Richard Prasquier

Ancien Président du CRIF

Le billet de Richard Prasquier - Censure et autocensure

23 March 2023 | 224 vue(s)
Catégorie(s) :
France

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Le samedi 18 mars s’est tenu à Rennes un festival de Rap à guichets fermés, la Boomin Fest. On peut voir sur Youtube l’arrivée de la vedette, accueillie avec ferveur par des milliers de spectateurs enthousiastes. Il s’agit de Issa Diakhaté, né aux Lilas de père sénégalais et de mère italienne, plus connu sous le nom de Freeze Corleone, double disque de platine, un talent du rap français…

Il savourait sa victoire sur la Maire de Rennes, Nathalie Appéré, qui avait essayé d’interdire sa performance. Elle avait été retoquée par le Tribunal Administratif, puis par le Conseil d’État, dont les attendus sont sévères : Mme Appéré aurait porté par son arrêté une atteinte grave et illégale à la liberté d’expression, à la liberté de réunion et à la liberté d’entreprendre.

Qu’avait chanté M. Corleone qui lui avait valu cet arrêté d’interdiction et une enquête il y a trois ans, classée sans suite parce que les faits étaient prescrits ? Entre autres : « J’arrive déterminé comme Adolf dans les années 30. Tous les jours R.A.F (rien à foutre) de la Shoah. Pour que ma famille vive comme des rentiers juifs, tous les jours fuck Israël comme si j’habite Gaza. J’suis à Dakar et t’es dans ton centre à Sion » (on appréciera la délicate allusion aux camps de concentration). « Trop de Cohen, contre eux se trouvent le courage et la bravoure du Troisième Reich. ». 

J’arrête là.

 

Accusé d’antisémitisme, c’est bien le moins, M. Corleone proteste et renvoie au célèbre Louis Farrakhan. Celui-ci vient de déclarer à Chicago dans une conférence sur l’Armageddon qu’il n’est pas antisémite. Mais comme il ajoute que ce sont des êtres dotés par Satan de pouvoirs excessifs, des Juifs, on l’a compris, qui l’accusent, lui, d’être un antisémite, on aura quelques doutes…

Un antisémite peut aussi parler d’autre chose que des Juifs. M. Corleone avait promis de ne pas reprendre ses textes litigieux dans son spectacle de Rennes.

Or, la loi sur la Presse de 1881 qui détermine les cadres de la liberté d’expression ne permet pas une interdiction en quelque sorte préventive, avant que les faits soient survenus. D’autre part, le Conseil d’État n’a pas retenu de désordre à l’ordre public créé par la présence du rappeur. Enfin, il n’a pas validé le motif d’atteinte à la dignité humaine, qui avait permis à M. Stirn, juge en référés au Conseil d’État, d’interdire à Nantes en 2014 le spectacle de Dieudonné, décision avalisée ensuite par la Cour européenne des Droits de l’Homme.

 

L’impunité de M. Corleone a été favorisée par la très faible durée des délais de prescription de la loi de 1881, promulguée quand l’écrit était le seul moyen d’expression publique. Il n’y avait alors ni radio, ni micros permettant la prise de parole devant des milliers d’auditeurs, ni évidemment d’Internet. La loi visait surtout à protéger la liberté d’expression des journalistes. Malgré l’adjonction de paragraphes nouveaux au fur et à mesure que la législation évoluait, son cadre s’adapte mal aux modes de communication contemporains.

Mais il ne faut pas se faire d’illusions, les temps sont à une banalisation des expressions outrancières. Les Juifs ne font pas partie des victimes que la culture actuelle du woke met sous protection et les propos nazis de M. Corleone, même s’ils ont entrainé le départ de son diffuseur Universal, ne l’ont pas empêché de poursuivre une brillante carrière auprès d’un public auquel il imprime, au minimum, l’idée que les Juifs, par leur insistance sur la Shoah, sont responsables de l’oubli de l’esclavage.

Le curseur entre la liberté d’expression et la répression de ses abus ne se situe pas partout au même endroit, les États-Unis étant par exemple plus permissifs que la France. C’est là un débat démocratique classique, dont l’intérêt est renouvelé avec les excès des réseaux sociaux et la difficulté de les contrôler.

 

Mais il y a un autre danger, contre lequel il est encore plus difficile de lutter, et dont la nocivité est d’autant plus grande que, d’une certaine façon, toute société humaine en a besoin pour subsister, c’est celui de l’autocensure.

La loi Avia sanctionnait par de lourdes amendes les hébergeurs qui ne retireraient pas très vite les écrits incriminés et l’un des motifs sous-jacents de son abrogation par le Conseil constitutionnel a été que, par prudence, les algorithmes de contrôle allaient se durcir au point d’entraver des propos non répréhensibles, donc que la liberté d’expression serait atteinte : ce serait pour les hébergeurs un cas d’autocensure par peur du gendarme.

Lorsqu’un journaliste ou un enseignant évite certains sujets en pensant aux assassinats de Charlie Hebdo ou de Samuel Paty, c’est de l’autocensure par peur du méchant.

 

Lorsqu’un Recteur d’Université, comme cela vient de se produire à Orléans, restreint une activité contre l’antisémitisme au motif, évidemment non exprimé noir sur blanc, que cela pourrait entraîner des réactions hostiles de la part des jeunes musulmans, c’est de l’autocensure par peur des vagues, l’une des plus pernicieuses mais des plus répandues dans la société d’aujourd’hui.

 

Richard Prasquier, Président d'honneur du Crif 

 

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