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Illustration : Riss, Richard Malka, Coco, et les accusés dans le box : fragments des dessins réalisés pendant les audiences © Radio France / Matthieu Boucheron
Publié le 14 décembre dans France Inter
Il est un peu moins de huit heures, ce mercredi 2 septembre 2020. Dans tous les kiosques de France, on vend Charlie Hebdo qui republie les caricatures de Mahomet, avec ce titre à la Une "Tout ça pour ça !" Au tribunal judiciaire de Paris, des fourgons pénitentiaires blindés arrivent toutes sirènes hurlantes. Aux fenêtres des voitures d'escorte, des policiers cagoulés, armes longues qui dépassent. Une lourde grille s'ouvre et avale dix accusés de ce procès historique des attentats de janvier 2015. Un onzième accusé arrive à pied, libre. La cour d'assises spécialement composée s'apprête à juger au total treize hommes et une femme. Onze accusés présents et trois absents, deux frères présumés morts, et une accusée en cavale, Hayat Boumeddiene, veuve d'Amedy Coulibaly. Amedy Coulibaly était le tueur de Montrouge et de l'Hyper Cacher, et l'auteur présumé de la tentative d'assassinat sur un joggeur dès le 7 janvier 2015 au soir.
Les frères Saïd et Chérif Kouachi, eux, ont commis un massacre à Charlie Hebdo, avant de tuer un policier sur un trottoir, puis de prendre en otage un imprimeur à Dammartin-en-Goële. Les Kouachi et Coulibaly avaient coordonné leurs attaques, qu'ils ont commises au nom d'AQPA, Al Qaïda dans la Péninsule arabique pour les Kouachi, au nom de Daech pour Coulibaly. Tous les trois sont morts dans les assauts menés par des policiers et gendarmes d'élite le 9 janvier 2015. Eux seront donc les fantômes du procès. On va juger des complices présumés, et d'autres hommes impliqués à divers degrés pour leur participation présumée à ces attaques. Les quatorze accusés risquent entre dix ans de prison et la réclusion criminelle à perpétuité, selon les cas.
Dans la grande salle d'audience 2.02, des dizaines d'avocats, de survivants et de proches de victimes s'installent sur des bancs blancs. L'équipe de Charlie Hebdo se serre dans les bras. Les rescapés de l'Hyper Cacher sont plus esseulés. Dans deux grands box vitrés, dix hommes prennent place, encadrés de policiers encagoulés. Sur un strapontin, devant ses avocats, un onzième accusé, le seul à comparaître libre sous contrôle judiciaire. Les gorges sont nouées. Les cœurs battent à deux-cents à l'heure. Puis le silence se fait et le procès s'ouvre. Les premiers mots du président de la cour Régis de Jorna sont consacrés au masque chirurgical, décrété obligatoire. Le procès a déjà été reporté du printemps à ce mois de septembre pour cause de confinement, et la cour veut à tout prix éviter un cluster à cette audience. Des avocats protestent contre une cour masquée, qui jugerait des hommes dont on ne verrait pas le visage. Protestations vite abandonnées.
Le lendemain, la cour demande à chaque accusé de se présenter. Le principal, Ali Riza Polat, 35 ans, qui risque la réclusion criminelle à perpétuité, fanfaronne déjà, dit qu'il est en prison pour rien, et que quand il sortira, il fera "du banditisme, encore pire, je veux mourir riche". Amar Ramdani, 39 ans, raconte ses études à la faculté, sa marque de vêtements sportswear, puis son premier braquage de bijouterie. Son cousin, Saïd Makhlouf, 30 ans, est ambulancier en région parisienne ; son employeur s'appelle Monsieur Fares. Monsieur Fares a un fils : Mohamed-Amine Fares, 31 ans, trafiquant de cocaïne, assis à la droite de Makhlouf. Et le dernier de ce box, à droite de la cour, Nezar Mickaël Pastor Alwatik, 35 ans, qui confie son lien fusionnel à sa mère. Willy Prévost, 34 ans, qui a reçu une balle dans le ventre quand il était enfant, un jour où il faisait du vélo. Abbdelaziz Abbad, 36 ans, parle de sa blessure domestique à l'âge de neuf ans, son coma et quatre ans à l'hôpital, puis une vie de délinquance. Miguel Martinez, 38 ans, se dit "vacciné contre le terrorisme depuis très longtemps, depuis les années noires en Algérie". Metin Karasular, 50 ans, raconte son garage à Charleroi, en Belgique, ses amours multiples et ses nombreux enfants. Michel Catino, le doyen des accusés, 68 ans, n'a pas grand chose à dire, à part qu'il est joueur-né, sa vie, "son vice, c'est le jeu", témoignent ses proches.
La deuxième semaine du procès s'ouvre avec des images glaçantes et terrifiantes, qu'un enquêteur fait défiler sur un grand écran. La salle d'audience est tétanisée. Des survivants sortent de la salle en pleurs, revivant l'attentat qui les traumatise depuis plus de cinq ans. Ce sont les images de la tuerie à Charlie Hebdo que visionne la cour. La scène de crime, telle qu'elle a été filmée par les enquêteurs arrivés sur place ce 7 janvier 2015, peu après 11h30. Des images, telles qu'on en voit rarement, s'incrustent dans les rétines. Même le procureur de la République, François Molins avait confié à France Inter qu'il n'avait jamais vu de telle scène en plein Paris, "une scène de guerre".
Les corps de Cabu, Wolinski, Honoré, Tignous, Bernard Maris, Elsa Cayat, Mustapha Ourrad, Michel Renaud, Franck Brinsolaro sont à terre, jambes emmêlées pour certains dans cette salle de rédaction si étroite. Une image se fige de longues minutes sur le corps de Charb, à plat ventre dans une mare de sang. Il portait ce jour-là un pantalon gris et un pull marin. L'enquêteur souligne que Stéphane Charbonnier est la victime "qui présente le plus d'impacts, sept". C'est contre lui que Al Qaïda avait lancé une fatwa depuis plusieurs années. Puis, la cour lance le film extrait des caméras de vidéosurveillance de Charlie Hebdo. On voit les frères Kouachi apparaître à la porte, poussant brutalement la dessinatrice Coco qu'ils ont prise en otage dans l'escalier. Ils surgissent, tout de noirs vêtus, cagoulés, armés jusqu'aux dents, effrayants, et ils commencent à tirer avec leurs kalachnikovs. Dans le hall d'entrée, à son bureau, le jeune webmaster Simon Fieschi est touché, on le voit s'effondrer, désarticulé, grièvement blessé. Puis une image montre le cadet des frères Kouachi, après son massacre. Il fait face à la romancière Sigolène Vinson, chroniqueuse à Charlie Hebdo, qu'il a épargnée en lui disant que lui et son frère ne tuaient pas les femmes - ils venaient pourtant de tuer Elsa Cayat. Chérif Kouachi a un air si menaçant que toute la salle d'audience est terrorisée. Et on voit, dans le grand écran, Sigolène Vinson, et dans ses yeux, la terreur et l'effroi. Elle ouvre la bouche, la vidéo est sans son, mais la salle d'audience imagine les cris.
