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Published on 6 February 2020

France/Islamisme - "Les Territoires conquis de l’islamisme", sous la direction de Bernard Rougier : extension du domaine islamiste

Domestication des corps, « salafisation » des lectures… Constatant l’emprise de l’islamisme sur l’islam mondial, une équipe de chercheurs emmenés par Bernard Rougier a enquêté pour en mesurer les effets en France.

Publié le 6 février dans Le Monde

En 2005, l’islamologue Mohammed Arkoun (1928-2010) publiait un essai intitulé Humanisme et islam (Vrin), où il déplorait que la religion dont il chérissait les trésors spirituels se trouve désormais accaparée par des doctrinaires violents. A travers le monde musulman, soupirait-il, « l’attitude humaniste n’est plus qu’une survivance précaire chez des personnalités isolées, réduites au silence, à la marginalité sociale, intellectuelle et culturelle ».

Près d’une décennie plus tard, un disciple de Mohammed Arkoun, Rachid Benzine, publiait dans Libération une tribune intitulée « Daech et nous ». Il notait ceci : « En face de la montée en puissance des comportements barbares, beaucoup de musulmans s’écrient : “Tout cela n’est pas l’islam !” ou encore, comme ces jours-ci sur les réseaux sociaux : “Pas en mon nom !” Ce n’est certes pas leur conception de l’islam, la manière dont ils vivent celui-ci dans l’intimité de leur cœur et en famille. Mais c’est néanmoins l’islam obscurantiste enseigné toutes ces dernières décennies dans la plupart des lieux de diffusion de la doctrine et de culture de la piété. »

Au cœur de l’Europe

Que l’islam réellement existant, à l’échelle mondiale, soit aujourd’hui dominé par des courants modérément modérés, il y a là un fait que les consciences occidentales ont déjà du mal à admettre. Mais que cet état de fait puisse avoir des répercussions ailleurs qu’en Arabie saoudite ou en Iran, par exemple au cœur de l’Europe, voilà qui leur semble souvent inenvisageable.

"Au moment où triomphent les analyses en matière d’histoire ou de politique « globales », on s’échine à envisager le djihadisme comme un symptôme local"

D’où le réflexe routinier qu’on observe après un attentat djihadiste sur le Vieux Continent : alors que ses auteurs sont des globe-trotteurs qui tuent avec les mêmes mots, les mêmes gestes à Nairobi, Alep ou Paris, chaque société ciblée réagit en posant des questions étroitement nationales. Si la Belgique se trouve visée, n’est-ce pas que son « modèle d’intégration » est en crise ? Si Nice est ensanglantée, faut-il remettre en cause la « laïcité à la française » ? Et si les passants de Londres sont poignardés, doit-on incriminer le « multiculturalisme » ? Au moment où triomphent les analyses en matière d’histoire ou de politique « globales », on s’échine à envisager le djihadisme comme un symptôme local sans rapport avec le destin du vaste monde. Comme si le « nuage » de l’islamisme s’arrêtait à nos frontières.

Cette chimère, deux livres récents pourraient la dissiper. Le premier, signé Hugo Micheron et intitulé Le Jihadisme français. Quartiers, Syrie, prisons (Gallimard, 416 p., 22 €), a déjà été largement évoqué dans ces colonnes. « Qu’est-ce qui lie Strasbourg à Rakka ? Nice à Idlib ? Lunel à Deir ez-Zor ? », s’interroge Micheron, lequel contribue d’ailleurs au deuxième livre, publié en même temps, Les Territoires conquis de l’islamisme. Emmené par le sociologue Bernard Rougier, un collectif de jeunes chercheurs, pour la plupart issus de l’immigration et des quartiers populaires, a enquêté sur les retombées du « nuage » ­islamiste dans le paysage social et religieux français, à Toulouse, Argenteuil (Val-d’Oise) ou Champigny (Val-de-Marne).

