Tribune
|
Published on 25 March 2013

Je n'en peux plus de...

 

Par Anne Sinclair

Deux choses m'ont marquée cette semaine : la charge très violente de Daniel Schneidermann contre Patrick Cohen pour les propos que celui-ci a tenus dans une émission. A savoir que la responsabilité d'un journaliste auprès de ses lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs, s'exerce jusqu'au choix de la personne à laquelle il tend un micro. Qu'un journaliste ne peut pas interviewer, sans dommages, n'importe qui. Que s'il permet à quelqu'un de délivrer un message, c'est son devoir de faire en sorte de ne pas diffuser n'importe quelle parole, hideuse, irresponsable ou criminelle. Que si cela relève certes de la morale personnelle de chacun et ne peut pas être érigé en leçon, le journalisme est cependant un choix, un tri, une hiérarchie et qu'on a le droit aussi de décider quels sont individus que l'on invite sur son plateau. Que tout ne vaut pas tout, sous le prétexte qu'untel est connu pour faire des éclats - et donc de l'audience - le collabo comme le résistant, le bandit comme l'honnête homme, l'écrivain comme le plagiaire, le bon comme la brute et le truand.

 

Pour avoir dit ce qui me paraît professionnellement défendable et juste, le journaliste vedette des matinales de France Inter s'est vu décerner une volée de bois vert, et un cours de déontologie moralisante et violente de mon confrère Schneidermann dans Libération sous le titre assez déplaisant de La liste de Cohen. Un titre faisant référence à une époque de sang et de drames, déplacé en l'occurrence.

 

La deuxième chose qui m'a frappée cette semaine, c'est... qu'elle ressemblait furieusement aux autres, malgré l'actualité chargée qu'elle semblait charrier.

 

Alors, en mélangeant ces deux impressions, j'ai eu envie de faire une sorte de liste, moi aussi, comme une nomenclature à la Georges Perec, mais à l'envers. Au lieu des "je me souviens" célèbres, de faire la compilation des "je n'en peux plus", celle des fatigues quotidiennes accumulées face l'actualité qui souvent, à l'inverse de l'histoire, bégaie.

 

Alors, allons-y :

 

- Je n'en peux plus de cet hiver qui ne sait pas finir;

 

- Je n'en peux plus de l'impuissance d'Obama au Proche Orient et de ses discours moralement justes, mais sans aucun effet ;

 

- Je n'en peux plus des embouteillages parisiens parce que l'on a fermé les quais rive gauche dont pas un piéton ne profite ;

 

- Je n'en peux plus des mises en examen bihebdomadaires des hommes politiques qui ne font plaisir qu'à l'extrême droite ;

 

- Je n'en peux plus de l'indignation de ces mêmes politiques et des injures dont ils accablent les juges quand ils sont eux-mêmes visés, et... qui ne font aussi plaisir qu'à l'extrême droite ;

 

- Je n'en peux plus des débats et défilés pour et contre le mariage gay ;

 

- Je n'en peux plus du personnage de Frigide Barjot, ayant, dans les manifs, remplacé la figure emblématique de Jean Paul Sartre ;

 

- Je n'en peux plus de la liste des membres du personnel de Mme Bettencourt ;

 

- Je n'en peux plus des crises-panique en Europe, qui prennent des dimensions apocalyptiques, et notamment quand il s'agit d'Etats timbres postes, tels Chypre ;

 

- Je n'en peux plus des grossièretés de Balkany,

 

- Des dérives dangereuses qui, d'excès en excès, transforment Mélenchon en tribun irresponsable,

 

- Des petites blagues de Hollande, y compris sur le départ de ses propres ministres ;

 

- Je n'en peux plus des numéros spéciaux des hebdos sur l'immobilier, les hôpitaux, les lycées les plus pourris de France, ou sur "que faire de votre argent" ;

 

- Je n'en peux plus des événements qui tombent à 20h (le Pape élu, Cahuzac démissionné, Sarko mis en examen) qui obligent la rédac du Huff à veiller toute la nuit ;

 

- Je n'en peux plus de Francis Heaulme dont on nous parle depuis 26 ans ;

 

- Je n'en peux plus de l'exégèse du texte du Pingouin de Carla qui viserait Hollande, et du décryptage des états d'âme de Valérie sur le statut de "Première dame";

 

- Je n'en peux plus des impôts qui devraient augmenter, de l'austérité qu'on devrait bannir, de la croissance qui ne revient jamais ;

 

- Je n'en peux plus des salaires des grands patrons qui vont, qui seront, qui promettent d'être taxés ;

 

- Je n'en peux plus des statistiques du chômage qui se banalisent en s'aggravant tous les mois ;

 

- Je n'en peux plus d'Ayrault trop falot, de Fillon trop bougon, de Copé trop dopé,

 

- Je n'en peux plus des seins nus des Femen qui les étalent à toute occasion ;

 

- Je n'en peux plus de la tête d'enterrement de Didier Deschamps les soirs de victoire ;

 

- Je n'en peux plus de l'impuissance américaine à légiférer sur les armes à feu qui ont fait des milliers de victimes depuis Newtown en décembre dernier ;

 

- Je n'en peux plus des 286 journées mondiales par an pour célébrer la gentillesse, les vocations ou les gens qui aiment le tricot.

 

Bref, c'était la litanie de la citoyenne qui voit tristement se déliter le débat public, ou tout simplement l'ironie de la journaliste fatiguée qui a besoin de vacances !