Puis le silence de la mort, décrit par tous les survivants. Des coups de feu claquent, dans la salle d'audience qui sursaute. Ce sont les tirs des Kouachi dans leur fuite contre le policier Ahmed Merabet, assassiné sur un trottoir. À ce procès historique, au jour 4, chacun a pris la mesure de l'horreur que l'on va juger ici pendant plusieurs semaines.
Les jours suivants, les proches de Frédéric Boisseau, première victime des attentats, viennent à la barre parler de l'homme qui travaillait chez Sodexo et a trop souvent été oublié. Puis, les survivants de Charlie Hebdo se succèdent à la barre. Coco, bouleversante, qui semble revivre la scène, sous le canon des terroristes. En même temps qu'elle parle face à la cour, elle s'accroupit mains au-dessus de la tête, comme pour se protéger encore de ces deux hommes qui ont fait basculer sa vie, un matin de janvier 2015, alors qu'elle fumait une cigarette devant Charlie Hebdo, avant d'aller chercher sa fille à la crèche. Les terroristes l'ont obligée à remonter l'escalier, et à taper le code pour entrer avec elle dans le journal, kalachnikov sur sa peau. Elle décrit ce moment de "solitude extrême, personne ne peut se mettre à ma place". Sa voix est tordue, ses pleurs sont déchirants, la salle se tord de tristesse, face à son inconsolable désarroi.
Puis, Sigolène Vinson vient à la barre, tout aussi bouleversante. Et le lendemain, Simon Fieschi, tient à témoigner debout, sa béquille à terre. Il raconte, avec une dignité exceptionnelle, "l'effet d'une balle de kalachnikov" dans son corps meurtri. "Mais j'ai eu une chance énorme, la paralysie complète est devenue partielle", dit le jeune homme de 36 ans, le corps désormais penché, les épaules un peu voûtées, des douleurs pour marcher comme pour tenir assis, ou debout, des douleurs tout le temps. Mais un sens de l'humour intact. Simon Fieschi montre ses mains atrophiées, "je ne peux plus faire un doigt d'honneur, parfois ça me démange !"
Puis vient Véronique Cabut, veuve de Cabu, si touchante elle aussi, son petit papier entre les mains, pour ne rien oublier sur l'homme qu'elle aimait, ce géant de la caricature qui dessinait dans sa poche, ce "travailleur acharné et joyeux qui aimait les gâteaux". C'est Cabu qui avait dessiné la caricature de Mahomet publié en 2006. "Mais rien ne me fâche plus qu'on résume ce dessin à la phrase 'c'est dur d'être aimé par des cons' ", insiste Véronique Cabut, qui veut rappeler la légende : "Mahomet débordé par des intégristes". Lui succèdent Chloé Verlhac, la veuve de Tignous, et les filles aînées du dessinateur qui croquait si bien les procès ; toutes les trois si dignes, aussi, et leur douleur est à pleurer. La douleur de la fille d'Honoré, de la fille du correcteur du journal Mustapha Ourrad. Le témoignage de Riss, le directeur de la publication de Charlie Hebdo, grièvement blessé dans l'attentat, qui raconte avec pudeur et la voix tremblante, comment il a dû enjamber le corps de son ami Charb, combien il a été "écartelé" entre le désespoir d'avoir perdu ses amis morts et la nécessité de continuer à faire vivre le journal. Le journaliste Laurent Léger, autre survivant aux blessures invisibles, a lui aussi livré un témoignage pudique.
Et puis, il y a ceux qui n'ont pas trouvé la force de venir témoigner : la veuve de Wolinski, ou Philippe Lançon, qui a raconté sa reconstruction dans son livre "Le Lambeau", après avoir été défiguré par une balle de kalachnikov.
Troisième semaine. Les sœurs et la compagne d'Ahmed Merabet racontent à la barre l'insupportable douleur qui se répète, depuis cinq ans, à chaque fois que les médias rediffusent cette vidéo de la mort de leur frère. Une mort filmée en direct par un témoin, le 7 janvier 2015 à 11h39, boulevard Richard-Lenoir. L'image est insoutenable, le policier blessé à terre implore un terroriste de ne pas l'achever, supplie "c'est bon chef", puis Chérif Kouachi tire encore et l'achève froidement. Cette image qui a tourné dans le monde entier juste après l'attentat, elles l'ont vue, comme le monde entier, sans savoir que c'était leur frère ou leur compagnon qui mourait sous leurs yeux. Depuis cinq ans, la famille Merabet est dévastée. Comme si cette image partagée leur avait encore plus volé leur cher Ahmed. La famille Merabet supplie qu'on la laisse faire son deuil en paix, ne plus jamais diffuser cette image inhumaine, et la compagne du policier lance aux accusés : "Vous n'aurez ni ma haine, ni mon pardon."
Et la cour a entendu le témoignage émouvant de Romain, le joggeur, victime d'une tentative d'assassinat, le 7 janvier 2015 au soir, à Fontenay-aux-Roses. Sans doute des tirs de Coulibaly qui voulait essayer ses armes, avant l'attentat de Montrouge, le lendemain. La policière Clarissa Jean-Philippe a été tuée, mais c'est peut-être une école juive que visait le terroriste. La cour a entendu le témoignage incroyable de Laurent, qui a tenté de désarmer Coulibaly, à mains nues.
Puis les survivants de l'Hyper Cacher défilent à leur tour à la barre. Sur le même grand écran, la cour montre la scène telle qu'elle a été filmée par les caméras de vidéosurveillance. 13h05, le vendredi 9 janvier 2015, jour de shabbat, Amedy Coulibaly entre, armes de guerre à la main, dans un supermarché cacher. Zarie, la caissière, réfugiée depuis l'attentat en Israël, raconte comment la balle s'est logée dans sa caisse, à quelques millimètres d'elle, alors que le terroriste lui lançait "t'es pas encore morte toi ?" Il venait de déclarer : "Vous êtes les deux choses que je déteste le plus au monde : vous êtes juifs et français". Elle raconte le premier tir contre Yohan Cohen, 20 ans, qui a agonisé longtemps. Le deuxième tir contre Philippe Braham, qui était à la caisse quand il s'est effondré. La veuve de Philippe Braham, jeune femme élégante, vient livrer un témoignage particulièrement bouleversant, elle qui ne dort presque plus depuis cinq ans, avec ses trois bambins, trois orphelins à qui elle a expliqué "qu'un méchant monsieur avait tué leur papa".
