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Publié le 17 Décembre 2020

Interview Crif - 80 ans après l'arrestation des Juifs de Boulogne-sur-mer

Il y a 80 ans, le 17 décembre 1940, 54 juifs boulonnais étaient arrêtés et expulsés de leur ville. Rudy Rigaut, correspondant du Mémorial de la Shoah pour les Hauts-de-France nous raconte cet épisode tragique de l'histoire des communautés juives de la région.

Photo : Le fichier « Juifs », frappé du tampon J. - VDN - La Voix du Nord

 

Le Crif - Aujourd'hui, le 17 décembre 2020, nous commémorons le 80ème anniversaire de l'arrestation de 54 juifs de Boulogne-sur-Mer (Hauts-de-France). Parlez-nous de cette histoire tragique.

Rudy Rigaut - Dans la région côtière du Pas-de-Calais, la période de l’Occupation présente des caractéristiques propres.

Considéré par l’occupant comme un secteur hautement sensible du fait de sa proximité géographique avec l’Angleterre, le littoral est déclaré « zone rouge » dès juillet 1940. De ce contexte militaire et administratif particulier découle une politique antisémite spécifique qui se caractérise notamment par sa précocité. Ainsi, des recensements sont organisés et des familles sont contraintes de quitter la zone dès les premières semaines de l’Occupation.

Le 17 décembre 1940, 54 Juifs ont été arrêtés par les autorités allemandes, avec la complicité de la police française, à Boulogne-sur-Mer mais aussi à Calais et Wimereux. Parmi eux figurent notamment le président de la communauté de Boulogne, le docteur Léon Schekter, ou encore son ministre officiant Maurice Weil et son épouse Clémentine née Netter. Le plus jeune du groupe n’a que quelques mois tandis que la doyenne est âgée de 74 ans. La question de la nationalité n’y a pas joué de rôle, les Français étant, pour les autorités allemandes de Bruxelles dont dépendent le Nord et le Pas-de-Calais, des étrangers comme les autres. Les archives disponibles montrent également que quinze autres individus, notamment des nomades, ont été expulsés car eux aussi considérés comme des « indésirables ». A la fin de l’année 1940, le littoral du Pas-de-Calais est quasiment « libre de Juifs », selon la terminologie alors en vigueur.

 

Le Crif - Après leur recensement et arrestation, où ont été internées les victimes ?

Selon les archives disponibles, le 17 décembre à 13 heures, après un ultime appel à l’enclos de l’évêché où ont été rassemblées toutes les personnes arrêtées, le groupe est dirigé à pied vers la gare centrale de Boulogne sous escorte de policiers français et allemands. Le train quitte la gare en milieu d’après-midi pour prendre la direction d’un camp d’internement à Troyes. En effet, en dépit de son caractère particulièrement brutal, la finalité de cette opération n’est pas la mise à mort car le processus génocidaire n’est pas encore à l’ordre du jour.

La consultation des archives départementales de l’Aube a notamment mis en évidence la présence dans le camp de Juifs arrêtés dans les arrondissements de Montreuil-sur-Mer et de Béthune. Nous avons pu retrouver les noms de 70 Juifs expulsés du littoral du Pas-de-Calais vers Troyes entre décembre 1940 et juillet 1941. Malgré des mesures de surveillance et de contrôle particulières, la plupart réussissent à s’évader dans les mois qui suivent leur arrivée. Les cinq personnes encore présentes à Troyes au début de l’année 1944 sont finalement arrêtées pour être déportées à Auschwitz par le convoi n° 68 du 10 février 1944. C’est le cas de Maurice et Clémentine Weil.

 

Le Crif - Comment s'effectue aujourd'hui, 80 ans après, le travail de mémoire et de transmission de cet événement terrible ? 

Avec nos recherches menées après les travaux pionniers de Danielle Delmaire, cette histoire est pour l’essentiel écrite.

