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Published on 23 October 2020

France - Plus Français ou trop Français? Crémieux, les Juifs et le vieux complot communautariste

En 1870, la République française naturalisait les Juifs d'Algérie dans une démarche assimilationniste. Très vite, un nouvel antisémitisme allait leur reprocher cette trop parfaite intégration.

Photo : Coupon d'adhésion à la pétition contre le décret Crémieux, imprimé dans l'édition du 5 août 1897 du journal "L'Antijuif algérien".• Crédits : via wikicommons

Publié le 22 octobre dans France Culture

Le 24 octobre, cela fera 150 ans que les Juifs de France sont Français. C’est-à-dire, tous les Juifs, y compris ceux d’Algérie, qui alors comptait pour trois départements depuis 1848. En 1870, un décret d’Adolphe Crémieux attribuait une pleine citoyenneté française à 37 000 personnes dans cette colonie de peuplement qu’était l’Algérie depuis près d’un demi-siècle. Si certains, parmi eux, étaient en fait originaires de lignées berbères qui déjà avaient vécu une conversion dans le passé, eux tous seront Français. Au même titre que, par exemple, ces familles juives issues d’Espagne, qui avaient fui les persécutions au XVe siècle, avant d’être expulsées pour de bon en 1492. Au même titre aussi, finalement, que ces colons originaires d’Italie, de Malte, d’Espagne, qui n’étaient pas juifs mais qui, eux aussi, seront francisés à leur tour, immédiatement après le décret Crémieux. C’est ainsi avec la population musulmane, seule, que la frontière se dresse aussitôt : pour ceux-là, ce sera le statut d’indigène, et, rapidement, le code de l'indigénat, c’est-à-dire un droit à part, voté en 1881.

Jalon le plus connu de l’histoire des Juifs en France jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, le décret Crémieux reste indissociable du récit de l’aventure coloniale et de l’Algérie française, puisque ce texte ancrera largement les allégeances de nombreux Juifs d’Algérie vis-à-vis de l’Etat français. L’historien Jacques Frémeaux, dans ses travaux sur la conquête de l’Algérie, rappelle qu’en 1848, lorsque la région se départementalise, les Juifs ont déjà “d’actives sympathies en France” ; et aussi, qu’ils ne comptent que pour 30 000 personnes tout au plus, principalement dans les villes, pour environ 1 300 000 arabophones et un million de berbérophones. La population européenne quant elle, n’était présente que sur l’équivalent de 1% du pays, et encore faut-il avoir en tête que la moitié des colons français vivaient à Alger ou à Oran.

En 1870, la Troisième République n’a pas soufflé sa première bougie qu’elle arrime le sort des 37 000 Juifs d’Algérie à celui de ceux qu’on appellera durablement “les Européens”. En commun parfois avec eux, des façons de vivre, des lieux où l’on va, des prénoms qu’on francise ou qu’on dédouble (Schlomo devient Salomon ou Charles, voire les trois à la fois à l’état civil), ou la langue française que l’on privilégie de plus en plus - mais pas toujours, et parfois aussi, rien de tout ça. En partage dans tous les cas, en revanche, l'appartenance à une minorité arithmétique, malgré des asymétries de statut de longue date.

Couple juif à Constantine, en Algérie, circa 1856.

Couple juif à Constantine, en Algérie, circa 1856.• Crédits : Hulton archives - Getty

Plus Français, c'est-à-dire moins Juifs ?

Cette réforme de la citoyenneté consiste en une naturalisation collective, et c’est pour ça que c’est une nouveauté. Car depuis cinq ans déjà, à titre individuel et au coup par coup, les Juifs d’Algérie pouvaient déposer une demande pour devenir Français. Mais au prix alors d’abdiquer ce que le droit appelait le “statut personnel”. Cette fois, le texte du décret Crémieux dit ceci :

Les Israélites indigènes des départements d’Algérie sont déclarés citoyens français. En conséquence, leur statut réel et leur statut personnel seront, à compter de la promulgation du présent décret, réglés par la loi française… 

Pourquoi Crémieux en 1870 ? L’homme, avocat franc-maçon issu d’une famille qui s'est installée à Nîmes dans le négoce des étoffes, touche à la fin de sa carrière politique, en 1870 : natif de la toute fin du siècle précédent, il s’était rallié à la gauche républicaine sur le tard, en 1848, mais entrait tout de suite au gouvernement provisoire. Comme ministre de la Justice, il interdira par exemple qu’on expose les condamnés avant leur châtiment. En 1870, il est élu député de Paris sitôt la Troisième République proclamée sur les cendres du Second Empire qui vient d’abdiquer devant Bismarck, et retrouve le ministère de la Justice dans la foulée. C’est donc lui, né en 1796, cinq ans après l’émancipation des Juifs de France, qui achèvera d’unifier leur sort en naturalisant les Juifs d’Algérie. Car en métropole non plus, la nationalité française et l’égalité civique complète des Juifs n’a été ni immédiate, ni linéaire. 