La troisième victime s'appelait Michel Saada, venu acheter le pain de shabbat. Zarie, la caissière, a essayé de le prévenir alors qu'elle fermait le rideau de fer sur ordre du terroriste. Mais Michel Saada a tenté de se faufiler quand même, a fait demi-tour trop tard, abattu, de dos. La quatrième victime s'appelait Yoav Hattab, n'avait que 21 ans. Son père, le grand rabbin de Tunis, vient dire sa fierté que son fils ait héroïquement tenté d'abattre le terroriste avec une arme attrapée près de paquets de farine. Mais l'arme s'est enrayée et le terroriste a riposté. La petite sœur de Yoav Hattab, demande qu'on se souvienne que "mon frère s’est sacrifié pour tous les autres, armé de son seul courage, héros sans bouclier, le nom de Yoav doit rester gravé dans les mémoires".
Et puis, il y eut le témoignage si poignant de Brigitte, survivante réfugiée dans une chambre froide du sous-sol, et qui est remontée entre les rayons de l'Hyper Cacher sur ordre du terroriste. Elle raconte son coup de fil à son ex-mari : "Je suis dans l'Hyper Cacher, je vais mourir, occupe-toi de nos enfants." Elle décrit, en pleurs, les râles de Yohan Cohen, et la honte qu'elle avait à se boucher les oreilles tellement les gémissements du jeune homme étaient insoutenables.
Après ces récits si bouleversants, de manière inattendus, le président donne deux fois la parole aux accusés. "Qu'est-ce que ça vous inspire ?" Et là, alors que l'on était encore tous terrassés par l'horreur des récits de victimes, on a assisté à un moment rare devant une cour d'assises. Un à un, on a vu ces hommes se lever et confier leur émotion. Dans le box de droite Miguel Martinez confie : _"J’ai été impressionné par leur courage, leur dignité. J’étais anxieux à l’idée de croiser leur regard, j’ai vu aucune haine chez personne, et je ne pense pas que j’aurais été capable d’agir de la même manièr_e." Dans le box de gauche, Amar Ramdani est celui qui a le plus de choses à dire : "J'ai entendu des discours surprenants, étonnants, des gens intelligents, des témoignages dignes. Sur les faits en eux-mêmes, c’est innommable. Venir parler ici, c’est clair, ça devait pas être facile. Et moi dans le box, je me suis senti un peu comme un voyeur dans le sens où ils nous parlaient avec une voix tremblante." Et Ramdani parle longuement de Sigolène Vinson, suscitant un malaise sur le banc des parties civiles. L'accusé Pastor Alwatik ajoute que "ça a été une semaine bouleversante. Il n’y a pas de mots pour décrire la tristesse, la peine des gens qui sont venus témoigner à la barre. Je qualifierais plus ça de courageux." Et finalement Christophe Raumel : "Avant je ne connaissais pas Charlie Hebdo. C’est ici que j’ai vu leur façon de voir les choses, comment ils rigolaient."
Le 5 octobre, au bout d'un mois de procès, le premier accusé interrogé sur les faits qu'on lui reproche. C'est Willy Prévost, l'accusé qui s'est présenté comme le souffre-douleur d'Amedy Coulibaly, qui a grandi dans la même cité que lui, à Grigny. Selon sa version, c'est donc sous la contrainte de Coulibaly qu'il se serait rendu chez un armurier avec son ami le co-accusé Christophe Raumel, pour y acheter des gilets tactiques, des couteaux, des gazeuses lacrymogènes. Willy Prévost est aussi accusé d’avoir aidé Coulibaly à se procurer la voiture Renault Mégane Scenic qui a servi à se rendre à l’Hyper Cacher, accusé d’avoir retiré le traceur de la moto Suzuki qui a été utilisée pour aller tuer la policière de Montrouge. Willy Prévost reconnaît sans sourciller qu'il a pu participer à une "association de malfaiteurs, pas de problème !" Mais il nie être un terroriste. "Essayez pas de me mettre un bonnet pas à ma taille, je suis pas terroriste."
Christophe Raumel, 30 ans, était le meilleur ami de Willy Prévost. Il est le seul des onze accusés présents à arriver sans menottes chaque matin à ce procès. Le seul sous contrôle judiciaire après 39 mois de détention provisoire. Il ne s'assied pas dans un box mais sur un strapontin. Avant janvier 2015, Raumel accompagnait son pote partout et tout le temps. “On était ensemble du matin au soir. La journée, on fait rien, on va au centre commercial, on fume, on boit, on mange, on discute de tout et de rien." Lorsque Willy Prévost lui propose d’aller faire des achats, il suit “pour sortir de la ville, faire un tour. Moi, j'accompagne, je suis le décor." Il est ainsi accusé de l'avoir suivi dans l'armurerie, et même d'avoir entreposé des achats chez lui. Il avoue, mais jure qu'il ne savait pas à quoi tout ça était destiné, et qu'il ne posait pas de questions. Ce jour-là, son ex-compagne -devenue amoureuse de Prévost- vient livrer un témoignage accablant sur lui, le décrivant comme violent, ayant fait pression sur elle avant le procès ; propos qui se révèleront faux après enquête.
Puis c'est au tour de Amar Ramdani d'être interrogé. Il a rencontré Amedy Coulibaly en prison, affecté aux mêmes travaux à la buanderie. Il le considérait comme "un ami". Une fois sortis, les deux hommes continuent à se fréquenter. “Mais j’avais une image de lui de bonhomme, quelqu’un qui a le cran de faire les choses. Tuer des gens qui font leurs courses, c’est des trucs de lâche”. Et il jure qu'il n’a rien vu de sa radicalisation. "Le mec était habillé en Dolce & Gabbana, pas en qamis !” Amar Ramdani déroule un raisonnement construit, et nombreux sont ceux qui saluent son intelligence. “Je vais finir par y croire”, sourit-il. Il s’explique aussi ce téléphone, “celui dédié aux gens pas nets nets”, avec lequel il appelait Amedy Coulibaly. “Pourquoi l’avoir jeté, si vous n’avez rien à vous reprocher ?” l'interroge le président. “Parce que je ne voulais pas d’histoire ! C’est un réflexe stupide, mais j’ai réagi comme ça, et je le regrette encore aujourd’hui”. Amar Ramdani est soupçonné de s’être rendu à Lille, à plusieurs reprises, avec son cousin Saïd Makhlouf -autre accusé du procès- pour récupérer des armes. Il a toujours nié, sans pour autant livrer d’explications plausibles sur ces déplacements à la juge d’instruction. “Mais je n’ai rien dit parce que je ne suis pas une balance. Je ne le serai jamais !”, crâne-t-il depuis son box.
