusards en "jean baskets"
Problème, s'il semble bel et bien que ce soient des salafistes qui aient orchestré les manifestations égyptiennes et libyennes, cela paraît beaucoup moins clair concernant le rassemblement parisien. En effet, seules quelques personnes portant la barbe ou la djellaba y ont été observées parmi une foule majoritaire de jeunes banlieusards en "jean baskets". "Une majorité de jeunes musulmans se sont spontanément rassemblés, outrés par le film anti-islam", affirme au Point.fr le sociologue Samir Amghar (1). Le spécialiste du salafisme en veut pour preuve le fait que les participants n'aient même pas pris le soin de demander au préalable l'autorisation de manifester à la préfecture de police de Paris. De la même manière, ajoute-t-il, ils ne portaient aucune pancarte durant la manifestation.
"Cette manifestation n'a pas été autorisée par les autorités, car elle n'avait aucun organisateur précis", souligne, pour sa part, l'islamologue Mathieu Guidère (2). "C'est par l'intermédiaire des réseaux sociaux que l'appel a été lancé", insiste-t-il. D'après l'AFP, beaucoup des jeunes présents expliquaient s'être déplacés après avoir reçu des SMS ou des tweets, tel celui envoyé par un jeune Parisien annonçant un "rassemblement uniquement pour les frères". Outre Twitter, Facebook, plusieurs sites musulmans communautaires ont relayé l'appel à manifester. Aucune trace, en revanche, de l'appel sur les réseaux salafistes.
Confusion sémantique
Pourtant, avant même les conclusions de l'enquête de police, c'est bien d'une "manifestation de salafistes" qu'a parlé l'ex-Premier ministre UMP François Fillon, déplorant qu'un tel rassemblement ait pu être toléré en plein Paris, à proximité de l'Élysée. Loin d'éteindre l'incendie, le ministre de l'Intérieur, Manuel Valls, lui a répondu qu'il ne "permettrait pas que des femmes voilées entièrement, que des prières de rue" puissent être organisées "dans nos rues". "Il règne une confusion en France sur le terme de salafiste, qui est utilisé comme synonyme de terroriste", regrette le sociologue Samir Amghar.
"Par définition, rappelle le spécialiste, ce mouvement qui prône une interprétation ultra-rigoriste de l'islam se veut quiétiste. En France, il condamne toute politisation de l'islam et considère les manifestations de rue comme une attitude occidentale, donc néfaste." Les salafistes de France seraient aujourd'hui environ 12 000 sur l'ensemble du territoire. L'une de leurs factions les plus radicales, les djihadistes de Forsane Alizza, a été dissoute par le gouvernement en février dernier. Pourtant, d'après l'islamologue Mathieu Guidère, les salafistes ne seraient pas totalement étrangers au rassemblement de samedi dernier.
Liberté d'expression
"Ils ont lancé l'étincelle sur les réseaux sociaux avant de rester en retrait, pour ne pas être repérés", soutient l'islamologue. Dans quel but ? Mathieu Guidère y voit un lien direct avec les récents incidents perpétrés par les salafistes de l'autre côté de la Méditerranée. Cela fait en effet plusieurs mois que les fondamentalistes islamistes de Tunisie multiplient les attaques contre les cibles culturelles, suscitant l'embarras des islamistes "modérés" d'Ennahda (issus des Frères musulmans, NDLR), désormais au pouvoir. "Ce même rapport de force existe en France", affirme Mathieu Guidère.
"Face à des instances françaises aux mains des Frères musulmans (Conseil français du culte musulman, NDLR), les salafistes, minoritaires, tentent de s'affirmer par des actions spectaculaires", estime l'islamologue. Pris au piège sur sa droite par un incident touchant au "sacré", le CFCM n'a d'autre choix que de jouer l'apaisement sans pour autant renier sa base idéologique. Mardi, le Conseil français du culte musulman s'est ainsi dit "consterné" par ce "nouvel acte islamophobe", tout en appelant les musulmans de France à "ne pas céder à la provocation". Cela n'a pas empêché la circulation sur les réseaux sociaux de nouveaux appels à manifester. Le rendez-vous est déjà fixé à samedi, à Paris et dans les plus grandes villes de France.
Or le Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, l'a bien signifié ce mercredi. S'il a insisté sur la garantie de la liberté d'expression en France, notamment pour les caricatures, il a d'ores et déjà interdit les manifestations de samedi, afin, dit-il, d'éviter tout débordement. Au même moment, son ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, a annoncé que les ambassades, consulats et écoles françaises seraient fermés vendredi, jour de prière, dans une vingtaine de pays musulmans, par "mesure de précaution". "L'interdiction de manifester est cette fois difficile à justifier, car, en publiant les caricatures, Charlie Hebdo a ramené un débat extérieur sur le plan français", note Mathieu Guidère. "La décision d'Ayrault est normale, estime pour sa part le sociologue Samir Amghar. Avec le contexte international actuel, tous les ingrédients sont réunis pour que le rassemblement dérape."
(1) Samir Amghar, auteur de Les islamistes au défi du pouvoir (Éditions Michalon)
(2) Mathieu Guidère, professeur d'islamologie à l'université de Toulouse-II, auteur du Printemps islamiste (éditions Ellipses).