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Le Point : Assiste-t-on à un « retour de la France raciste », comme le prétend le journaliste Harry Roselmackdans une tribune au « Monde »?
Pierre-André Taguieff: L'annonce du « retour de la France raciste» est régulièrement faite depuis les années 50, en référence à Vichy ou aux années 30. On y reconnaît aussi la thèse du « racisme institutionnel », postulant que la société tout entière est intrinsèquement raciste en raison de sinistres héritages dont la persistance serait irrémédiable. Ceux qui dénoncent une nouvelle poussée de racisme anti-Noirs ne font que réagir avec émotion à l'actualité. Aucune étude fondée sur des enquêtes récentes ne permet de conclure dans ce sens. Il n'y a pas, aujourd'hui en France, une vague de racisme anti-Noirs. Dans son dernier rapport publié en mars 2013, la Commission nationale consultative des droits de l'homme a établi qu'en 2012, si on considère à la fois les actes et les menaces, la violence antisémite a considérablement augmenté (+58 %), la violence antimusulmane poursuivant sa hausse (+ 28 %), tandis que « le racisme et la xénophobie connaissent une relative stabilité, avec une augmentation de 2 % », les « personnes d'origine maghrébine » en étant « les principales victimes ».
Et Christiane Taubira ? N'est-elle pas victime d'un racisme anti-Noirs?
Victime d'injures racistes aussi odieuses que grossières, Christiane Taubira est moins visée en tant que «Noire» qu'en tant que ministre devenue emblématique de la gauche au pouvoir, frappée d'une impopularité croissante. Ce qui est vrai, c'est que les vieux stéréotypes anti-Noirs jouant sur la métaphore simiesque ressortent régulièrement, notamment sur le Web. Mais on constate que ces attaques racistes sont unanimement condamnées, à quelques marginaux extrémistes près. Parmi les nombreux Français qui jugent Mme Taubira incompétente et irresponsable, donc « dangereuse », il en est très peu qui approuvent les attaques racistes contre elle. Si la société française était sous l'emprise de passions négrophobes, la situation serait fort différente.
N'y a-t-il pas malgré tout une « banalisation de la parole raciste»?
Quelques injures racistes, si intolérables soient-elles, ne permettent pas d'établir un tel diagnostic. La dénonciation de la «banalisation de la parole raciste» est depuis longtemps un lieu commun de la rhétorique antiraciste. Il n'y a ici rien de nouveau, hormis la fonction de la cible, garde des Sceaux, ministre de la Justice. Encore y a-t-il des précédents. Faut-il rappeler les violentes attaques antisémites lancées contre Simone Veil au moment des débats sur la dépénalisation de l'IVG? Ou encore, à la une de Minute le 4 novembre 1992, exploitant l'affaire du sang contaminé, la caricature antisémite de Laurent Fabius, représenté en vampire au nez crochu et aux griffes sanguinolentes ? L'opération infâme de l'hebdomadaire Minute, titrant à la une « Maligne comme un singe, Taubira retrouve la banane », doit être condamnée et sanctionnée. Elle ne saurait cependant être assimilée à un lynchage médiatique, qui suppose la participation de la quasi-totalité des organes de presse à l'opération. Ce n'est pas le cas, et on s'en réjouit pour la ministre.
Christiane Taubira estime que les insultes dont elle est l'objet relèvent d'une «attaque au cœur de la République»...
Autre cliché, auquel recourent tous les élus ou les membres de l'exécutif lorsqu'ils sont attaqués. Le président de la République, face aux huées, déclare que « c'est la République que l'on vise ». Méthode d'auto-transfiguration : « Moi, la République ». C'est supposer qu'on s'attaque au sacré à travers lui. La réalité est plus prosaïque : les injures et les huées visent un gouvernement de plus en plus impopulaire en raison des effets de sa politique. Ce rejet de la gauche au pouvoir, les violences sociales l'expriment d'une façon plus significative. Les « bonnets rouges » et les mouvements contestataires du même type témoignent de l'orage, fait d'inquiétude, de désespoir et de colère, qui balaie la société française. S'attaquent-ils, eux aussi, à « la République » ? Une chasse aux sorcières lancée contre les anti-Taubira et les anti-Hollande les plus bruyants ou les plus virulents ne saurait constituer un bon traitement du malaise social.
Au nom de la dénonciation du politiquement correct, ne tolère-t-on pas les pires discours?
C'est une dérive qu'on peut craindre et un travers socialement observable. Toute vertu, toute idée noble peuvent devenir l'instrument d'un terrorisme intellectuel. On connaît le principe de la dérive : au nom de la liberté d'expression et de la tolérance, refuser toute limite de l'une ou de l'autre, et, en conséquence, donner dans l'intolérable, ou l'accepter. Certains se couvrent du rejet justifié du politiquement correct pour faire du politiquement incorrect une orthodoxie. Ce qui est intolérable. Mais on n'en peut conclure logiquement que la censure et l'autocensure, que visent à établir les tenants du politiquement correct, sont d'excellentes choses.
Jean-François Copé a reproché à Christiane Taubira de ne pas l'avoir soutenu lorsqu'il a été l'objet d'attaques antisémites. N'assiste-t-on pas à une surenchère dans la victimisation?
