Président du Crif, un militant juif et citoyen
À l'occasion de la cérémonie annuelle du souvenir Yizkor à la mémoire des victimes de la Shoah au cimetière de Bagneux, le Président du Crif a prononcé un discours, le dimanche 24 septembre 2023.
Chers amis,
On dit souvent des Juifs qu'ils sont des « bâtisseurs du temps », comme le rabbin américain Abraham Heschel l’avait popularisé dans son livre du même nom.
C’est là toute la différence entre Athènes et Jérusalem : les Grecs ont bâti dans l'espace, les Juifs dans le temps.
Alors que les Grecs ont apporté au monde l’idée d’un temps cyclique et répétitif, dans lequel l’homme se trouve soumis à son destin, où rien ne peut empêcher le tragique de l’emporter parfois, pour les Juifs, le temps est linéaire. Chaque jour est une nouvelle possibilité d’action. Chaque année, une promesse de renouveau. Le renouvellement prend le pas sur le recommencement. Le calendrier se répète mais il n’est jamais deux fois le même, car l’homme est libre de le recréer à l’aide de son libre-arbitre.
Dans ce temps qui bouge, qui progresse, qui se renouvelle sans cesse, où tout peut à la fois se construire et se détruire, quelle est la place de la Mémoire ? Comment la Mémoire, en particulier la Mémoire de la Shoah, peut-elle trouver sa place, elle qui incarne précisément cette part immobile et figée du passé, celle qu’on ne peut ni changer, ni effacer.
Je crois que notre cérémonie de ce matin peut nous donner matière à y réfléchir.
Chaque année, à l’initiative de Farband, nous nous retrouvons ici pour honorer le souvenir des victimes de la Shoah, au même endroit, à la même période de l’année. Le nom que porte cette cérémonie n’est pas anodin. Quelques heures avant Kippour, que nous évoque Yizkor ? Yizkor, « qu’il se souvienne », est la prière aux défunts récitée en fin d’après-midi, alors que la fin du jeûne approche. Quand la prière atteint son paroxysme dans les synagogues, Yizkor vient interrompre la ferveur collective en imposant à tous un temps d’arrêt, un temps de silence. C’est de ce temps d’arrêt, de cette pause contrainte, qu’émerge un espace propice au souvenir. Dans le flux des événements, il est une nécessité de savoir s’arrêter pour pouvoir prendre le temps du souvenir.
À l’heure où disparaissent les témoins, je voudrais rendre hommage à ceux qui nous ont quittés cette année, parmi lesquels Isabelle Choko et Léo Klein.
À l’heure où certains jeunes nous disent ne jamais avoir entendu parler de la Shoah, à l’heure où certains voudraient tenter de minimiser le génocide nazi en imposant une forme de concurrence mémorielle, ces temps d’arrêt et de souvenir nous apparaissent essentiels.
Dans un célèbre passage de La nuit, Elie Wiesel disait : « L'oubli signifierait danger et insulte. Oublier les morts serait les tuer une deuxième fois. Et si, les tueurs et leurs complices exceptés, nul n’est responsable de leur première mort, nous le sommes de la seconde ».
Pour Elie Wiesel, l’oubli provient avant tout du silence. « J'ai juré de ne jamais me taire quand des êtres humains endurent la souffrance et l'humiliation, où que ce soit, disait-il. Nous devons toujours prendre parti. La neutralité aide l'oppresseur, jamais la victime. Le silence encourage le persécuteur, jamais le persécuté ».
Chers amis, ne négligeons jamais le pouvoir de mots quand il s’agit d’agir ou de se souvenir : c’est par la parole que le survivant raconte, par la parole que le professeur enseigne, par la parole que le témoin transmet.
C’est par la parole aussi que l’on dénonce, pour faire en sorte de maintenir l’honneur des victimes face à ceux qui tenteraient de le bafouer, de rétablir la vérité face à ceux qui tenteraient de la remettre en question, ou de ne pas reproduire les erreurs du passé.
Chers amis,
La parole, outil puissant capable de lutter contre l’indifférence, l’oubli ou la manipulation, peut aussi être à double tranchant. Certains ne le savent que trop bien. Les mots fabriquent la paix autant qu’ils peuvent fabriquer la haine. Si la parole peut réparer, c’est également par elle que le danger nous guette.
Ces mots qui blessent, ce sont récemment les déclarations de Medine, l’intervention de Pierre Hillard chez Civitas ou les interviews de Dieudonné.
Ce sont aussi les mots de dirigeants internationaux, des Comores à la Tunisie, de la Russie à Mahmoud Abbas, toujours aussi coutumier du négationnisme.
Ces mots qui blessent, c’est aussi la parole décomplexée de l’antisémitisme et de toutes les formes de haine, qu’il courre sur les réseaux sociaux ou qu’il exprime sa violence dans la rue.
Oui, les mots ont une portée. Et dans ce flot de paroles, je crois qu’il ne faut pas sous-estimer les vertus que peut avoir le silence. Kippour est là pour nous le rappeler, car c’est aussi pour certains le temps d’un autre jeûne, celui de la parole, qui nous rappelle l’importance de savoir peser nos mots.
Pour cette année 5784 qui s’ouvre, souhaitons-nous collectivement de trouver le juste équilibre entre une parole qui mobilise et un silence qui apaise.
Yonathan Arfi, Président du Crif