Quand vient le tour de Saïd Makhlouf, la cour attend des explications de celui qui a aussi refusé de s'exprimer pendant l'instruction. “Je pensais que j’allais sortir. Moi, j’ai rien à voir dans ce dossier-là, je suis innocent.” Et puis surtout, il craint que son trafic de stupéfiants ne soit dévoilé. Il a donc tardé à s’expliquer sur ses six voyages à Lille, en compagnie de son cousin Ramdani et qui, selon les enquêteurs, ont servi à rapatrier des armes pour Amedy Coulibaly. Faux, rétorque Saïd Makhlouf. Il assure qu'il s'est rendu dans le Nord pour acheter trois kilos de cannabis. “Dans ma ville, la beuh est espagnole, ça veut dire dégueulasse et chère. Mais là-bas, ils sont proches de la Hollande”. Il s’est aussi livré à des escroqueries automobiles, “c’est simple, rapide, efficace”. L’argent a-t-il pu aider à financer les attentats ? “Non, je le flambais. Surtout pour les vacances. Je suis pas du genre à voyager avec une tente Quechua !" Reste son empreinte génétique, embarrassante, retrouvée sur la lanière d’un taser du terroriste de l’Hyper Cacher. L’hypothèse d’un transfert d’ADN n’est pas à exclure. Et dans le box, Saïd Makhlouf s’écrie, à propos de ce taser : “Je suis sûr de moi. Je ne l’ai pas touché, je ne l’ai même pas vu. Ça me rend fou !” Et il s'écrie : "Je vais servir d’escabeau pour la dernière étagère !"
Mohamed-Amine Fares, 31 ans, est l'accusé à l'œil rieur, avec un air toujours amusé. Il a souvent ri depuis le début de son procès, a même applaudi une fois, hilare, au milieu d'un énorme brouhaha et des cris de son avocate se fâchant contre une de ses consœurs. Il a toujours vendu de la cocaïne ou de l'héroïne, depuis qu'il a 16 ans, sauf lors de ses séjours en prison. Il habitait Roubaix. Ne connaissait pas Amedy Coulibaly. Mais est accusé de lui avoir fait passer des armes, via Amar Ramdani et Saïd Makhlouf. Des armes qui venaient des célèbres trafiquants lillois Claude Hermant et Christophe Dubroeucq. Un fusil d'assaut AK-47, notamment, qu'il aurait fait passer à un "gars du 91" en échange de 15 grammes de cocaïne. Un ADN féminin appartenant à une de ses ex-belles sœurs a aussi été découvert sur un pistolet Tokarev de Coulibaly. Mohamed-Amine Fares a été interpellé en 2017 seulement. Dénoncé par une mystérieuse lettre anonyme envoyée à la juge d'instruction avec ces mots (sic) "Hyper Kacher Mohamed FARES". À son procès, Mohamed-Amine Fares est revenu sur ce qu'il avait à demi-avoué en garde à vue. Il déclare depuis son box : "Je me suis incriminé mais j'ai jamais vendu d'armes, je suis pas terroriste."
Nezar Mickaël Pastor Alwatik, lui, était un ami d'Amedy Coulibaly, rencontré en prison, à Villepinte, entre 2010 et 2013. Ils étaient affectés à la buanderie, comme Ramdani. L'ADN de Pastor Alwatik était dans un gant de Coulibaly retrouvé à l'Hyper Cacher. Et la police scientifique a aussi isolé ses empreintes génétiques sur deux armes découvertes dans la planque de Coulibaly à Gentilly. Pastor Alwatik avoue avoir touché ce pistolet semi-automatique Tokarev et ce revolver Nagant dans un coffre de voiture, mais il dit : "Jamais de la vie j’ai tiré sur des gens ou planifié ça. Vous croyez que je vais traîner avec un mec antisémite ?" Pastor Alwatik parle longuement de sa grande soeur convertie au judaïsme. Il affirme qu'il a été trahi par Coulibaly, qu'il ne connaissait pas son degré de radicalisation, ni sa fascination pour Daech. En 2014 pourtant, Amedy Coulibaly et sa fiancée Hayat Boumeddiene, voilée de la tête aux pieds, avaient joué les entremetteurs pour Pastor Alwatik qui quelques semaines plus tard, épousait une jeune femme salafiste, une "Ninja" selon sa mère. Il l'a finalement répudiée au bout de trois mois parce qu'elle lui "prenait la tête". Nezar Mickaël Pastor Alwatik reconnaît avoir beaucoup menti, jusqu'au procès. "Mais pas pour cacher quelque chose. _J’ai menti parce que j’avais peur_", jure-t-il. Et des avocats l'accusent de surtout pratiquer la taqiya, cette fameuse technique de dissimulation des djihadistes rusés. Mais lui clame qu'il en "a marre, il y a rien de pire que d’être accusé d’une chose que vous n'avez pas faite."
Puis, c'est l'interrogatoire d'Abdelaziz Abbad, 36 ans, accusé petit et nerveux, qui vient de Charleville-Mézières. La ville des veuves des frères Saïd et Chérif Kouachi. Abbad était d'ailleurs au collège avec l'une d'elles. A l'en croire, s'il est dans ce box aujourd'hui, c'est parce qu'il a déclaré durant l'enquête qu'un homme ressemblant à Saïd Kouachi était venu lui demander "des kalachs, deux kalachs, pistolets et gilets pare-balle" en 2014. Il affirme que c'est la seule fois "qu'on m'a demandé des armes, parce que je connais des gens, mais moi mon truc, c'est les stup'." Il jure depuis son box que ce n'était finalement pas l'un des terroristes de Charlie Hebdo qui lui a demandé un arsenal. Et il affirme que toute façon, il n'avait que des armes "rouillées, pourries" qu'il a jetées dans la Meuse. Il est néanmoins accusé d'avoir fourni des armes en bon état qui ont servi aux attentats de janvier 2015. Mais selon ses avocats, ces armes n'auraient jamais été retrouvées dans l'arsenal des Kouachi. Abdelaziz Abbad répète lui aussi qu'il s'est "auto-incriminé" à tort.
Lorsque Miguel Martinez a la parole à son tour, il n’y va pas par quatre chemins : “Je mesure deux mètres, j’ai une grande barbe, la gueule que j’ai. Je sais que pour les services de renseignement, je coche toutes les cases.” D’ailleurs, poursuit-il, “quand je suis arrivé dans le bureau de la juge d’instruction, elle m’a dit : “Ah ben ça tombe bien, j’avais pas encore de barbu dans ce dossier !" Alors, Miguel Martinez était impatient de s’expliquer sur la radicalisation dont on le soupçonne depuis 5 ans, dit-il. En cause : sa confession musulmane, sa barbe donc. Mais aussi une vidéo de décapitation devant laquelle son beau-père l’aurait surpris en train de rigoler. “J’étais très choqué", raconte le beau-père à la barre, dont on a vite compris qu’il n’était pas ravi de voir sa fille en couple avec Miguel Martinez. Il parle donc de cette vidéo aux enquêteurs antiterroristes : “Une violence incroyable, une femme décapitée avec une pelle”. A la barre, il détaille un peu plus : “Deux hommes dans une voiture avec une pelle sur la glissière d’autoroute.” Les adeptes des films d’Albert Dupontel auront peut-être reconnu. “Il semblerait que ce soit le film Bernie”, explique l’avocate de Miguel Martinez, Me Margot Pugliese. La scène en est presque comique. Si ce n’est que, rappelle Me Pugliese, "à chaque demande de remise en liberté de Miguel Martinez, il lui a été opposé cette vidéo de décapitation". Et d’indiquer au témoin : “Je ne sais pas quel était votre objectif, mais si c’était pour qu’il reste en prison, ça a marché.”
