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Publié le 23 Décembre 2020

Revue annuelle du Crif 2020 - "Est-ce qu’une nouvelle Affaire Dreyfus pourrait se produire aujourd’hui ?" par Alain Pagès

"Est-ce qu’une nouvelle affaire Dreyfus pourrait se produire aujourd’hui ?" C’est la question que l’on me pose souvent quand j’évoque devant des amis ou devant un auditoire l’essai que je viens de publier, “L’Affaire Dreyfus. Vérités et légendes”, aux éditions Perrin.

Le Crif bénéficie régulièrement de l’expertise et des contributions, analyses et articles de nombreux chercheurs.euses et intellectuel.eles sur les nouvelles formes d’antisémitisme, l’antisionisme, la délégitimation d’Israël, le racisme et les discriminations, les risques et enjeux géopolitiques et le terrorisme, notamment.

L’institution produit également des documents dans le cadre de sa newsletter, de la revue Les Études du Crif, sur son site Internet et sur les réseaux sociaux, en publiant régulièrement les analyses et les points de vue d’intellectuels. Des entretiens sont publiés également sur le site. Pour la collection des Études du Crif, plus de 130 intellectuels ont publié des textes.

Chaque année, nous demandons à plusieurs intellectuel.les de bien vouloir contribuer à notre revue annuelle.

Si les textes publiés ici engagent la responsabilité de leurs auteur.es, ils permettent de débattre et de comprendre de phénomènes complexes (laïcité, mémoire, antisémitisme et racisme, identité…).

Dans les semaines à venir, vous aurez le loisir de découvrir ces contributions ! Bonne lecture !

 

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Est-ce qu’une nouvelle Affaire Dreyfus pourrait se produire aujourd’hui ?, par Alain Pagès

« Est-ce qu’une nouvelle affaire Dreyfus pourrait se produire aujourd’hui ? » C’est la question que l’on me pose souvent quand j’évoque devant des amis ou devant un auditoire l’essai que je viens de publier, “L’Affaire Dreyfus. Vérités et légendes”, aux éditions Perrin.
 
Que répondre ? Si l’on prend en considération les circonstances historiques, la réponse peut être négative. L’affaire Dreyfus est née dans un contexte bien particulier, à la fin du xixe siècle, au sein d’une société française qui subit alors la double influence idéologique du nationalisme et de l’antisémitisme et sur laquelle pèsent des institutions puissantes telles que l’armée et l’Église. Or cette société n’existe plus, aujourd’hui. Il y a bien longtemps qu’elle a disparu.

On peut répondre « non », si l’on songe au long combat des dreyfusards qui s’est conclu par une victoire de la justice, avec la déclaration solennelle de la Cour de cassation, en juillet 1906, annulant le jugement qui avait été porté contre Alfred Dreyfus.

L’affaire Dreyfus se caractérise, en effet, par sa durée exceptionnelle. Zola l’avait pressenti, quand il écrit dans Le Figaro, le 25 novembre 1897, à la fin de son premier article en faveur d’Alfred Dreyfus : « La vérité est en marche, et rien ne l’arrêtera. » La vérité, disait-il, est encore lointaine, mais elle va surgir tôt ou tard, car elle est « en marche ». Elle doit forcément éclater. Il a fallu beaucoup de temps, pourtant, avant que l’on ne puisse passer de la vérité des dreyfusards à la vérité judiciaire : d’une vérité détenue par le petit groupe qui se lance dans la bataille en 1897 (le vice-président du Sénat, Scheurer-Kestner, l’avocat de Picquart, Louis Leblois, Émile Zola, ou encore Mathieu Dreyfus, le frère du condamné...) à une vérité construite pour tous, la vérité judiciaire, élaborée grâce aux deux révisions conduites par la Cour de cassation, en 1898-1899, d’abord, puis en 1904-1906.

On peut répondre « non », quand on sait que la République a finalement triomphé, et que cette victoire politique, en amenant au pouvoir les dreyfusards (ou leurs représentants), a permis la mise en place des lois sur lesquelles repose aujourd’hui notre démocratie : la loi sur les associations, votée en juillet 1901, qui visait à limiter le pouvoir des congrégations religieuses ; et la loi de décembre 1905 qui a introduit la séparation entre l’Église et l’État, en posant le principe de la laïcité.