Ramifiant à la fois chez les sépharades et chez les ashkhénazes, sa famille à lui avait d'abord trouvé refuge à Carpentras : à cette époque-là,  dans cette Provence-là, les Juifs pouvaient s’abriter sous la protection du Pape, domicilié à Avignon. Mais quand éclate la révolution française, en 1789, le statut des Juifs était loin d’être aussi sécurisé à l’échelle de toute la France, et la plupart ne sont, du reste, pas Français. Deux siècles ont passé et la date de ce qu’on appelle leur “émancipation”, est restée assez méconnue : c’est en 1791 que l’Assemblée constituante octroiera aux Juifs de France le droit d’être citoyens, dans un moment de la séquence révolutionnaire auquel Robert Badinter avait consacré un livre en 1989 (chez Fayard), qui vient justement de ressortir au Livre de poche cet automne). Dans une série de La Fabrique de l’histoire consacrée à la présence “en pointillés” des Juifs dans le récit national français, Dominique Schnapper disait ceci à Emmanuel Laurentin, en 2019 :

"Les Juifs m’ont paru être un cas emblématique des exigences - voire de l’épreuve - que comportait la création des nations démocratiques. A savoir accepter les groupes particuliers avec leur histoire, leurs pratiques, leurs convictions religieuses, leur sens du monde, et en même temps les inclure pleinement en tant que citoyens dans l’espace public. Emblématique parce que la tradition juive était particulièrement ancienne et forte. Du côté des Juifs, c’était une remise en question de ce qui faisait leur monde, un monde où le politique et le religieux étaient totalement imbriqués jusqu'à former un "self-government", une entité proprement politique. La création de la nation démocratique impliquait pour les Juifs qu’ils renoncent à leurs dimensions politiques et judiciaires et réinterprètent le judaïsme en termes seulement historiques, spirituels et religieux : c’était donc une épreuve. Et du côté des créateurs de la modernité politique - dans le cas de la France, des révolutionnaires - il fallait accepter l’idée que la citoyenneté universelle s’applique à ces populations qui étaient à la fois étrangères, différentes, et en même temps modestes, voire misérables. Il a donc fallu toute la force de cette conviction idéologique sur l’universalité de la citoyenneté pour qu’elle s’étende même aux Juifs, même aux bourreaux… et même aux comédiens".

Crémieux appartient donc à la “première génération de Juifs français”. Ou faut-il dire de Français juifs ? En fait, cette émancipation pleine ne se stabilisera que plus tard : après la séquence révolutionnaire, Napoléon détricotera en partie leur nouveau statut, au gré d’une politique pas toujours lisible. Sous l’Empire, les Juifs (sauf dans le Midi) doivent par exemple solliciter à nouveau une autorisation spécifique pour avoir le droit d’ouvrir un commerce - resté sous le nom de “décret infâme” de mars 1808. Et c’est lui qui exige la création d’un consistoire qui a d’abord pour effet de chapeauter la communauté juive. Donc, de l'encadrer : en filigrane, c’est l’idée de “peuple juif” que Napoléon cherche à détricoter en organisant, et donc en enclosant, un culte israélite pratiqué par des citoyens devenus français. 

Napoléon n’est au fond pas le premier à s’engager sur ce chemin : à Bordeaux, à Bayonne ou à Avignon, sous la Révolution déjà, les Juifs avaient acquis plus tôt qu’ailleurs des droits civiques, à condition qu’ils renoncent explicitement à toute idée de communauté qui passerait par autre chose que par le culte. Mais loin d’incarner cette ouverture libérale et magnanime qu’on lui attribue parfois un peu vite, l’Empire restera l’ère d’une politique qu’on peut aujourd’hui regarder comme complexe, ambiguë, et parfois carrément contradictoire. 

La création des "Juifs d'Etat"

La position de Napoléon vis-à-vis des Juifs est complexe, et parfois bancale. Lire ce qu’il en disait explicitement donne une idée plus précise de ce que l’empereur en pensait. Comme devant le Conseil d’Etat, un jour de mai 1806 : “On ne peut rien me proposer de pis que de chasser un grand nombre d’individus qui sont hommes comme les autres, […] il y aurait de la faiblesse à chasser les Juifs ; il y aura de la force à les corriger”. A la même séance, il les comparera à “des chenilles et [d]es sauterelles qui ravagent la France”. Et quand on passe les comptes-rendus de la séance au peigne fin, on trouve encore ce jour-là :

Je dois la même protection à tous les Français et je ne puis regarder comme des Français ces Juifs qui sucent le sang des véritables Français.