« Rappels à la foi »

Si la France n’est pas coupée du monde, comment s’y traduit la « prise de contrôle » de l’islam par l’islamisme à l’échelle planétaire ? Tout pouvoir étant d’abord une domestication des corps, cet activisme accorde une attention particulière aux gestes les plus quotidiens, lire, s’habiller, manger, et aux espaces les plus ordinaires, piscines, restaurants, librairies…

Ainsi, ayant mené une étude sur les livres qu’on trouve dans les librairies islamiques, les auteurs notent que la masse des ouvrages qui s’offrent aux musulmans français reflètent une « salafisation de la littérature » ; financées par de riches Etats étrangers, ces publications jettent le discrédit sur les autres lectures du Coran, maudissent les modes de vie « mécréants », voire justifient la peine de mort pour les homosexuels et les apostats (entre autres). Autant de textes qui nourrissent la politique permanente des « rappels à la foi » opérés par les militants dans la vie de tous les jours, au coin de la rue, dans le vestiaire d’une salle de sport ou au cœur d’une université comme Villetaneuse (Seine-Saint-Denis).

Celle-ci se trouve évoquée dans un chapitre édifiant consacré à la ville d’Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), où l’on découvre comment la mairie communiste a cru pouvoir conserver le pouvoir en laissant naître un véritable « écosystème islamiste ». Ici comme ailleurs, l’islam français est exposé à l’influence de l’islamisme planétaire, où se mêlent l’héritage des oulémas saoudiens, les rivalités entre prédicateurs salafistes, l’expérience combattante propre aux anciens du GIA algérien ou encore, bien sûr, la force d’aimantation de la galaxie Daech. Loin d’être un « loup solitaire », comme on a voulu le croire, Mohammed Merah est donc « la figure individuelle d’une catégorie sociale idéal-typique beaucoup plus répandue en France et en Europe », lui dont les proches ont sillonné le Moyen-Orient et étudié dans de prestigieuses universités comme Al-Azhar, au Caire, lui aussi dont la mère a proclamé sa fierté d’avoir vu son fils mettre « la France à genoux ».

Contre-société communiste

Dans l’ensemble, c’est ce sentiment qui frappe à la lecture des témoignages recueillis par les auteurs : la fierté de militantes et militants islamistes qui affichent leur vocation hégémonique, heureux d’inscrire leur action dans une espérance universelle, quand ceux qui prétendent leur résister demeurent entravés par une perspective étriquée, des concepts bornés, à commencer par celui de « radicalisation ».

« C’est vous qui dites que je suis radicalisée ! Pour moi, je suis musulmane, mais pour vous, parce que je prie, je suis radicalisée ! » Une jeune djihadiste détenue

Une jeune djihadiste proteste : « C’est vous qui dites que je suis radicalisée ! Pour moi, je suis musulmane, mais pour vous, parce que je prie, je suis radicalisée ! » Cette femme fait partie des détenues de Fleury-Mérogis dont le livre montre, là encore, combien elles sont familières des prédications élaborées au Levant ou dans la péninsule Arabique : « Les deux tiers de l’échantillon possèdent des connaissances approfondies en matière religieuse, notent les auteurs, certaines évoquent même les enseignements théologiques des cheikhs saoudiens. » Quelques-unes complètent leur formation en lisant le philosophe Michel Foucault, d’autres vont jusqu’à entamer une recherche universitaire depuis leur cellule. Mais toutes demeurent fidèles à leur « credo salafo-djihadiste », celui-là même qui fait son chemin de Rakka à Roubaix.

Pour décrire la façon dont ce credo circule de corps en corps jusqu’à créer une profonde « imprégnation » islamiste, Bernard Rougier et les autres contributeurs des Territoires conquis de l’islamisme rappellent ce que fut jadis la contre-société communiste en France. Pourtant, le terme « imprégnation » renvoie à une autre expérience. Dans un célèbre article publié en 1955, l’historien Raoul Girardet, qualifiant le climat moral des années 1930, parlait d’un « phénomène d’imprégnation fasciste ». Quand on sait ce que les islamistes font des militants de gauche, syndicalistes ou féministes dans les espaces où ils prennent leurs aises, on se dit que cette référence est au moins aussi pertinente. Et l’on se souvient que l’islamologue Abdelwahab Meddeb (1946-2014) n’hésitait pas à y recourir quand il sonnait l’alerte : « L’islamisme est un fascisme que l’islam peut contrarier, sinon vaincre. »

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