En revanche, aucune plaque n’a été apposée et à notre connaissance, il n’y a jamais eu de commémorations de cet événement.  C’est la raison pour laquelle le Mémorial de la Shoah souhaite s’engager auprès de la municipalité et de l’ensemble des acteurs locaux pour combler ce vide mémoriel. Afin d’honorer la convention signée avec l’académie de Lille en 2019, nous exprimons le souhait d’y associer les établissements scolaires, en particulier les lycées. La crise sanitaire que nous traversons ne simplifie pas les choses mais des contacts ont d’ores et déjà été pris et nous espérons pouvoir concrétiser le projet en décembre 2021.

 

Le Crif - Plus globalement, quel a été le destin des Juifs du Nord et du Pas-de-Calais pendant la Shoah ?

L’enquête de Nicolas Mariot et Claire Zalc sur les Juifs de Lens a montré la grande diversité des trajectoires de persécution, notamment entre ceux qui ont quitté la région et ceux qui sont restés. Ces derniers ont été quasiment tous arrêtés lors de la grande rafle du 11 septembre 1942. Au petit matin, veille de Roch Hachanah, le nouvel an juif, la Sipo-SD, la Feldgendarmerie et la police française arrêtent environ 600 Juifs à Lens, Lille, Valenciennes, Douai. Environ 90 % des Juifs arrêtés dans ces deux départements l’ont été lors de cette opération qui s’inscrit dans le cadre du programme de déportation de 10 000 Juifs de Belgique et de la « zone rattachée » fixé le 11 juin à Berlin.

En effet, la persécution et la déportation des Juifs dans la zone rattachée s’effectuent selon un calendrier et un parcours identiques à ceux des Juifs de Belgique. Alors qu’elles ont été rassemblées à la gare de Fives-Lille en vue de leur transfert vers le camp de transit belge de Malines, quelques victimes de la rafle du 11 septembre parviennent à s’échapper ou à être sauvées, essentiellement par des cheminots. Les autres ont été déportées à Auschwitz-Birkenau par le Transport X du 15 septembre 1942. Plus de deux tiers des 1047 déportés de ce convoi ont été assassinés immédiatement à leur arrivée. Parmi ceux qui avaient été raflés dans la région, on recense une quinzaine de rescapés.

Par ailleurs, le 28 octobre 1943,  22 Juifs considérés comme des ressortissants des pays neutres ou alliés de l’Allemagne nazie (turcs, hongrois et italiens) ont été arrêtés dans le secteur de Lille pour être déportés de Malines vers les camps de concentration de Ravensbrück pour les femmes et Buchenwald pour les hommes.

Enfin, rappelons l’existence des camps de l’organisation Todt dans le littoral du Pas-de-Calais. A partir de juin 1942, en vue d’accomplir les travaux d’édification du « Mur de l’Atlantique » dans la zone, une main-d’œuvre conséquente est mobilisée, essentiellement en Belgique, au sein de laquelle on compte de nombreux travailleurs forcés juifs. Les conditions de travail exténuantes et les persécutions subies provoquent le décès de prisonniers juifs qui ont été inhumés dans des cimetières communaux comme à Dannes. Surtout, environ 1500 travailleurs ont été déportés à Auschwitz via Malines à la fin du mois d’octobre 1942. A partir de 1943, des Juifs arrêtés dans la région parisienne, mariés à des « aryennes » ou enfants de couples « mixtes » sont envoyés sur le littoral pour remplacer les déportés et, plus de 600 prisonniers sont transférés en bateau d’Aurigny à Cherbourg, puis, entassés dans des trains, de Cherbourg vers ces camps où les Allemands ont encore besoin de main-d’œuvre. Selon les archives, les 150 personnes les plus fragiles sont envoyées au collège Mariette de Boulogne, tous les autres aux camps de Dannes-Camiers. L’arrivée des Canadiens en septembre 1944 a permis l’ouverture de ces camps.

Pour information, le numéro 79 de la revue Tsafon, disponible en ligne, est consacré à la persécution des Juifs dans le Nord-Pas-de-Calais.