Comment ne pas évoquer, par exemple, l’attitude du philosophe Emmanuel Levinas ? Ce dernier aimait rappeler le commentaire de son père, juif d’origine lituanienne, en face des événements de l’affaire Dreyfus dont il était le contemporain : « Un pays qui se déchire entièrement, qui se divise pour sauver l’honneur d’un petit officier juif, c’est un pays où il faut rapidement aller ! »

Impossible, donc, une affaire Dreyfus, aujourd’hui ? Une telle réponse, malheureusement, n’est guère satisfaisante. Elle apparaît trop historique. Elle insiste plus sur la conclusion du conflit qui s’est déroulé que sur son origine.

Car nul ne peut nier que l’époque dans laquelle nous sommes plongés donne parfois l’impression d’un retour à la fin du XIXe siècle. Dans la façon dont l’antisémitisme resurgit. Dans la façon dont les discours de haine et d’exclusion naissent et se répandent, sur Internet, sur les réseaux sociaux, ou dans les manifestations de la rue, lorsqu’elles dégénèrent.

Ce n’est pas l’affaire Dreyfus, en tant que telle, qui revient aujourd’hui, mais une Affaire diffuse, démembrée, disloquée... Les journées noires de la dernière décennie du xixe siècle semblent revivre, avec leur esprit d’intolérance et leur fanatisme. En faisant cette remarque, je songe aux titres de ces journaux qui s’affichaient alors en première page, en lettres capitales, et que tous les lecteurs retenaient, sans vraiment lire les articles, d’ailleurs, ne gardant en mémoire que les affirmations qui leur étaient assénées. Je pense, par exemple, à cette journée du 1er novembre 1894, quand La Libre Parole, le quotidien d’Édouard Drumont, pouvait proclamer, à la Une, en première page, « Haute trahison. Arrestation de l’officier juif A. Dreyfus », jetant ainsi en pâture, à l’opinion publique, le nom d’un homme déjà condamné, parce que juif. Ou à ces journées de la fin de l’année 1897, quand un journal nationaliste tel que La Patrie pouvait titrer, en première page, le 24 novembre, « Les Deux Millions du Syndicat Dreyfus », et un peu plus tard, le 12 décembre, « La Débâcle du Syndicat » – faisant référence au mythe d’un « syndicat juif », aux ressources inépuisables, capable de dépenser des millions pour tirer du bagne le capitaine Dreyfus. Reposant sur des formules lapidaires, ces titres étaient comparables aux tweets d’aujourd’hui où la pensée s’efface derrière la seule volonté de provoquer.

C’est bien cela qui fait retour aujourd’hui. Un langage où tout s’agrège, sans volonté de rationalité. Ce qui fait retour, c’est cette pensée de l’amalgame dont Édouard Drumont se faisait le triste champion, en associant l’antijudaïsme traditionnel, d’origine chrétienne, à une théorie raciste et à une vision anticapitaliste. Un « esprit Drumont » s’exprime aujourd’hui sur Internet, à travers toutes les dérives idéologiques que permettent les échanges qui se poursuivent sur les réseaux sociaux. Il existe bien, comme le souligne Alexis Lacroix dans un ouvrage récent, une sorte de « drumontisation des esprits1 ».

Cette pensée de l’amalgame refuse la discussion et rejette toute rationalité. Elle tient grâce à un ciment idéologique : la haine, ou plutôt, comme l’a bien montré Marc Knobel, « l’indifférence à la haine2 », c’est-à-dire l’acceptation de la violence, une haine partagée par ceux qui la pratiquent, en toute impunité.

Le combat des dreyfusards s’est-il laissé prendre au piège de la haine ? Sur cette question, précisément, il nous laisse une leçon d’une grande valeur morale... À la fin de son « J’accuse », Zola termine son réquisitoire en écartant délibérément tout recours à la haine : « Quant aux gens que j’accuse – écrit-il –, je ne les connais pas, je ne les ai jamais vus, je n’ai contre eux ni rancune ni haine. Ils ne sont pour moi que des entités, des esprits de malfaisance sociale. » Et les signataires des pétitions qui l’ont soutenu, en janvier 1898, rejetaient tout esprit de violence pour dire, avant tout, leur émotion et leur admiration devant l’article qu’ils venaient de lire.

 

Cet article a été rédigé pour la revue annuelle du Crif.

Nous remercions son auteur.