Ce n'est pas la première fois que Jean-François Copé, comme Nicolas Sarkozy avant lui, est victime d'attaques antisémites. Or elles ne provoquent aucune indignation médiatique, comme s'il y avait de bonnes et de mauvaises victimes des haines à base ethnique. L'inégalité dans le traitement médiatique des deux affaires est flagrante et illustre le principe «un poids, deux mesures». Faut-il en conclure que l'antisémitisme paraît moins inacceptable que le racisme anti-Noirs ? Ou bien qu'à droite on se soucie moins de se mettre en scène en tant que victime ? Ou encore que la droite est moins versée dans l'art d'exploiter politiquement les injures racistes ?
Le discours antiraciste n'est-il pas devenu inopérant?
Il a le mérite de rappeler des principes et des idéaux, ceux des sociétés « ouvertes » et des démocraties pluralistes. Mais, en se figeant, en devenant une langue de bois, il perd une grande partie de sa crédibilité. Le moulinage rhétorique de clichés et de slogans n'est guère attractif. Depuis 1983-84, les organisations antiracistes répètent que leur objectif est de faire disparaître le Front national de la scène politique. Leur échec est aussi flagrant que révélateur. Leurs dénonciations diabolisantes ne sont pas seulement inefficaces, elles semblent participer à la construction du mouvement lepéniste et renforcer son dynamisme. En outre, les militants qui ont professionnalisé l'antiracisme, ou plutôt tel ou tel antiracisme, tendent à remplacer la réflexion critique, l'analyse des situations et la volonté d'argumenter par des appels à la répression et à la sanction. Quand on a dit que le racisme est un délit, on croit avoir tout dit. Enfin, l'action antiraciste, en érigeant le « racisme » en problème social et politique majeur, engendre une racialisation du débat politique, qui provoque une rivalité mimétique pour le monopole de la parole antiraciste, ainsi qu'une radicalisation des projets répressifs risquant de limiter abusivement le champ de la liberté d'expression.
Dans votre « Dictionnaire historique et critique du racisme», vous allez jusqu'à parler des « conséquences indésirables d'un antiracisme devenu machine à exclure et à tuer socialement». L'antiracisme serait donc un racisme inversé ?
Non, mais, dans certains cas, il fonctionne de la même manière que le racisme qu'il prétend combattre. L'accusation de « racisme » permet de disqualifier facilement un contradicteur, sans prendre la peine de répondre à ses arguments. En outre, depuis les années So, les instrumentalisations politiques de la « lutte contre le racisme » se sont banalisées. Chaque parti, chaque groupe de pression, voire chaque groupe religieux, culturel ou ethnique, a son « racisme » qu'il dénonce de préférence à tous les autres. Ceux qui privilégient la lutte contre l'« islamophobie » ne sont pas les mêmes que ceux qui sont particulièrement sensibles aux nouvelles formes de la haine antijuive.
Certains estiment que l'antiracisme actuel est utilisé pour neutraliser toute critique de l'immigration. Qu'en pensez-vous?
C'est là une des fonctions idéologiques négatives que remplit l'antiracisme : il fait pression pour interdire le libre examen des questions délicates ou sulfureuses, par exemple celle de l'immigration, et exerce en permanence une censure suspicieuse dans l'espace des débats publics. D'une façon générale, à quelques nuances près, les antiracistes communient dans l'adhésion à ce que j'appellerai l'immigrationnisme rédempteur, qui consiste à ériger l'immigration en fatalité intrinsèquement bénéfique ou en méthode de salut pour une vieille nation épuisée.
Au printemps dernier, l'Assemblée nationale a supprimé le mot « race » de la législation française. Tout en réaffirmant qu'elle « interdit et condamne le racisme». N'y a-t-il pas là une contradiction?
La contradiction est flagrante, et l'opération contre-productive. C'est le mariage de la bonne volonté antiraciste et de l'aveuglement, sous l'égide d'une tendance à légiférer frénétiquement et d'un moralisme autoritaire. On voit mal en quoi supprimer le mot « race » du texte de la Constitution française contribuerait à la lutte contre le racisme. Tout d'abord, le mot « race » a de nombreux synonymes ou quasi-synonymes qu'il faudrait aussi supprimer: «ethnie» ou « groupe ethnique », « nation », « culture », « communauté », etc. Et il y a un racisme sans référence à la « race », que j'ai appelé le néoracisme différentialiste et culturel. C'est la racialisation des représentations qui est le vrai problème, non l'usage d'un mot. Ensuite, en supprimant des mots, on ne supprime pas les idées qu'ils évoquent. Les représentations associées au mot « race » le sont également à un grand nombre d'autres mots (« origine » ou « origine commune », « filiation », « hérédité », « parenté », « ascendance », «ressemblance», etc.). Un raciste n'a nul besoin du mot « race » pour exprimer sa haine ou son mépris. Enfin, pour lutter contre le racisme, c'est-à-dire contre des attitudes, des comportements, des formes institutionnelles et des dogmes idéologiques, il faut bien pouvoir les désigner et les qualifier en tant que « racistes ». On conservera donc le mot « racisme », alors même qu'il dérive du mot « race », qu'on a prohibé. Inconséquence. Pour être cohérents, les « éliminationnistes » auraient dû proposer aussi la suppression du mot « racisme ». Ils ont su s'arrêter à mi-chemin sur la voie de l'absurdité.
L'auteur, le livre : Pierre-André Taguieff est sociologue, politologue et historien des idées. Il est directeur de recherche au CNRS. « Dictionnaire historique et critique du racisme» (PUF, 2016, p. 49 €).