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Published on 4 November 2020

Revue annuelle du Crif - Trois réflexions sur les Juifs et la liberté, par Erwan Le Noan

Le Crif bénéficie régulièrement de l’expertise et des contributions, analyses et articles de nombreux chercheurs.euses et intellectuel.les sur les nouvelles formes d’antisémitisme, la délégitimation d’Israël, le racisme et les discriminations, ou encore sur les enjeux géopolitiques et le terrorisme. Depuis quelques semaines, vous avez le loisir de découvrir ces contributions pour la Revue annuelle du Crif 2020. Bonne lecture !

Le Crif bénéficie régulièrement de l’expertise et des contributions, analyses et articles de nombreux chercheurs.euses et intellectuel.eles sur les nouvelles formes d’antisémitisme, l’antisionisme, la délégitimation d’Israël, le racisme et les discriminations, les risques et enjeux géopolitiques et le terrorisme, notamment.

L’institution produit également des documents dans le cadre de sa newsletter, de la revue Les Études du Crif, sur son site Internet et sur les réseaux sociaux, en publiant régulièrement les analyses et les points de vue d’intellectuels. Des entretiens sont publiés également sur le site. Pour la collection des Études du Crif, plus de 130 intellectuels ont publié des textes.

Chaque année, nous demandons à plusieurs intellectuel.les de bien vouloir contribuer à notre revue annuelle.

Si les textes publiés ici engagent la responsabilité de leurs auteur.es, ils permettent de débattre et de comprendre de phénomènes complexes (laïcité, mémoire, antisémitisme et racisme, identité…).

Dans les semaines à venir, vous aurez le loisir de découvrir ces contributions ! Bonne lecture !

 

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"Trois réflexions sur les Juifs et la liberté", par Erwan Le Noan

Erwan Le Noan est editorialiste pour L’Opinion et Les Echos, membre du Conseil scientifique de la Fondation pour l’innovation politique.

 

L’économiste Deirdre McKloskey explique – non sans malice, que deux Juifs ont, les premiers dans l’histoire, défini les piliers du libéralisme. D’abord, Hillel le Sage qui, dans une sentence du Talmud de Babylone, a donné les fondements d’une liberté conçue comme absence de nuisance (« ce qui est détestable à tes yeux, ne le fais pas à autrui »). Puis, un siècle plus tard, Jésus Christ, qui, dans un passage rapporté par l’Evangile selon Saint Matthieu, en a proposé une vision reposant sur l’engagement mutuel (« tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vousmêmes pour eux »). Près de deux mille ans plus tard, Isaiah Berlin produisait, comme en écho relatif, sa célèbre analyse des deux versants de liberté, considérant la liberté « négative » (la liberté de faire) d’une part et la liberté « positive » (la capacité de faire) d’autre part. Entre les deux, Benjamin Constant avait également établi une distinction entre la liberté des « Anciens » (« la participation active et constante au pouvoir collectif ») et celle des « Modernes » (« la sécurité dans les jouissances privées »).

Le 20e siècle a été une tension permanente et un combat politique parfois virulent entre ces deux conceptions de la liberté. De nombreux abus ont été commis au nom d’une liberté positive contraignante qui, d’un message de générosité, a été trahie en impératif intransigeant d’action politique pour forcer la réalisation du « bien ». La liberté négative en a profondément été menacée. L’histoire juive la plus récente en est un rappel, qui doit nourrir la compréhension que les sociétés contemporaines ont d’elles-mêmes – et de leurs pires potentialités.

