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Published on 24 January 2019

France - Islamisme : comment l'école s'organise pour lutter contre la radicalisation

Depuis la vague d'attentats islamistes, l'Etat a lancé un vaste plan de prévention de la radicalisation, afin d'empêcher que les écoliers d'aujourd'hui deviennent les terroristes de demain. Des pièces de théâtre aux cellules préfectorales, examen des moyens mis en œuvre.

Publié le 22 janvier dans Marianne

Le point commun entre Mohammed MerahAdel Kermiche et Chérif Chekatt ? Tous ces individus sont des djihadistes ayant commis des attentats en France. Ils étaient aussi, comme de nombreux autres terroristes, des citoyens français, passés par l'école de la République. Appartenant à ce que le politologue Gilles Kepel appelle la "troisième génération du djihad", des meurtriers islamistes ayant passé leur enfance dans notre pays avant d'assassiner leurs compatriotes. Avant d'être des tueurs, ils ont été des écoliers. Leur trajectoire funeste aurait-elle pu prendre un autre tour ?

La question est complexe, et comporte deux écueils : l'école ne peut évidemment pas tout, et surtout pas empêcher la radicalisation de tous les jeunes qui passent par ses rangs; d'autant que les terroristes, généralement âgés de 18 à 30 ans, ont quitté le système scolaire très tôt. Deuxième difficulté, l'efficacité de la prévention de la radicalisation terroriste, par nature, est difficile à mesurer : quand elle fonctionne, et qu'un potentiel djihadiste est remis dans le droit chemin, il ne se passe... rien. Dans une époque obsédée par les chiffres et l'efficacité, l'absence de statistiques à mettre en avant ne plaide pas pour les politiques de prévention.

Depuis la vague d'attentats islamistes subie par le pays à partir de 2015, l'Etat a pourtant changé de braquet et développé davantage encore sa stratégie contre la radicalisation à l'école, convaincu de ce que l'Unesco appelle la "puissance douce" de l'éducation contre le terrorisme. En quoi consiste concrètement la prévention de la "radic'", comme disent les spécialistes ? Pour ce qui est de l'école, l'Etat la décompose en quatre phases : empêcher les jeunes de se radicaliser, savoir repérer et signaler de manière efficace les éléments suspects, organiser leur suivi, et former les personnels de l'Education nationale à accomplir ces missions.

ÉDUCATION DES ÉLÈVES AUX MÉDIAS

Première étape : agir sur les élèves. Un travail qui commence dès la maternelle et se poursuit jusqu'au lycée. Il passe notamment par des spectacles (marionnettes, théâtre) joués devant des classes et systématiquement suivis d'un débat avec les élèves, à l'image des pièces d'Ismaël Saïdi, Djihad et Géhenne (voir encadré plus bas). A l'école primaire et au collège, l'accent est mis sur la transmission des valeurs républicaines. Un nouveau programme simplifié d'éducation civique est d'ailleurs entré en vigueur à la rentrée 2018, l'accent étant mis sur l'acquisition et le partage des principes de liberté, égalité, fraternité et laïcité. Aborder ces questions peut également permettre aux professeurs de "mettre en débat des idées qui nécessitent d'être discutées, ce qui permet de repérer les jeunes 'sensibles aux idées radicales'", nous explique Séraphin Alava, membre de la chaire Unesco consacrée à la prévention de la radicalisation et conseiller du gouvernement français. Depuis 2015, la "réserve citoyenne de l'Education nationale" permet aux établissements scolaires d'accueillir des intervenants extérieurs plus facilement pour organiser de tels débats, notamment avec des journalistes.

Mais la grande nouveauté, mise en place depuis 2016, ce sont les cours d'éducation aux médias et à l'information (EMI). D'après Séraphin Alava, un enjeu capital : "Il faut renforcer les compétences informationnelles et la compétence à pouvoir analyser une information. La grande majorité des jeunes qui trouvent une info sur YouTube ou Google décrètent qu'elle est vraie. Et quand on leur demande comment ils la vérifient, ils répondent qu'ils demandent à un copain !". Si le programme des enseignements d'EMI, qui doit permettre de lutter contre le conspirationnisme, est entré dans le "socle commun" que doivent maîtriser tous les élèves et que leur place s'est renforcée en 2018 avec l'arrivée de cours consacrés aux réseaux sociaux, les conditions d'enseignement de cette nouvelle matière restent incertaines : sans heures dédiées, les cours d'EMI doivent prendre place au collège lors des heures d'EPI (enseignement pratique interdisciplinaire) où les profs de différentes matières doivent travailler ensemble. Pas simple…

"Sur Internet, les jeunes font l'objet d'une propagande active de la part d'un islam radical qui cherche à convaincre en profitant de la fragilité créée par les réseaux sociaux", s'inquiète Muriel Domenach, secrétaire générale du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR), créé en 2016 pour coordonner l'action gouvernementale en matière de lutte préventive contre le terrorisme. Face à l'attrait redoutable de la radicalité et des explications simplistes du monde, que valent quelques séances d'éducation aux médias ? "Il faut étendre le dispositif, c'est essentiel", convient la secrétaire générale du CIPDR.

