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Published on 15 January 2020

Europe/Mémoire - Shoah : le rôle crucial des derniers témoins

Dans le climat d'antisémitisme actuel, ils n'ont jamais été aussi précieux. Que se passera-t-il quand leurs voix s'éteindront ?

Publié le 14 janvier dans L'Express

À 87 ans, Bronislawa Horowitz-Karakulska n'a rien perdu de son entrain. "Ma fille me dit que je devrais me reposer, mais je dois continuer à témoigner, car je suis la dernière personne de la liste de Schindler encore en vie en Pologne", raconte-t-elle dans son modeste appartement de Cracovie, où elle a presque toujours vécu. Enfant rescapée du ghetto de Cracovie puis des camps de Plaszow, Auschwitz et Brünnlitz, Bronislawa fait partie des 1 200 Juifs sauvés par l'industriel allemand. Elle n'a commencé à raconter son histoire qu'après la sortie, en 1993, du célèbre film de Steven Spielberg, auquel elle a participé comme consultante. 

"Après la guerre, il existait une sorte d'entente tacite entre les survivants pour garder le silence, précise-t-elle. Il fallait d'abord penser à vivre et, de toute façon, personne ne nous posait de questions." Outre ses entretiens à la presse et sa participation aux commémorations officielles, Bronislawa s'adresse régulièrement à des groupes d'enseignants et d'étudiants. "Je ne vais pas dans les écoles, car les jeunes élèves ne savent pas qui était Hitler, se désole-t-elle. Ils n'ont aucune idée de ce qu'étaient le nazisme et les SS." Son mari, qui l'accompagne dans tous ses déplacements, renchérit : "Ils sont même surpris d'apprendre qu'il y avait un ghetto à Cracovie. Pourtant, ils vivent ici, c'est leur histoire !" 

La Shoah disparaît de la mémoire collective

Il y a soixante-quinze ans, les troupes soviétiques découvraient le camp d'extermination d'Auschwitz-Birkenau. Une cérémonie aura lieu à Jérusalem, ce 23 janvier, en présence de nombreux chefs d'Etat, dont Vladimir Poutine et Emmanuel Macron. Un moment solennel : "Nous allons réfléchir à la manière de transmettre le souvenir de la Shoah à des générations qui vivront dans un monde sans survivants", a prévenu le président d'Israël, Reuven Rivlin. Ce sera, en effet, l'une des dernières fois où l'on verra des témoins de cette tragédie qui a coûté la vie à près de six millions de juifs. 

Que se passera-t-il lorsque leurs voix s'éteindront ? La question se pose, alors que le devoir de transmission n'a jamais été aussi nécessaire. En Europe, le racisme envers les Juifs ne cesse de progresser. En France, les actes antisémites ont crû de 74 % en 2018, selon le ministère de l'Intérieur. Tout aussi grave, l'ignorance désolante des jeunes générations quant à la Shoah. Un tiers des 7 000 jeunes Européens interrogés en 2018 par la chaîne américaine CNN avouaient ainsi "ne pas connaître grand-chose" à la Shoah. Heureusement, d'autres prennent la relève. 

Chaque année, en Israël, lors de la journée de la Shoah, le mouvement Zikaron BaSalon ("La mémoire dans le salon") envoie plusieurs milliers de survivants du génocide témoigner dans les foyers. Entourés d'une vingtaine d'auditeurs, souvent jeunes, ces témoins racontent les années noires. "Une discussion s'engage ensuite sur un thème lié à la Shoah, comme la résurgence de l'antisémitisme en Europe", explique Elishav Rabinovich, 33 ans, l'un des animateurs. 

La troisième voire quatrième génération prend la relève

De plus en plus souvent, des descendants de victimes s'invitent dans ces soirées. Ils ont recueilli des témoignages et conservent des photos, des lettres ou des objets transmis par leurs parents. "Cette deuxième génération joue un rôle essentiel, confirme Shlomo Balzam, l'emblématique guide francophone du mémorial de Yad Vashem, à Jérusalem. Il n'y a d'ailleurs jamais eu autant de livres de souvenirs sur la Shoah, car les enfants des survivants ressentent le besoin de transmettre la mémoire de leurs parents disparus." 

En France aussi, on voit apparaître une forme de relève. "Ce sont maintenant les représentants de la troisième, voire de la quatrième génération, qu'ils soient descendants de survivants ou non, juifs ou pas, qui s'approprient la mémoire de la Shoah, à l'instar de l'auteur de bande dessinée Jeremy Dres ou de la documentariste Ruth Zylberman (Les enfants du 209 rue Saint-Maur, 2017)", commente Léa Veinstein, commissaire de l'exposition La Voix des témoins (à partir du 27 janvier au Mémorial de la Shoah de Paris et de Drancy). Autre exemple : la récente websérie Les Derniers, de Sophie Nahum, disponible sur lesderniers.org. Léa Veinstein reprend : "Parce qu'elle transmet l'émotion, la voix joue un rôle essentiel dans la perpétuation de la mémoire. Or nous disposons de très nombreux enregistrements sonores ou vidéo de rescapés". 

La mémoire historique comme enjeu politique

Dans certains pays toutefois, là où la mémoire constitue un enjeu politique, le travail mémoriel n'est pas facile à mener. En Hongrie, le Premier ministre Viktor Orbán cherche ainsi à absoudre son pays de toute responsabilité, alors que les autorités magyares ont contribué à la déportation de 440 000 Juifs en juin et juillet 1944. "Le mémorial aux victimes de l'occupation allemande inauguré en 2014 à Budapest est l'un des symboles les plus parlants de cette réécriture de l'histoire, car il gomme les exactions du régime, rapporte Mária Heller, sociologue et nièce d'Imre Kertész, prix Nobel de littérature et survivant du camp de Buchenwald. Avec d'autres intellectuels, j'ai donc fabriqué un monument alternatif avec des photos, des lettres et des objets, en face du mémorial mensonger. Deux fois par semaine, nous y organisons des discussions publiques." Cet exemple illustre les difficultés rencontrées par les "porteurs de mémoire". 

"Nous avons collectivement failli dans ce devoir de transmission, assène l'éditorialiste polonais Konstanty Gebert. En témoignent la banalisation de l'antisémitisme mais aussi notre indifférence devant les souffrances des populations migrantes. Or c'est l'indifférence qui a envoyé les juifs dans les camps. Il est temps de se souvenir de cette phrase du philosophe espagnol George Santayana: 'Ceux qui ne peuvent se souvenir du passé sont condamnés à le voir se répéter'." 

 

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