Le premier enseignement de ce passé récent porte sur la puissance publique. Pierre Birnbaum l’illustre dans son dernier livre, La leçon de Vichy (Seuil, 2019), dans lequel il poursuit sa très riche réflexion sur l’Etat et relève la rupture philosophique, historique, politique et morale qu’a été le régime de l’« Etat français » dans la façon de concevoir la puissance publique : après cela, « les longues épousailles des Juifs et de l’Etat républicain s’en trouvent durablement affectées, ouvrant la voie à un avenir indéchiffrable ». Il ressort de cette expérience tragique et de cette blessure une leçon probablement plus large et plus profonde : l’Etat a été l’instrument des pires abominations de l’Histoire. Dès lors, l’impérative nécessité de le contrôler, de l’encadrer, de poser dans un droit inaliénable les fondements de la dignité humaine, a guidé – avec un succès malheureusement relatif, la réflexion humaniste depuis 1945. Cette priorité reste entière à l’heure où les nouvelles technologies dotent les administrations de pouvoirs de contrôle monopolistiques inégalés.

Une deuxième réflexion se joue au niveau de l’individu. Etre juif au 21e siècle, c’est aussi affirmer la liberté de l’individu, de sa construction et de son identité. Le grand auteur hongrois, Imre Kertesz, relate dans son très beau et douloureux Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas (Actes Sud, 1995), les raisons qui le conduisent, après l’expérience concentrationnaire, à refuser de donner naissance à une descendance. La vie juive depuis la Seconde guerre mondiale s’inscrit, d’une certaine façon, en négation de son infinie tristesse : elle est la revendication du droit fondamental d’être, en dépit de la Shoah – et aussi avec elle ; elle est une aspiration à la liberté qui puise sa force dans une énergie inextinguible.

Cette conscience peut sembler particulièrement vive quand, comme aujourd’hui, les tensions renvoient l’identité comme une marque supposée prédestiner le caractère (par exemple, quand les recherches biographiques sur Internet accolent à un nom l’hypothèse d’une judéité ; ou que cette présomption est renvoyée comme une accusation dès lors que le débat porte sur Israël). Elle l’est aussi, quand l’identité, réelle ou supposée, devient un motif d’agression, un prétexte aux menaces, un argument de mépris. Vivre en assurant son héritage et en le transmettant, dans sa complexité, sa richesse et sa douleur, c’est aussi une forme d’affirmation de la liberté.

Cette revendication est évidemment le cœur même de l’existence d’Israël (c’est une troisième matière à réflexion, collective cette fois). Ce petit Etat démocratique est un rappel symbolique – et concret, de la liberté du peuple Juif d’exister pleinement comme Nation. Il l’est d’autant plus face aux populismes qui libèrent, ici et ailleurs – dont récemment même aux Etats-Unis, l’antisémitisme abject. Il l’est, face à la coagulation malsaine et toujours plus dangereuse, ici et ailleurs (en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis notamment), d’un antisionisme haineux et de partis politiques qui utilisent le prétexte palestinien à des fins vilement électoralistes, nourrissant les fantaisies complotistes et la fragmentation lente et coupable de la société.

Israël est aussi un cadre pour que cette liberté s’exprime pleinement : dans leur livre Israël et les nations (PUF, 2006), Amnon Rubinstein et Alexander Yacobson écrivent que « le sionisme ne se contentait pas de vouloir édifier un refuge sûr : il voulait en faire un lieu de créativité culturelle juive et hébraïque autonome, où il soit possible de prospérer et de s’épanouir sans crainte ni souci de trouver grâce aux yeux de quiconque. Sous cet angle, sa réussite est plus que remarquable ». C’est cet esprit qui fait d’ailleurs le succès entrepreneurial d’Israël, reconnu et étudié à travers le monde, et que Dan Senor et Saul Singer ont analysé dans Israël, la nation start-up (Maxima, 2014).

La liberté est une notion fragile et une réalité parfois fuyante. Dans ce 21e désormais bien entamé, elle reste une aspiration et une cible. La vigilance face à l’autorité, la défense de la liberté de l’individu et la préservation du cadre de son exercice démocratique sont trois enseignements précieux de l’histoire juive contemporaine pour contribuer à la préserver.

 

Cet article a été rédigé pour la revue annuelle du Crif.

Nous remercions son auteur.