Jean-Pierre Allali
Les amants du Lutetia, par Emilie Frèche (*)
La question centrale soulevée par cet ouvrage excellemment écrit est celle du droit à choisir librement sa façon de quitter ce monde. Un plaidoyer pour le suicide assisté, en somme. L’actualité nous fournit de nombreux exemples. Ainsi, en 2013, un couple d’octogénaires, Georgette et Bernard Cazes, s’est donné la mort à l’hôtel Lutetia. Autre cas que rapporte l’auteure, celui d’André Gorz et de son épouse Dorine, qui se sont suicidés ensemble le samedi 22 septembre 2007 dans leur maison de Vosnon, dans l’Aube. La particularité des amants du Lutetia, c’est qu’ils étaient tous les deux, des enfants rescapés de la Shoah. Lui, Ezra Kerr, était le fils de Rebecca et David Kerr, natifs de Lodz, en Pologne. Il avait un frère, Isaac et une sœur, Jacqueline. Elle, Maud Rozenberg, était la fille d’Esther et Benjamin Rozenberg, des Juifs polonais, eux aussi. Elle avait une sœur, Mathilde. Tous sont morts en déportation comme en témoignent leurs noms inscrits dans le Mémorial de la Shoah. Ils avaient été arrêtés le 14 novembre 1942 après une dénonciation. Seuls Ezra et Maud avaient échappé à la tragédie car ils étaient sortis faire un tour en ville au même moment. Recueillis par l’Oeuvre de secours aux enfants (OSE), Ezra et Maud deviendront mari et femme pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur : Ils connaîtront le succès et la fortune avec la création d’une agence de publicité, MEK (pour Maud et Ezra Kerr), habiteront les beaux quartiers parisiens, avenue Georges Mandel et s’offriront le luxe d’une somptueuse résidence secondaire, construite par un architecte de renom, « Les Bulles » à Ramatuelle. Le pire : coureur et séducteur invétéré, Ezra collectionnera les jeunes maîtresses que son épouse, stoïque, accueillera sous leur toit.
Ezra et Maud ont respectivement 88 et 86 ans quand ils décident de mettre fin à leurs jours dans une chambre luxueuse de l’Hôtel Lutetia, celui-là même où, à la fin de la Guerre, les familles juives venaient récupérer, quand cela était possible, leurs proches rescapés de la Shoah. On les retrouvera, un sac de congélation sur le visage, le matin du 1er septembre 2018. Le couple, très éloigné du judaïsme et qui poussait la provocation jusqu’à s’offrir un grand gueuleton le jour du jeûne de Kippour, sera incinéré. Leurs cendres seront plus tard dispersées dans leur propriété du Sud de la France. La narratrice, leur fille, Éléonore, raconte par le menu, la vie de cette famille originale. Elle-même, architecte de profession, a épousé Vincent Epstein, un créateur de bandes dessinées dont elle a divorcé mais qui reste son ami et confident. Le couple a eu un enfant, Simon, qui passe une partie de son temps en Chine, à Shanghai. La succession des Kerr est un véritable casse-tête pour la famille et pour la narratrice qui aura besoin de son confier à un psychanalyste, le docteur Weber, pour retrouver un peu d’équilibre et retenter une chance de nouvelle vie avec un amateur d’art, Joachim. Sympathique mais aussi un peu déprimant par certains côtés. À découvrir.
Jean-Pierre Allali
(*) Éditions Albin Michel, 2023, 380 pages, 21,90 €.
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