Enfin, Ali Riza Polat, Franco-Turc de 35 ans, l'accusé volcanique, visage rond, et toujours en chemise, celui qui a souvent parlé beaucoup, déjà crié très fort, insulté, menacé depuis le début de ce procès, même quand il n'avait pas la parole. Un jour qu'une enquêtrice antiterroriste avait témoigné, expliquant qu'il était "le bras droit de Coulibaly" et qu'il s'était mis à pratiquer un islam si radical qu'il aurait traité sa mère de "mécréante", il avait hurlé à la policière : "Tu vas le payer !"
Le lundi 26 octobre, le voilà interrogé pour deux jours ; cette fois il a la parole, sans qu'on ne lui coupe le micro, et il ne la lâche plus. Il parle à tue-tête, si fort que son voisin de box, Ramdani, finit par mettre des bouchons de papier dans ses oreilles. Polat est intarissable, et se défend avec vigueur. Il crie : "La juge, elle avait besoin d'un bouc-émissaire, j'ai fait tout ça sans connaître les frères Kouachi ?" Polat habitait Grigny, comme Coulibaly. Il reconnaît qu'ils ont fait des trafics ensemble, trafic de stup' surtout pour Polat, qui a déjà fanfaronné qu'il se "faisait entre 50 000 et 100 000 euros". À en croire Polat, entre 2014 et janvier 2015, il aurait rendu service à Coulibaly à cause d'une vieille dette de stup', mais n'aurait cherché des armes que pour braquer une banque, un fourgon avec une kalachnikov, selon lui.
"Les attentats, j'étais vraiment pas au courant. J'ai été au courant le 9 janvier. Moi, j'ai rien à voir pour de vrai !" Et Polat parle comme un avocat, PV en main : "Reprenez la cote D5574 !" Et il sidère jusque sur les bancs des parties civiles par sa connaissance du dossier. Il semble vouloir embrouiller tout le monde, dans son flot de paroles. Et il jure que s'il a fui au soir du 9 janvier, au Liban, à la frontière syrienne, ce n'était pas pour rejoindre Daech mais parce qu'il avait entendu que les relations diplomatiques étaient rompues entre Damas et la France ! Et donc, il aurait tenté de rejoindre Damas, les Chiites, Bachar El Assad, juste pour être mieux protégé, assure-t-il. De toute façon, "chez l'État islamique, je fais même pas trente minutes, ils vont me tuer, je veux pas vivre sous la charia", prétend Polat. Polat qui est ensuite revenu en France, puis s'est envolé pour Phuket en Thaïlande, où il n'est resté que trois jours en ce mois de janvier 2015. Une fuite "saccadée", résume le président de la cour, qui ne comprend vraiment pas la logique de Polat. "Je veux pas aller en taule pour ce que j’ai pas fait !" lui explique l'accusé. Il ajoute d'un air résigné et désespéré : "Mais je sais que je vais y aller !"
Un procès d'assises, ce sont aussi des témoins. Enquêteurs, témoins de personnalité des accusés, témoins sur les faits. Certains sont toujours plus attendus que d'autres. Les veuves des frères Kouachi l'étaient, et des avocats de parties civiles se sont abaissés à leur poser des questions choquantes, comme celle-ci : "Ces bagues que vous portez, madame, c'est lui qui vous les a offertes ?" Puis le témoin, Farid Benyettou que plusieurs avocats rêvaient de voir dans le box. Il est celui qui a été surnommé l'émir des Buttes-Chaumont, fut le mentor des frères Kouachi, condamné pour association de malfaiteurs terroristes. Farid Benyettou a été cité par un avocat de parties civiles. Nous sommes samedi 3 octobre ; l'audience ayant pris trop de retard, elle se tient aussi certains samedis, désormais. C'est samedi, mais la salle est comble. Farid Benyettou s'avance à la barre, se présente : 39 ans, chauffeur poids-lourds. Puis raconte, trois heures durant.
Son rôle de mentor religieux auprès de Saïd et Chérif Kouachi, sa filière de combattants envoyés vers l'Irak dans les années 2000, sa prise de conscience, puis son repentir, dit-il. Les questions sont nombreuses, parfois acerbes. Farid Benyettou n'en élude aucune, s’exprime avec cette même éloquence que celle qui lui a servi à prôner l’islam radical. Mais, explique-t-il, la prison puis surtout les attentats de Mohamed Merah ont été des déclics. Il affirme : “Aujourd’hui, l’idéologie djihadiste, même pas en rêve !" Mais "si vous n’aviez pas rencontré Chérif Kouachi, l’attentat de Charlie Hebdo aurait-il eu lieu ?", l’interroge encore un avocat de partie civile. "Oui, j’en suis convaincu. Chérif venait voir ceux qui lui donnaient ce qu’il voulait entendre. Il a trouvé certaines choses chez moi. Après, il l’a fait chez d’autres", conclut l'ex-mentor qui se présente aujourd'hui comme repenti. La salle est divisée. Une partie pense qu'il pratique la taqiya.
Parmi ses disciples à l'époque, Farid Benyettou a compté un certain Peter Cherif. Cet homme de 38 ans est aujourd'hui considéré comme le commanditaire présumé de l'attentat de Charlie Hebdo. Mais son arrestation à Djibouti, fin 2018, est intervenue trop tard pour envisager sa comparution comme accusé à ce procès. C'est donc comme témoin qu'il est finalement entendu à cette audience, depuis la maison d'arrêt de Fresnes où il est incarcéré.
Soudain, on le voit donc apparaître à l’écran. Crâne rasé, pull gris, menottes aux poignets. "Pouvez vous donner votre nom, âge, domicile et profession?" l’interroge le président, selon la formule consacrée. Mais Peter Cherif répond : “Au nom de Dieu et d'Allah le miséricordieux. Que sur le prophète Mohamed soit la meilleure des bénédictions et la meilleure des prières.” La salle se tend, gronde. Peter Cherif ajoute : “C'est le seul témoignage que je vais vous apporter aujourd'hui.” À une première question du président, il précise toutefois : "Je ne suis pas là pour provoquer. Je n'appelle pas au crime, mais les hommes à ouvrir les yeux sur la réalité de Dieu.” Ce sera tout. Le probable commanditaire de l’attentat contre Charlie Hebdo ne décrochera plus un mot. “Dans une de vos dépositions, vous faites état de la souffrance des victimes et nombre de personnes dans cette salle essaient de comprendre. Que pouvez-vous leur dire?", tente le président. Silence."Vous étiez proches des frères Kouachi. Est-ce que vous pouvez nous en parler ?" Silence. Peter Cherif a ostensiblement reculé sa chaise, baissé la tête. Il lit, ce qui semble être un exemplaire du Coran. Comme si de rien était.
