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Publié le 3 décembre dans Le Point
Il y a d'abord Amar Ramdani et Saïd Makhlouf, tous deux suspectés d'être allés dans la région lilloise pour récupérer des armes achetées par Claude Hermant, identitaire notoire, indic des douanes et de la gendarmerie, qui importait des armes démilitarisées depuis la Slovaquie. C'est cet arsenal qui sera en partie retrouvé sur Amedy Coulibaly, le terroriste de l'Hyper Cacher. L'ADN du premier est aussi identifié sur un billet de 50 euros en possession de Coulibaly le 9 janvier 2015. Celui du second sera quant à lui isolé sur la lanière d'un Taser retrouvé dans une des allées de l'épicerie. Ces deux hommes font partie de ce que l'accusation qualifie de « filière lilloise ». Filière qui serait également composée de Mohamed-Amine Fares, soupçonné d'avoir convoyé les armes depuis le nord de la France jusqu'à Amedy Coulibaly, le tout via un tiers dont l'identité reste aujourd'hui inconnue.
Il y a ensuite la filière dite « ardennaise », qui s'articule autour d'Abdelaziz Abbad, trafiquant chevronné, et de son vieil ami Miguel Martinez. Les deux hommes sont soupçonnés – selon l'échafaudage fragile bâti par l'accusation – d'avoir fourni des armes à Saïd Kouachi. Ils ont en tout état de cause respectivement été en contact avec Metin Karasular, faux garagiste turco-belge, et son homme à tout faire, Michel Catino. Ces deux derniers font également partie des accusés du procès des attentats de janvier 2015. C'est dans le « garage » de Metin Karasular qu'Abbad aurait rencontré l'aîné des frères Kouachi (c'est en tout cas ce qu'il avait déclaré pendant l'instruction, avant de faire volte-face. Il dément aujourd'hui l'existence de cette rencontre. C'est aussi ici qu'Ali Riza Polat – le principal accusé du procès, seul à être poursuivi pour complicité – est venu avec Amedy Coulibaly vendre une Mini Cooper, achetée grâce à de faux crédits à la consommation. Metin Karasular est ainsi accusé d'avoir, entre deux trafics de stups, cherché des armes pour le compte du terroriste de l'Hyper Cacher. Michel Catino, qui ne rechigne jamais à aider, surtout quand il s'agit de se faire « un petit billet », aurait de son côté participé à leur transport.
Vient ensuite Willy Prévost, accusé qui a grandi dans la même cité qu'Amedy Coulibaly, à la Grande-Borgne (Essonne). En décembre 2014, il se charge d'acquérir dans une armurerie un couteau, un Taser, des gilets tactiques et des gazeuses pour Amedy Coulibaly. Premier à être interrogé sur les faits, il se défendra d'avoir su à quoi ces achats allaient servir. Il assure en effet qu'il ne connaissait pas les projets terroristes d'Amedy Coulibaly et affirme d'ailleurs qu'il ne savait rien de sa radicalisation, qu'il n'avait pas décelé chez lui les signes de l'idéologie mortifère. Tour à tour, les accusés adopteront chacun cette posture. À mesure que les jours passent se dessine un monde parallèle, fait d'escroqueries et de trafic de stupéfiants, loin de l'islamisme radical. Si les accusés admettent ainsi volontiers avoir donné dans le banditisme, tous se défendent d'être radicalisés. À les entendre, aucun ne savait d'ailleurs ce que préparaient les terroristes, et plus particulièrement Amedy Coulibaly, personnage central de cette nébuleuse.
Voilà le cœur de la défense de ces hommes, poursuivis pour association de malfaiteurs terroriste (AMT). Cette qualification est particulière en cela qu'elle repose en partie sur un élément dit « moral ». Dans ce cas précis, il suffit que les magistrats soient convaincus que les accusés ne pouvaient pas ignorer les projets d'Amedy Coulibaly pour retenir l'AMT. Cette qualification nécessite en effet d'établir que les faits ont été commis volontairement et en connaissance de cause. « Il n'y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre », dispose l'article 121-3 du Code pénal. L'AMT repose ainsi sur trois critères : l'existence d'un groupe avec un dessein terroriste, l'élément objectif (acte matériel de participation au sein du groupe) et enfin l'élément moral, soit l'intention de participer au sein du groupe tout en étant conscient du projet terroriste.
