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Published on 15 June 2021

France - "Je suis une fille de Birkenau et vous ne m’aurez pas" quand Sandrine Kiberlain lit Marceline Loridan-Ivens

Invitée de l'émission Boomerang à l'occasion de la sortie en salles du film "Les deux Alfred" de Bruno Podalydès, la comédienne a choisi d'honorer une promesse de parler de la Shoah et de lire un extrait du livre de la cinéaste, résistante et rescapée des camps d'extermination nazis : "L'Amour après".

Publié le 14 juin dans France Inter

Marceline Loridan-Ivens dans la voix de Sandrine Kiberlain :

"Le lendemain, à l’hôpital de Tel-Aviv, ils n’ont pas été rassurants. Mais, comme la veille, je n’ai pas crié, pas pleuré, je suis sortie entourée de mes amis, scandalisée de ne plus y voir, et j’ai dit que j’avais envie d’aller déjeuner au Bergounia pour y commander des petits calamars frits. Ils sont tendres là-bas, rien à voir avec ceux qu’on nous sert en France, et ils me rappellent ces dimanches de mon enfance, quand nous allions à la campagne avec mes parents, manger des petites fritures.

J’ai bu du vin blanc pour accompagner le poisson. Très vite, j’ai été légèrement soûle, j’ai laissé les autres, je suis passée dans l’autre salle, je me suis frayé un chemin dans la foule, ça sentait le cannabis, la jeunesse et l’ivresse.

- Vous pouvez m’en donner ? J’avançais en tâtonnant, les sièges devant le bar étaient si hauts qu’ils m’arrivaient quasiment à la hauteur du nez, je touchais les gens, ils me tendaient leur joint, je tirais dessus, je le leur rendais, je les faisais rire, mais en moi un compte à rebours avait commencé qui disait : je ne vivrai pas comme ça. C’était comme un dernier acte et il me donnait une force incroyable.

Soudain, j’ai buté sur un homme, je me rappelle avoir d’abord senti ses muscles, et m’être dit qu’il était jeune, il avait le corps tendu d’un travailleur.

Comme pour m’aider, la musique s’en est mêlée, le jeune travailleur et moi nous sommes mis à danser, c’est peut-être moi qui lui ai proposé sans lui laisser la possibilité de refuser, je ne sais plus.

D’autres dansaient déjà autour de nous

- Vous êtes juif ? je lui ai demandé.

- Oui.

- Vous êtes d’où ?

- Je suis libanais. Nous dansions. Moi accrochée à lui, dans l’obscurité. Mes pas dans les siens. Il a vu mon matricule.

- Tu étais là-bas ?

- Oui.

- Quel âge avais-tu ?

- Quinze ans. Nous dansions un tango.

- Ce qui est terrible, c’est que ça va partir avec moi. Ca va disparaître. (Nous dansions encore.)

- Est-ce que tu sais que des enfants ou des petits-enfants de déportés se font tatouer le numéro de leurs parents ?

- Oui, je sais. (Nous dansions toujours).

"Alors ce numéro, je te le donne. Je n’ai pas d’enfant. Je vais mourir bientôt, mais je ne veux pas que cette histoire meure avec moi. Prends ce numéro et note-le sur ton bras".

Nous nous sommes arrêtés.

Une jeune femme m’a frôlée

Au toucher de ses vêtements, j’ai deviné qu’elle était bien habillée, plutôt élégante.

- Vous voulez bien mon numéro vous aussi ? Je ne peux pas le donner seulement à un garçon, je suis une femme. Il faut que je le donne à une femme. Elle est allée chercher du papier.

"J’ai écrit comme j’ai pu 78750 et dessiné la moitié de l’étoile de David, comme les nazis nous l’avaient tatouée. Qu’en ont-ils fait ensuite ? Je n’en sais rien. C’était shabbat. J’ai continué à danser dans le noir. Ivre de chagrin. Ivre de moi-même. Je suis une fille de Birkenau et vous ne m’aurez pas."

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