Peter Cherif sera peut-être jugé un jour pour ces attentats, à la fin de l'instruction le concernant. Claude Hermant, lui, a déjà été jugé et condamné pour trafic d'armes. Des armes dont une partie ont fini dans les mains d'Amedy Coulibaly. Alors l'homme qui s'avance à la barre en qualité de simple témoin, carrure massive, tee-shirt gris, crâne dégarni, arrive plutôt en terrain hostile. “Ça ne vous gêne pas de vous présenter avec une heure quinze de retard devant la cour d’assises ?”, entame le président, passablement agacé. L’homme explique : le départ à cinq heures du matin. Les bouchons parisiens. Tout ça. “Toutes les armes avec lesquelles Amedy Coulibaly a tué sont passées entre vos mains”, poursuit le président. “Il n’y a pas une nuit sans que j’y pense. C’est un énorme loupé.” Selon lui, il était en fait en pleine opération d’infiltration. Quatre services, des douanes à la gendarmerie en passant par la DGSI étaient dessus. “Alors je ne comprends pas comment ces attentats ont pu avoir lieu”, raconte-t-il à la barre. “Mais vous vendez des armes, recadre le président. Pourquoi ?” “Je ne vends pas que des armes, je vends des duvets, des rangers, des gamelles", répond Hermant, avec aplomb. “Vous dites que vous faisiez de l’infiltration pour les gendarmes pour arrêter des criminels, mais quand ils ne sont pas arrêtés, ça fait des Coulibaly quand même !”
Bien campé à la barre et nullement impressionné, l'ancien barbouze répond du tac-au-tac, reprendre le président, s’insurge : “Je ne comprends pas cet acharnement à dire : 'Mon Dieu, il vend des armes !' C’est une passion. Dans ce cas, on est un million et demi de terroristes. Chasseurs ou tireurs, nous sommes des gens hyper responsables. Et des fois, ça dérape." Sur les centaines d'armes démilitarisées que ce trafiquant lillois a importées de Slovaquie, et remises en état de fonctionner, huit ont donc fini entre les mains de Coulibaly. Un trafic d'armes qui lui a valu une condamnation à huit ans de prison, dont il est sorti récemment. Alors que beaucoup auraient voulu le voir dans le box, comme Polat.
Au 45e jour de procès, Ali Riza Polat, le principal accusé, qui avait été interrogé durant deux jours avec son débit de paroles assourdissant, tombe subitement malade. Cela fait en réalité trois jours qu'il a le teint gris-vert, secoué de vomissements. Mais un premier test de Covid-19 s'est avéré négatif, le second est positif. Deux autres co-accusés seront contaminés. Il y a menace de cluster sur le procès. La suspension va durer plus d'un mois. Une durée inédite pour un procès d'assises. C'est que Polat peine à se remettre. Une ordonnance ministérielle imagine alors une reprise en visioconférence. Les avocats de la défense et des parties civiles crient au scandale et au non-respect des droits fondamentaux de l'accusé. Le conseil d’État suspend l'ordonnance. Et le procès finit par reprendre le mercredi 2 décembre, avec Polat qui crache très bruyamment. Puis, au bout de deux jours, il finit par arrêter de cracher ainsi.
Les plaidoiries des avocats de parties civiles avaient commencé avant le mois de suspension. L'avocate de Sigolène Vinson, Me Isabelle Guttadauro s'était emportée contre "les carabistouilles" servies par les accusés. À la reprise début décembre, les avocats de Clarissa Jean-Philippe plaident avec beaucoup d'émotion, pour la descendante d'esclave morte "en héroïne". Me Laurence Cechman, avocate de victimes de l'Hyper Cacher fait aussi une plaidoirie émouvante et remarquée. Me Klugman plaide pour qu'on reconnaisse le caractère antisémite de l'attentat dans l'épicerie cacher de la porte de Vincennes. Mes Barré et Senyk, avocates de nombreuses victimes de Charlie Hebdo plaident à leur tour brillamment. Puis, c'est Me Richard Malka qui prend la parole en dernier. Pour deux heures d'une plaidoirie d'une puissance exceptionnelle, pour ses amis de Charlie Hebdo qu'il accompagne depuis ses 23 ans, pour Charb qui était son meilleur ami, comme un frère, pour la liberté d'expression qu'il chérit tant.
Extraits d'une plaidoirie historique. À la barre, Me Malka, plaide avec son cœur. "Les attentats de Charlie Hebdo et de l'Hyper Cacher ont un sens qui dépasse les actes commis : ils ont un sens politique, idéologique, métaphysique. [...] Je crois qu'il faut accepter qu'il y ait deux procès en un. Ces crimes ne sont pas que des crimes comme d'autres et ce procès ne peut pas être qu'un procès comme un autre. Il doit assumer sa dimension symbolique. [...] Je veux plaider pour aujourd'hui, pas pour demain. Pas pour les historiens ou le futur. Parce que le futur c'est virtuel. C'est à nous de crier, de chanter, de parler pour couvrir de nos voix le son hideux des kalachnikovs. [...] C'est à nous et à personne d'autre de nous battre pour rester libres."
"Alors certains disent et je le lis tous les jours : il faut arrêter les caricatures. [...] On pourra abandonner tout ce que l'on veut. Ils continueront à nous tuer jusqu'à ce qu'ils nous transforment en poisson rouge tournant en rond dans un bocal. Ils continueront à nous tuer parce qu'ils détestent nos libertés. [...] L'histoire que je vais vous raconter c'est notre histoire. L'histoire du blasphème en France commence en 1740 et Cabu en est l'héritier. [...] On n'a pas le choix. On ne peut pas renoncer à la libre critique des religions. On ne peut pas renoncer aux caricatures de Mahomet. Ce serait renoncer à notre histoire, à l'esprit critique. [...] Ce serait renoncer à la liberté humaine pour vivre enchaînés. Ce serait renoncer à la liberté merveilleuse d'emmerder Dieu, monsieur le président. Et ça Cabu, tout gentil qu'il était, n'y aurait jamais renoncé. Et nous n'y renoncerons jamais. Jamais ! Jamais ! [...]"
"Le combat de Charlie Hebdo c'est aussi un combat pour la banalisation de l'islam. Un combat pour qu'on regarde cette religion comme une autre. Et en faire une exception serait le pire service qu'on pourrait lui rendre. [...] Ceux qui souillent l'humanité, ce sont ceux qui tuent les innocents. [...] On ne peut pas tuer une idée. Ils pourraient tous nous tuer, ça ne servirait plus à rien. Parce que Charlie est devenu une idée. Charlie vivra !"