Quand Adolphe Crémieux (ou plutôt Isaac-Jacob Adolphe Crémieux, de son nom complet) arrive au pouvoir en 1848, l’histoire des Juifs de France, comme la sienne aussi, est imprégnée de cet élan assimilationniste-là. Son parti-pris de poursuivre la trajectoire en naturalisant tous les Juifs d’Algérie n’est donc pas un virage, même s’il peut aussi s’expliquer par un début de contexte insurrectionnel, sur le sol algérien, et un souci des républicains modérés de peaufiner des équilibres électoraux en modifiant les contours du corps électoral. Or ce qu’a montré dans plusieurs de ses travaux Pierre Birnbaum, c’est que l’histoire de l’antisémitisme français puise aussi précisément à cette borne-là du récit. En effet, c’est aussi parce qu’on dénoncera cette assimilation si bien huilée, et cette insertion dans le paysage de l’Etat, qu’un nouvel antisémitisme naîtra, qui se distinguera (sans l’éclipser) du vieux fonds antisémite chrétien contre le peuple déicide, et d'un fiel prolixe contre les “Juifs de cour”, accusés de bien des complots. 

 

Ce que le chercheur expliquait, par exemple, dès 1988 avec Un mythe politique : la “République juive”, c’est que voir apparaître des personnages prépondérants aptes à incarner la France, a stimulé de virulentes pulsions de rejet. Et nourri, tout compte fait, un nouvel avatar du monstre complotiste. Une fois les Juifs devenus des Français, ces figures seront celles de Crémieux justement, ministre dans un gouvernement de la République française, mais aussi de Léon Blum ou, plus tard, de Pierre Mendès France, qu’on apostrophera d’un “Circoncis!” en pleine séance à l’Assemblée nationale. Les frontières du rejet sont meubles : dans la trajectoire de ces protagonistes-là, et de d’autres, ce n’est plus le fait d’être à part qu’on reprochera désormais aux Juifs, mais bien le fait de camper des Juifs de l’intérieur.

De fait, enfourchant des carrières dans la haute administration en échange d’une culture rabattue sur les stricts contours d’une religion plus intime et discrète que jamais, des Juifs, en tant que Français, ont fait leur chemin… jusqu’à se voir accusés, en retour, d’avoir infiltré l’appareil d’Etat. Et en particulier, les arcanes du pouvoir. C’est-à-dire qu’on comprend, en lisant ce qu’écrivait Birnbaum il y a déjà trente ans, que c’est parce que cette intégration-là se fit sur le modèle d’un Etat fort, universaliste et assimilationniste, que l’histoire a pu en quelque sorte se retourner contre les “Juifs d’Etat”, en fin de compte soupçonnés de déloyauté.

"Une nation dans la nation" : un vieux spectre

Dans l’ouvrage collectif Racismes de France, tout récemment paru à La Découverte début octobre sous la direction de Omar Slaouti et Olivier Le Cour Grandmaison, le sociologue Saïd Bouamama fait justement un détour par ces soupçons de "séparatisme" auxquels les Juifs ont été confrontés en France à la fin du XIXe siècle. Pour décrypter la mécanique des procès en communautarismes, le chercheur montre notamment combien c’est le regard de l’autre qui fit non seulement le Juif (dans l’œil de celui qui regarde)… mais aussi cet hypothétique péril juif, à force d’essentialisation, et surtout d’homogénéisation en dépit de réalités sociales, culturelles, politiques, ou démographiques très disparates. Il cite l’historien Ralph Schor, qui résumait ainsi la construction de ce fantasme d’une “nation dans la nation” en 2005 :

Cette nation errante, réputée immuable à travers les siècles, était d’abord soudée par une mentalité particulière, une communauté de pensée et une volonté soigneusement décrite par les antisémites.

Quand Crémieux décidera de faire des Juifs d’Algérie des Français à part entière, et donc des électeurs, ce sont les colons européens installés en terre algérienne qui seront les premiers à s'ulcérer le plus. Leur crainte, depuis leur position minoritaire mais dominante sur le territoire colonial ? Que le pouvoir municipal, et l’administration, ne passe dans “leurs” mains, en particulier sur tout le littoral, plus citadin. Ainsi l’histoire du décret Crémieux n’est-elle pas seulement irriguée par le récit de l’Algérie française, mais aussi par la construction de l’Etat fort à la française, dont Pierre Birnbaum est justement un grand spécialiste. C’est l’écho entre ces deux histoires qui a donné toute sa tension à cette naturalisation collective de 1870. Malgré des bouffées virulentes et des pétitions diffusées dans la presse antisémite à la fin du XIXe siècle, aucun gouvernement ne reviendra plus dessus. Jusqu’au régime de Vichy, qui abrogera le décret Crémieux un jour d’octobre 1940 d'un article sec qui disait :

Les droits politiques des Juifs indigènes des départements de d’Algérie sont réglés par les textes qui fixent les droits politiques des indigènes musulmans d’Algérie.

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