FORMATION DES PROFESSEURS

Deuxième étage de la fusée, les enseignants et autres personnels de l'éducation, qui doivent être formés pour appréhender ce phénomène contemporain qu'est la radicalisation à l'école, apprendre à repérer les éléments problématiques mais aussi savoir à qui s'adresser en cas de problème. Un livret de quatre pages a été distribué à tous les personnels de l'éducation pour leur permettre de reconnaître les signes de radicalisation chez les élèves. Il existe un autre document, plus complet, de 62 pages, qui n'a pas fait l'objet d'une diffusion complète.

Surtout, les profs savent désormais à qui s'adresser s'ils veulent effectuer un signalement : Jean-Michel Blanquer a installé dans chaque académie et chaque département un "référent radicalisation", joignable par tous les personnels, qui s'ajoute au simple numéro vert mis en place en 2014. Le ministre de l'Education a également décidé de la diffusion d'un vade-mecumdétaillé sur la laïcité, pour permettre aux enseignants de mieux gérer les situations de crise. "L'idée générale est que plus rien ne doit être mis sous le tapis, affirme-t-on rue de Grenelle. Un professeur ne doit jamais se sentir seul ou isolé face à ces problèmes. Pour en finir avec le 'pas de vague', il a été décidé dès juin 2017 que dans les notes attribuées à chaque établissement, le nombre de conseils de discipline ne serait plus pris en compte". Et ce, afin de dissuader les chefs d'établissement d'éviter de traiter de manière officielle des cas préoccupants, de peur d'entacher la réputation de leur école. Un problème bien réel : une source nous cite ainsi une dizaine de collèges où les principaux étaient opposés à l'idée de travailler avec les préfectures, ne désirant pas attirer l'attention sur les "radicalisés" qui fréquentent leur établissement... Aujourd'hui, la plateforme de prévention de la radicalisation reçoit entre 15 et 20 signalements par jour. Entre septembre et novembre 2018, 800 cas d'atteinte à la laïcité ont été enregistrés, dont 40 ont entraîné le déplacement des équipes spécialisés dans les établissements. "On serait ravis que ça baisse, mais ce chiffre ne nous dérange pas, on préfère que la parole sorte", commente le ministère.

CHANGEMENT DE PARADIGME

Si une telle importance est attachée aux signalements effectués par le personnel, c'est bien parce qu'un changement de paradigme paraît nécessaire : les spécialistes interrogés en conviennent tous, les enseignants ont longtemps eu tendance à fermer les yeux sur les cas problématiques, répugnant à l'idée de "dénoncer" un élève au comportement suspect. Séraphin Alava décrit la prégnance d'une conception "victimisante" chez nombre de professeurs : "Ils ont tendance à se réfugier dans l'excuse sociologique, à postuler que leurs élèves radicalisés sont avant tout des victimes, ce qui peut les dissuader de faire un signalement". Le vent a tourné depuis les attentats. "Il y a eu une forte évolution de la communauté éducative, qui s'est approprié la thématique du signalement de la radicalisation, affirme Muriel Domenach. L'idée qu'il ne fallait pas soulever les difficultés a pu prévaloir mais aujourd'hui, le dispositif est rodé". Au cœur de cette prise de conscience, un élément essentiel : l'idée qu'au-delà de l'aspect purement sécuritaire, signaler un élève n'est pas une punition mais peut être une libération. "Après analyse, plus de 80% des appels sont signalés sans suite, souligne Séraphin Alava. Mais il faut surtout faire confiance à la chaîne humaine, aux psychologues, aux spécialistes dans les préfectures… Un jeune signalé pour radicalisation ne va pas au commissariat !".

