Ancien Président du CRIF
Comme tant d’autres j’ai craqué dans mes engagements et j’ai assisté à la qualification des Bleus en finale. Je n’étais pas le seul. Le football est un jeu addictif….
« Panem et circenses »; pour le poète latin, distribuer du pain et des jeux mettait les dirigeants à l’abri d’une révolte. « Divertir » cela signifie d’ailleurs «détourner». Après des siècles où la valeur travail a tenu le haut du pavé, le progrès technologique nous fait aujourd’hui miroiter l’utopie redoutable d’une réalité virtuelle dont le jeu serait le principal horizon.
Pour Johan Huizinga, grand historien néerlandais du XXe siècle, le jeu est au fondement de la culture et même de la société. Il imprègne nos rites, nos récits et nos passions.
Le jeu permet l’expérimentation, et la compétition aide à la valorisation de soi. L’identification à un groupe en quête d’un succès commun ne se limite pas au jeu sportif car la guerre a aussi malheureusement un caractère ludique.
Dans la société du spectacle, et surtout mais pas seulement dans le sport, certains jeux se font par procuration, avec un public de fans. Mais le supporter, qui évolue sous le voile d’un double de substitution, Superman, Johnny ou l’équipe de foot, risque d‘être phagocyté par la séduction d’un monde qui au fond, n’est qu’un monde d’illusions.
Mon confrère et ami le Docteur Jonathan Taieb insiste sur les bénéfices psychophysiologiques d’une activité de supporter, confirmés par de récentes études scientifiques. Les illusions n’empêchent pas, bien au contraire, de produire beaucoup de dopamine, la molécule du bonheur ou d’adrénaline, la molécule de l’excitation. La faculté de vibrer à ce qui n’est pas directement présent est inhérente, et peut-être spécifique, à la nature humaine.
Ce sont les passions qui colorent le jeu des représentations, et ces passions sont rarement pacifiques : le Maroc, qui a éliminé la Belgique, l’Espagne et le Portugal était devenu, sans même le vouloir, le porte glaive des anciens colonisés africains contre les colonisateurs et l’artisan symbolique de la revanche du monde arabe contre l’Occident.
D’autres illusions, elles, sont tombées. Les naïfs qui pensaient que les accords d’Abraham avaient gagné le coeur des populations ont dû déchanter : au Qatar, les Israéliens n’étaient pas les bienvenus, c’est le moins qu’on puisse dire, et la cause palestinienne était plus présente que jamais. Ces accords n’effacent pas près d’un siècle de diabolisation, d’autant que le Qatar, qui ne les a d’ailleurs pas signés et qui se prétend le symbole de l’Islam éclairé est un régime islamiste, soutien majeur des Frères Musulmans, protecteur de leur Imam feu Qaradawi, de leur branche à Gaza qu’est le Hamas, et le patron de leur porte-voix subtilement occidentalisé, la chaine Al Djazira.
En plein mondial, éclate le scandale de corruption chez la vice-présidente du Parlement Européen, jeune étoile d’un Parti socialiste grec, le Pasok, au lourd passé dans ce domaine.
Donc un Qatargate survenant au cours des Qatargames. Ce qui étonne, ce sont les liasses de billets, la grossièreté du mode de corruption et non son existence. Car on se doute que ce n’est là qu’un coup de pied dans la fourmilière.. Le Qatar, grand bénéficiaire de la guerre d’Ukraine, incontournable en période de pénurie gazière, continuera de subventionner et de corrompre qui il veut. L’ironie sinistre est qu’il semble se modeler en vrai sur les manoeuvres attribuées aux Sages de Sion par les antisémites, et que cette constatation n’empêchera pas les Protocoles d’être vendus avec succès au Moyen Orient.
Ce scandale, qui vaut les sarcasmes du hongrois Orban à un Parlement européen qui prétendait lui donner des leçons de morale, ne doit pas faire oublier que le Qatar n’est pas le seul corrupteur. Bien d’autres dictatures savent récompenser leurs amis…
Peut-on qualifier de jeu ce qui s’est passé le 8 décembre sur l’aéroport d’Abu Dhabi, l’échange de prisonniers -on dit swap, comme un contrat d’échanges financiers- entre Brittney Griner et Viktor Bout ?
Oui, les images donnent l’impression d’un jeu millimétré qui rappelle ce pont de Glienicke entre Postdam et Berlin où en février 1986 Nathan Chtcharanski a été libéré après neuf ans au goulag.
La basketteuse américaine travaillait dans l’intersaison dans un club russe et avait été arrêtée à l’aéroport de Moscou une semaine avant l’invasion de l’Ukraine. Pour la possession de moins de 1 gramme d’huile de cannabis, elle avait été condamnée à 9 ans de prison. C’était à l’évidence une arrestation montée à l’avance pour détenir une monnaie d’échange contre le plus important trafiquant d’armes russe, connu comme le « Marchand de mort » et dont la libération a fait froncer bien des sourcils dans les services spéciaux américains. Il y a encore un ancien Marine américain tombé dans un piège, que les Russes aimeraient échanger contre un hacker particulièrement efficace emprisonné aux États Unis.
Comme le soldat israélien Gilad Shalit, qui fut échangé contre 1027 prisonniers palestiniens dont plusieurs assassins, Britney Griner n’est qu’un jeton dans une lutte menée par des régimes qui ne s’embarrassent d’aucune réserve morale. Les démocraties sont obligées de protéger ces hommes et ces femmes quoi qu’il en coûte, parce que ce sont des démocraties.
Comme pour rappeler que les êtres humains ne sont pas seulement des machines à distraire, à acheter et à échanger, la semaine a vu aussi la remise à Oslo du Prix Nobel de la Paix à l’Association russe Mémorial, au Centre ukrainien pour les libertés civiles et au biélorusse Alès Bielatski. La première est dissoute, la seconde oeuvre dans un pays victime d’une agression sauvage, le troisième est en prison et la cérémonie de remise du Prix a été fort peu médiatisée.
Ces récipiendaires-là vivent dans un monde réel. Ils en subissent les conséquences et mettent en parenthèses leur propre vie pour lutter contre la violence et la haine. Ils portent nos espoirs et notre admiration. Je me refuse à penser que ce sont nos illusions…
Richard Prasquier