Lundi 7 décembre et mardi 8 décembre, c'est le réquisitoire à deux voix. “Il y a des événements qui nous marquent tous à vie. Il y a des procès, plus que d’autres, qui font trembler la voix, se nouer la gorge et les entrailles. Il y a des parcours qui font écraser des larmes, discrètement derrière son masque”, commence Julie Holveck, avocate générale de 38 ans, l'une des deux magistrats à porter l'accusation. L’avocate générale du parquet national antiterroriste ne voulait pas “parler de l’émotion”. Et pourtant, elle nous emmène -et c’est chose rare dans un réquisitoire - dans son propre vécu, elle qui s’est rendue dans les locaux de Charlie Hebdo après l’attentat. “J’ai encore en mémoire une foule d'images, un kaléidoscope fou de cette scène terrible. J’ai encore cette odeur de sang, mêlée à celle de poudre, cette odeur métallique de la mort.”
Mais les auteurs des attentats étant morts le 9 janvier 2015, “il faut donc se défaire de l’horreur de ces faits”, dit-elle. “Il n’est pas question de faire payer aux vivants les fautes des morts. Mais de punir les vivants pour leurs fautes, qui ont permis aux morts de tuer sur leur passage.” Jean-Michel Bourlès, le deuxième avocat général, 51 ans, prend la parole à son tour, stressé par la solennité du moment. Il égrène le nom des victimes des attentats, et commet ce terrible lapsus en voulant prononcer le nom du policier héroïque Ahmed Merabet, qu'il appelle Mohamed Merah -terroriste auteur des attentats de mars 2012, à Toulouse et Montauban, un nom si souvent prononcé au PNAT. Malaise dans la salle, excuses du magistrat si désolé. Et à deux voix, Jean-Michel Bourlès et Julie Holveck attaquent leur démonstration, tentant de prouver que les quatorze accusés jugés à ce procès historique, ont été pour certains d'entre eux complices des attentats, pour onze autres participants d'une association de malfaiteurs terroriste, et pour un dernier, participant à une association de malfaiteur. Mais les preuves sont globalement peu étayées.
Au bout de deux jours de réquisitoire, les avocats généraux réclament cinq ans de prison contre l'accusé Christophe Raumel, pour association de malfaiteurs non terroriste. Ils requièrent sept ans de prison pour l'accusé Mohamed-Amine Fares, soupçonné coupable d'avoir été intermédiaire pour faire passer des armes, mais les avocats généraux demandent la requalification des chefs d'accusation en ce qui le concerne, estimant qu'il n'aurait été coupable que d'une association de malfaiteurs, non terroriste, pour lui non plus.
À l'opposé, à l'encontre du principal accusé, Ali Riza Polat, l'accusation réclame la réclusion criminelle à perpétuité pour complicité de crimes terroristes commis par son ami Amedy Coulibaly, mais aussi par les frères Kouachi. Pour l'accusé Willy Prévost, qui avait mis les enquêteurs sur la piste de Polat, et qui a reconnu avoir notamment acheté des couteaux et des tasers pour Coulibaly -sous la contrainte selon lui, et sans savoir pour quoi-, mais aussi acheté une voiture qui a servi à aller à l'Hyper Cacher, et aussi enlevé le traceur de la moto qui a servi à aller à Montrouge, l'accusation réclame 18 ans de réclusion criminelle. L'accusation réclame 20 ans de réclusion criminelle à l'encontre de Nezar Mickaël Pastor Alwatik, l'ami de prison de Coulibaly, qui lui avait demandé de lui trouver une épouse religieuse salafiste. Les magistrats estiment que sa radicalisation est ancrée et que le judaïsme de sa sœur, qu'il met en avant, ne serait qu'un "paravent", et que "Pastor est le top-contact de Coulibaly".
Pour tous les autres accusés, les avocats généraux estiment qu'ils ont agi en "duo". Le duo Ramdani-Makhlouf : Amar Ramdani, l'ami escroc de Coulibaly, aurait été au courant de la fascination pour le djihad de son pote de prison "Dolly" -le surnom de Coulibaly ; et Makhlouf, dont l'ADN a été retrouvé sur la lanière d'un taser de l'Hyper Cacher aurait forcément été mis dans la confidence en tant que cousin. L'accusation requiert 17 ans de réclusion contre Ramdani, 13 ans contre Makhlouf. Puis l'accusation cible deux autres "duos en miroirs". Abbad et Martinez, les amis des Ardennes, l'un trafiquant de drogue, l'autre soupçonné d'islam radical selon la rumeur, accusés d'avoir cherché des armes pour Saïd Kouachi puis Amedy Coulibaly, ce qu'ils nient, n'avouent qu'une recherche et un transport d'armes pour eux. 18 ans de réclusion requis contre Abbad, 15 ans contre Martinez. Autre duo : Karasular, le garagiste belge, et son ami Catino, le joueur-né. 15 ans contre les deux pour une recherche d'armes du premier, un transport de sac effectué par le deuxième, qui semble pourtant ne toujours pas comprendre à son procès, ce qu'est le califat de Daech. Au moment de ces dernières réquisitions, surtout contre Catino, murmures de malaise dans la salle, jusque sur le banc des survivants.
C'est alors à la défense de se lever en dernier, pour plaider face à ces accusations. Il y a d'abord eu -contrairement à la coutume de cour d'assises qui veut que le dernier avocat à plaider soit celui de l'accusé contre lequel la plus lourde peine ait été requise- la défense d'Ali Riza Polat, avec Me Isabelle Coutant-Peyre qui plaide l'acquittement, et Me Antoine Van Rie. Puis c'est la défense à deux voix de Michel Catino, pour qui, à l’énoncé de la peine requise -15 ans de réclusion criminelle pour association de malfaiteurs terroriste- la salle avait soufflé d’étonnement, grondé même, tant cela paraissait invraisemblable au vu de la personnalité de l'accusé et des trois mois d'audience. “Personne ici ne pourrait prétendre un seul instant que Michel Catino a des velléités terroristes. Bon sang ! Il suffit de le regarder", plaide alors son avocate, Me Beryl Brown, dans une colère aussi sourde qu'efficace. Michel Catino est cet homme recroquevillé dans le box, comme absent de son propre procès. Cet homme dont le seul horizon est le jeu : “argent, casino, casino, argent”, résume son avocat belge, Me Fabian Lauvaux. “Argent, trafic, trafic, casino.” Alors oui, “quand il s’agit d’appeler quelqu’un à qui on donne 200 balles pour transporter un sac, il est présent”. De là à le condamner pour association de malfaiteurs terroriste... “Car ce n’est pas lucratif un attentat”, plaide encore Me Béryl Brown. “Il n’y a rien à y gagner. Que la mort. Alors, il faut y croire au paradis. Et il faut de la haine aussi. Mais il n’y a pas de haine chez Michel Catino. C’est vrai qu’il n’y a pas beaucoup d’émotion non plus. C’est comme ça. Il est comme dans la chanson de Brel : Chez ces gens-là, monsieur, on cause pas. On attend.”