« Pour reprocher une AMT à quelqu'un, il faut qu'on puisse établir qu'il a participé à un groupement, ce qui se caractérise par des faits matériels, comme acheter des armes, par exemple, dans le sens où on est en lien avec des gens qui fomentent le même projet et que le projet préparé soit un acte de terrorisme », précise Me Margot Pugliese, l'avocate de Miguel Martinez. Reste l'interprétation de l'élément moral. « C'est sur ce sujet qu'on va avoir une discussion importante au moment du réquisitoire et des plaidoiries », avance Me Hugo Lévy, l'avocat de Willy Prévost. « Il y a au moins deux interprétations de l'élément intentionnel, qui est subjectif. Tandis que les éléments matériels sont objectifs : le fait que Willy Prévost se rende dans un magasin pour acheter un Taser par exemple, l'élément moral est subjectif. C'est ce qu'il a dans la tête quand il va l'acheter. L'élément intentionnel est caractérisé dans la mesure où on adhère volontairement, en pleine connaissance de cause, à une association dont l'objet est la préparation d'un projet d'attentat terroriste », ajoute l'avocat.
"Le caractère intentionnel se déduit souvent du caractère matériel".
Tout repose donc sur cet élément moral. Mais comme le rappelle Me Pugliese, « le caractère intentionnel se déduit souvent du caractère matériel ». « Dans ce dossier, ce qui est très compliqué, c'est qu'il faut déduire l'élément moral des éléments matériels : combien de temps les accusés ont passé avec les auteurs principaux, étudier leur téléphonie… Le fait de partager l'idéologie radicale peut également être considéré comme un élément intentionnel », poursuit l'avocate. Or, dans ce dossier, la radicalisation des accusés fait débat. Il n'y a que chez Nezar Pastor Alwatik, dernier des accusés à être poursuivi pour AMT et dont l'ADN a été isolé sur deux armes d'Amedy Coulibaly, que la question de la radicalisation se pose de manière assez claire. Si ce dernier a à tout prix voulu se démarquer de l'islam radical d'Amedy Coulibaly lors de son interrogatoire, le témoignage de son ex-femme, qui se revendique elle-même d'un islam rigoriste, est venu ébranler l'intégralité de ses déclarations. Pendant plusieurs heures, cette femme a accablé l'accusé, expliquant qu'il adhérait parfaitement à l'idéologie de Coulibaly, rencontré en 2013 en détention à la maison d'arrêt de Villepinte.
Pour d'autres, le château de cartes s'est en revanche en partie effondré à l'audience, à l'instar de Miguel Martinez, converti à l'islam à l'âge de 9 ans. Pour justifier sa radicalisation, l'accusation se base en partie sur les déclarations de son beau-père, recueillies pendant l'instruction. Venu témoigner à la barre, le fameux beau-père, ouvertement raciste, prétendait ainsi avoir surpris Miguel Martinez hilare devant une vidéo de décapitation. L'extrait en question était en réalité issu du film Bernie d'Albert Dupontel. En démontant l'argumentaire du beau-père de son client, Me Pugliese pose les jalons de sa plaidoirie : sans preuve d'une éventuelle radicalisation, l'avocate compte plaider l'association de malfaiteurs simple, passable de 10 ans d'emprisonnement. Alors dans quelle mesure les uns et les autres connaissaient-ils la radicalisation d'Amedy Coulibaly ? Y adhéraient-ils ? C'est à ces questions que les magistrats professionnels de la cour d'assises spéciale vont devoir répondre. Le verdict est attendu le 11 décembre.
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