 

Le Crif - Vous êtes le correspondant du Mémorial de la Shoah pour les Hauts-de-France et docteur en histoire juive contemporaine. Vous avez notamment travaillé sur les populations juives dans la zone côtière du Nord et du Pas-de-Calais depuis le début du XIXème siècle. Quelles ont été les grandes étapes de leur histoire ?  

L’enjeu de ma thèse de doctorat a effectivement consisté à analyser les logiques d’identification et d’appartenance des Juifs dans le cadre particulier du littoral du Nord/Pas-de-Calais des premiers recensements de l’époque napoléonienne jusqu’à nos jours. L’espace étudié présente des particularités, des dynamiques propres, en raison de sa position de carrefour et son rôle d’interface. Quant à la périodisation longue adoptée, elle se caractérise par une faible présence juive. Trois grandes phases ont pu être dégagées.

Tout d’abord, le XIXe siècle est celui de la « consistorialisation » à marche forcée des communautés de Dunkerque et Boulogne. L’analyse a montré comment, dans leur quête de reconnaissance, le consistoire et les administrateurs locaux ont pu, face aux enjeux de la centralisation et du nombre, prendre certaines distances avec la définition halakhique. L’institutionnalisation s’accompagne de la mise en place de structures qui favorisent l’ancrage territorial tel que l’acquisition des cimetières et des premiers lieux de prière vers le milieu du XIXe siècle. C’est en 1871 et en 1879 que les « communautés israélites » de Boulogne-sur-Mer et Dunkerque obtiennent respectivement leur reconnaissance officielle par le consistoire central. La loi de 1905 et la Première Guerre mondiale ont été aussi des moments particuliers au niveau local. L’entre-deux-guerres est marqué par l’apparition de nouveaux modes d’appropriation territoriale avec le phénomène des villégiatures balnéaires qui connait un essor à Boulogne et surtout à Berck où des colonies de vacances sont organisées par des associations caritatives parisiennes comme « la colonie scolaire » ou « Pour nos enfants ».

La Seconde Guerre mondiale représente la deuxième phase de l’histoire de ces groupes. Outre les nombreux départs au moment de l’exode de 1940, nous avons pu mettre en avant la précocité et les spécificités du sort subi pour ceux qui sont restés.

Enfin, pour la troisième et dernière période qui s’étend de 1945 jusqu’à nos jours, outre les épreuves individuelles et collectives des années d’après-guerre telles que la reconstruction des synagogues, les phénomènes observés à partir des années 1970 dévoilent notamment une déconfessionnalisation identitaire et une destructuration communautaire en raison de la baisse des effectifs, et ce malgré l’installation de quelques familles provenant d’Algérie ou du Maroc, et du vieillissement accru des membres.

 

Le Crif - Aujourd'hui, quel est l'état des communautés juives dans le Nord et le Pas-de-Calais ?

La situation est très contrastée. Siège consistorial depuis 1872, Lille abrite la judaïcité la plus nombreuse et la plus dynamique. La synagogue de Lille vient d’ailleurs de célébrer son 130ème anniversaire. La rénovation de cet édifice inscrit à l’inventaire des monuments historiques depuis 1984 vient tout juste de s’achever.

Quant aux associations cultuelles israélites de Valenciennes, Douai, Boulogne-sur-Mer et Dunkerque, il s’agit de « micro-communautés » qui ne rassemblent plus que quelques familles qui se démènent pour entretenir les lieux communautaires et maintenir une vie juive en pointillés dans ces espaces périphériques. Le champ de la mémoire des persécutions y est également très investi. D’ailleurs, la communauté juive de Lens s’est récemment rapprochée du Mémorial de la Shoah afin d’envisager la transformation de l’immeuble abritant la synagogue en lieu dédié à l’histoire et la mémoire des Juifs de Lens.

 

Rudy Rigaut est le correspondant du Mémorial de la Shoah pour les Hauts-de-France et docteur en histoire juive contemporaine.