Les uns après les autres, les avocats de la défense dénoncent en chœur le réquisitoire "déloyal", "bas de gamme", qui se contente de "zones d'ombres". "Pouvons-nous nous satisfaire de n'avoir que des hypothèses dans ce dossier ?", interroge ainsi Me Daphné Pugliesi, qui défend depuis cinq ans Amar Ramdani. Elle qui raconte la "souffrance" de son client qui se dit innocent. "Je suis sidérée par l’accusation qui présente un puzzle en vous disant, on n’a pas toutes les pièces. Pas parce qu'on les a perdues, mais parce qu'on les a retirées délibérément. Et on vous demande avec de l’imagination de vous figurer le dessin qui est sur la boîte", s'insurge à son tour Me Zoé Royaux, avocate de Saïd Makhlouf. "Quand j’entends l’avocate générale vous parler de rigueur, de nécessité de faire du droit, je suis sidérée. On a des réquisitions qui sont fumeuses, indignes de la rigueur qu’on est en droit d’espérer."
Et Me Clémence Witt, avocate de Christophe Raumel, rappelle à la cour : "Vous n’êtes pas là pour écrire l’Histoire mais pour juger des hommes". Car c'est la crainte partagée par tous sur les bancs de la défense : celle de voir leurs clients jugés pour l'Histoire. "Je comprends la frustration, et la terreur", dit Me David Apelbaum, qui se met à la place des victimes, qui espéraient comprendre à ce procès qui étaient les coupables, et qu'on les juge. Il conclut en citant une survivante qui a déclaré : "Il faut condamner les coupables, s'il y en a."
En ce dernier jour d'audience, la parole est aux derniers avocats de la défense. Me Safya Akkori, d'abord, avocate de l'accusé Fares. Elle plaide avec talent. Parsème sa plaidoirie de mots prononcés en arabe, précise qu'elle est bi-nationale : "Pardonnez-moi de parler en langue arabe avant que les djihadistes ne la volent aussi". Elle parle de "notre pays endeuillé", par les attentats de janvier 2015, et les suivants, "on nous a pris notre insouciance". Puis elle se tourne vers les box : "Regardez-les dans les cages en verre. Monstre coupable ou innocent malheureux, je ne souhaite à personne de subir seul ces regards accablants". Les avocats de l'accusé Pastor Alwatik se succèdent, et c'est Me Marie Dosé qui a la lourde charge d'être la dernière à plaider. La brillante avocate est exaltée dans sa robe noire. Elle crie sa colère, qu’à ce procès historique, des hommes aient été "éclaboussés jusqu’à l’intérieur de leur box". Elle crie qu’ils "ne seront jamais les auteurs directs de ces attentats ! Mais notre société pourrait-elle accepter qu’un attentat ne puisse être jugé ?", interroge-t-elle. "C’est une question philosophique que nous devons tous nous poser". Au bord des larmes, elle s’emporte contre les avocats de victimes qu'elle accuse de s'être transformés en "procureurs privés". Et elle dit aux juges qu’ils ont "raté" Mickaël Pastor Alwatik, "car le poids du préjugé était trop lourd". Elle est furieuse parce que "vous voulez des réponses à vos questions en refusant de construire des ponts entre vous et eux." Pourtant, "c’est leur procès !", s'exclame-t-elle.
Et ce sont eux, qui ont eu la parole en dernier, les accusés. "Ben, ben, je regrette infiniment être dans ce dossier, j’ai vraiment honte ! Je pense souvent aux victimes", commence l’accusé Raumel. "Je compatis, pour les victimes", poursuit l’accusé Catino, le doyen, 68 ans, "et je voudrais dire un mot pour l'avocat général qui a dit comme ça que moi, je m’occupais pas de mes enfants, alors que c’est faux". Son ami, l'accusé Karasular, mains croisées sur la barre : "Je suis désolé de ce qui arrive à toutes ces personnes qui ont perdu la vie. Nous on est là. Je remercie le ciel que je suis pas dans cette histoire. Je peux regarder mes enfants dans les yeux". La gorge nouée, l’accusé Martinez enchaîne "Monsieur le président, si vous le permettez, je voudrais adresser mes premiers mots aux victimes et aux familles de victimes. Je vous cache pas que je suis inquiet, c’est vous qui avez le reste de ma vie entre vos mains. Ne jugez pas le mauvais homme, je suis pas terroriste." L'accusé Abbad parle de "compassion sincère, j'espère que vous comprendrez que je ne peux pas passer de la compassion aux excuses". L’accusé Prévost dit aussi sa compassion, et "je pensais pas que tout cela allait arriver".
Ali Riza Polat, le seul jugé pour complicité de crimes terroristes, s’écrie, tonitruant : "Je comprends pas, j’ai rien à voir dans cette histoire, j’ai pas donné une balle, on m’a fait des trucs fallacieux, je tombe malade et dans les médias on dit : il simule ! Je peux pas vous demander pardon pour un truc que j’ai pas fait". Et il parle, parle, et le président de Jorna lui rappelle que "ce sont les derniers mots". L’accusé Ramdani, se lève juste à côté. Semble interloqué que Polat n'ait pas pou parler plus longtemps, alors "qu'il risque perpétuité". Et Amar Ramdani, qui a été si bavard lui aussi durant son procès, se rassied, sans mot, et se met à pleurer. Son cousin, Saïd Makhlouf : "Moi, ça fait six ans que je suis incarcéré, six ans qu'il y a que des hypothèses, j'ai confiance en la justice française, mais j'ai peur que ce soit le côté politique qui l'emporte. Ca me fait vraiment vraiment peur". Mohamed-Amine Fares, l'oeil toujours rieur : "Je voudrais dire que je suis innocent, je n'ai jamais vendu une seule arme". Nezar Mickaël Pastor Alwatik est le dernier à s’exprimer : "J’espère que les familles des victimes, vous trouverez le repos, déjà ça. J'ai jamais eu aussi peur de ma vie. Il faut me croire quand je dis que je n'ai rien à voir avec ça". Sa voix tremble, il se rassied, tête baissée. Il pleure.
Une survivante des attentats et des proches de victimes de Charlie Hebdo s'approchent des box pour parler doucement à des accusés. Des accusés se prennent dans les bras. Certains envoient des baisers de la main à leur famille dans la salle. Le verdict sera rendu mercredi 16 décembre 2020, à 16 heures, à ce procès historique des attentats de janvier 2015.