Le principal écueil reste le manque de formation des enseignants, tant en matière de prévention de la radicalisation que de laïcité, voire de culture religieuse. "Le ministère n'a pas défini clairement sa stratégie, regrette Séraphin Alava. Les formations à la laïcité et au fait religieux sont encore trop faibles dans les ESPE (école supérieure du professorat et de l'éducation, les nouveaux IUFM, ndlr). Si un jeune lance un échange en prétendant que quelque chose est dans le Coran et que c'est faux, les enseignants sont perdus et ne peuvent pas les corriger".La question est délicate : tenus à la neutralité, les professeurs ne sauraient débattre de théologie avec leurs élèves, et les forcer à sortir de leur posture laïque pourrait engendrer des difficultés encore plus sérieuses. D'un autre côté, se taire, c'est laisser le champ libre à une parole religieuse souvent radicale, mais également mal informée, alors que les croyances et les revendications prennent une place de plus en plus grande dans les salles de classe.

Face à cet écueil, la formation des enseignants apparaît encore insuffisante : les semaines de stage sont facultatives et la responsabilité repose grandement sur les référents radicalisation, nommés au rectorat… et qui, la plupart du temps, ne font qu'accompagner un signalement à la préfecture, n'étant pas dotés de la capacité de faire une enquête éducative. Les modules de sensibilisation à la laïcité dans les ESPE sont eux jugés trop peu denses pour être véritablement efficaces.

MAILLAGE ANTI-RADICALISATION

La prévention de la radicalisation à l'école n'est pas que l'affaire des enseignants et des élèves : de l'avis de Muriel Domenach, secrétaire général du CIPDR, "ce qui marche le mieux, après retour d'expérience, c'est la responsabilisation des acteurs de terrain. En matière de prévention de la radicalisation, on a souvent été entre la panique et dans le déni. L'objectif est d'établir un maillage solide entre les personnels de l'éducation, les associations, les préfectures… et l'Etat. La structure jacobine a ses mérites !".

Depuis 2014 et le lancement de la plateforme "Stop-djihadisme" (numéro vert et site Internet pour recueillir les signalements), c'est toute une architecture institutionnelle qui s'est installée pour traiter le problème depuis la racine jusqu'au sommet. Dans les bâtiments scolaires, tout d'abord : au sein des écoles, collèges et lycées, le chef d'établissement préside une cellule de veille qui partage des informations sur les jeunes susceptibles d'être pris en charge. Ce groupe, composé "de l'adjoint du chef d'établissement, d'un conseiller principal d'éducation (CPE), de l'assistant de service social, de l'infirmier, du médecin scolaire et/ou du psychologue de l'éducation nationale", a pour mission de déterminer les situations éventuellement problématiques et de les faire remonter via le numéro vert ou le référent radicalisation. Ce dispositif est complété par une initiative de Jean-Michel Blanquer : la présence, dans chaque académie, d'une "équipe laïcité et faits religieux" d'entre quatre et six personnes, composée de plusieurs spécialistes aux compétences diverses : juridiques, psychologiques, sociales, religieuses, sécuritaires…

Dans certains cas, les signalements dépassent le cadre des établissements et des référents académiques de l'Education nationale. Entrent alors en jeu les structures placées sous l'autorité du ministère de l'Intérieur : mentionnons le groupe évaluation (GED), composé de policiers et de gendarmes qui évaluent les situations transmises par les établissements, mais surtout les cellules préfectorales de suivi pour la prévention de la radicalisation et l'accompagnement des familles (CPRAF) : incarnation du maillage mis en place contre la radicalisation, elles comptent dans leurs rangs des responsables associatifs, des personnalités représentant l'Etat et des membres des collectivités territoriales. Leur tâche ? Suivre les jeunes signalés comme étant "en voie de radicalisation" mais non inculpés pour des faits "à caractère terroriste". Enfin, au niveau gouvernemental, le CIPDR a été créé en 2016 pour coordonner l'action des différents ministères en matière de lutte préventive contre le terrorisme. C'est ce comité, dirigé par Muriel Domenach, qui a élaboré le plan national de prévention de la radicalisation, présenté par Edouard Philippe en février 2018, et destiné à compléter les mesures plus sécuritaires de lutte contre le terrorisme. Preuve de l'importance accordée au domaine éducatif, les 10 premières dispositions des 60 que compte le plan concernent l'école.

Mais la radicalisation, c'est aussi le monde réel, et des quartiers entiers où la misère, la rupture sociale et le sentiment d'abandon de l'Etat nourrissent le repli communautaire. "Le terrorisme de demain est un terrorisme d'impulsion,low-cost, qui se développera depuis les quartiers, prédit Séraphin Alava. Ce nouveau terrorisme nécessite de renforcer les structures locales, et même les liens des établissements scolaires avec le renseignement." Muriel Domenach, du même avis, préconise "d'adapter la réponse publique" en "regardant dans les quartiers là où c'est nécessaire". Une réponse à grande échelle qui, cette fois-ci, n'est pas du ressort de l'école.